Fin du ramadan, début de l’emprise

, par Alain Brossat, Alain Naze


Sans se prononcer sur le fond des actes reprochés à Tariq Ramadan, il n’est pas inutile de s’arrêter sur la manière dont la Justice française opère à son encontre. En effet, il apparaît que les accusations portées contre lui achoppent régulièrement sur ce qui apparaît comme un certain nombre d’inconséquences : « Comment telle plaignante a-t-elle pu envoyer des dizaines de messages à caractère sexuel, après leur unique rencontre, à celui qu’elle accuse de l’avoir violée ? Pourquoi telle autre lui a écrit que sa peau lui manquait au lendemain du viol qu’elle dit avoir subi ? » [1]. Face à cette difficulté, capable de relativiser pour le moins l’accusation, la Justice, dans son souci d’instruire (à charge) ce dossier, éprouve un grand besoin, sinon d‘un concept, au moins d’une notion, capable d’intégrer à l’acte d’accusation cela même qui semble la contredire. Le problème est que la notion d’ « emprise » est absente du code pénal. Qu’à cela ne tienne ! Faisons appel à un expert psychiatre. Lui, au moins, aux prises quotidiennement avec les méandres de l’âme humaine, saura rendre raison de cette « apparente » contradiction dans l’attitude des présumées victimes de l’islamologue. Et pour faire bonne mesure, afin de renforcer l’accusation portée à l’encontre de quelqu’un qu’une bonne partie de l’opinion publique (aidée en cela, notamment, par la haine que lui voue Caroline Fourest) juge par avance coupable, faisons appel au psychiatre Daniel Zagury, spécialiste des… tueurs en série !
Le Dr Zagury a en effet été appelé à exercer son expertise dans des affaires où étaient en cause, outre des tueurs en série qui ont défrayé la chronique (Guy Georges, Michel Fourniret, Patrice Alègre), des agents du génocide rwandais, des parricides, des criminels de guerre. Il va sans dire que sa désignation comme expert dans le cas (pour le moins) tout différent de Tariq Ramadan produit auprès du public des effets d’association et d’amalgame pour le moins fâcheux entre les crimes superlatifs ici mentionnés et ceux qui sont reprochés à l’islamologue. On est fondé à se demander jusqu’à quel point ceux qui ont désigné Daniel Zagury pour exercer ses talents dans cette affaire seraient suffisamment écervelés pour ne pas s’être avisés de cet inévitable effet de coagulation et on ira même jusqu’à douter sérieusement que cette désignation n’ait pas sciemment été produite ici « à charge », comme pour faire entrer par effraction le supposé délinquant sexuel dans la catégorie de ces monstres dont le dispositif même de l’expertise produit la visibilité - Ramadan-Fourniret, même expert, même combat (même engeance) !
Il s’agirait en somme de faire à Ramadan le même coup que ses contemporains, puis l’interminable stupide XIXème siècle ont fait à Sade : transformer un libertin en un monstre, un criminel de première grandeur en l’amalgamant aux pires assassins. L’islamologue libidineux serait donc bien fondé en l’occurrence à répliquer à Zaguri et sa séquelle judiciaire ce que Sade opposait à ses contempteurs : « Oui, je suis un libertin, je l’avoue, j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là ; mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier ».
Or, toute l’insinuation perfide autant que trissotine que recèle le concept en toc mis en circulation par Zaguri, c’est que le Trieb pervers qui pousse Ramadan à transformer ses victimes en esclaves sexuelles qu’il prend un plaisir infini à tourmenter, que cette pulsion perverse ne serait jamais qu’une version miniaturisée de celle qui anime les grands pervers que sont les tueurs en série. La même compulsion de répétition, la même compulsion de destruction y seraient à l’œuvre - Ramadan étant en fin de compte le monstre sexuel velléitaire, celui qui ne va pas jusqu’au bout de son désir de destruction en n’allant pas jusqu’à tuer ses victimes. La fantasmagorie littéraire exerce ici, on le voit, toute son emprise sur le discours qui se pare des atours de la science. D’ailleurs, la notion d’emprise meuble déjà le discours savantasse de Zaguri sur les tueurs en série, bien avant que l’expertise psychiatrique de Ramadan lui soit confiée.

On comprend que, dès lors, il s’agit de faire sous-traiter cette affaire judiciaire par la psychiatrie, plus à même de prendre en charge ce « phénomène d’emprise, subtil », l’institution judiciaire éprouvant des difficultés à « s’emparer de ce concept faisant appel à des notions psychologiques, voire psychiatriques » [2]. Savoir si ce « concept » est en effet bien défini, si ses contours sont assez nets pour en faire une notion opératoire, ce sont là des précautions méthodologiques dont la Justice ne s’embarrasse guère dans le cas présent. Elle s’en remet à l’autorité de la science représentée par LA psychiatrie, et en l’espèce à celle de M. Zagury, « professionnel réputé » [3]. L’idée que c’est, peut-être, le caractère flou, trop englobant de cette notion qui l’empêche d’entrer dans le code pénal, est ici écartée – puisque l’ « emprise » ne relève pas de l’arsenal juridique, et puisqu’on en a besoin pour soutenir l’accusation, allons la chercher là où elle existe, du côté de la psychiatrie. Comme le montre bien Michel Foucault, l’expertise psychiatrique présente très souvent des caractéristiques « grotesques », en dérogeant à la fois « à toutes les règles, même les plus élémentaires, de formation d’un discours scientifique », mais également « aux règles de droit » [4]. C’est que ce type de discours remplit une fonction très particulière, à savoir celle d’assurer une sorte de « continuum médico-judiciaire », en introduisant « le jeu de la double qualification médicale et judiciaire » : l’expertise psychiatrique jouerait ainsi le rôle d’ « échangeur entre les catégories juridiques […] et […] des notions médicales » [5]. Il ne s’agit donc pas de faire appel à une branche du savoir, pour éclairer une décision de Justice, ce n’est que la fonction de la psychiatrie qui est requise, ravalant l’expert au rôle de « pitre » : « quoi qu’on puisse penser du discours des psychiatres actuellement, […] ce que dit un expert psychiatre est mille fois au-dessous du niveau épistémologique de la psychiatrie » [6]. Que le rôle de l’expert psychiatre devant les tribunaux reconduise le règne d’Ubu n’a donc rien qui doive nous étonner, si l’on comprend bien qu’il s’agit ainsi, pour l’institution judiciaire de mettre en œuvre un mode particulier de fonctionnement du pouvoir :
« […] ce caractère ubuesque [du discours d’expertise] n’est pas simplement lié à la personne de ceux qui le prononcent, ni même au caractère inélaboré de l’expertise ou du savoir lié à l’expertise. Ce caractère ubuesque est, au contraire, lié de façon très positive au rôle d’échangeur qu’exerce l’expertise pénale. […] si l’on admet […] qu’Ubu est l’exercice du pouvoir à travers la disqualification explicite de celui qui l’exerce, si le grotesque politique est l’annulation du détenteur de pouvoir par le rituel lui-même qui manifeste ce pouvoir et ce détenteur, […] l’expert psychiatre ne peut en effet être que le personnage même d’Ubu. […] Ce langage balbutiant, qui est celui de l’expertise, fonctionne précisément comme ce qui va transmettre, de l’institution judiciaire à l’institution médicale, les effets de pouvoir qui sont propres à l’un et à l’autre, à travers la disqualification de celui qui fait le joint » [7].
Et si Daniel Zagury souligne qu’il a bien sûr partagé quand il faisait sa thèse de médecine, dans les années 1970, les préventions de Foucault contre l’expertise psychiatrique devant les tribunaux et puis qu’il s’en est éloigné ensuite [8], cela ne l’a pas empêché d’aller exercer ses talents dans le genre. On a là le type de discours évoquant la pensée de Foucault, ses analyses, ses prises de position comme si tout ceci était soumis au même régime transitoire que les modes, les lubies d’époque, le chic du moment – ce qui évite de se poser la question de savoir ce que vaut, pour aujourd’hui, ce qu’il énonçait alors - dans un horizon où le vrai se sépare du faux. Donc, devenu désormais un cador dans son domaine, celui de l’expertise psychiatrique, Zagury se risque à produire une définition du phénomène d’ « emprise » :
« Dans ses conclusions, Daniel Zagury définit d’abord l’emprise comme “un ensemble de mécanismes et de processus qui permettent à un psychisme d’exercer tout pouvoir sur un autre psychisme, à son bénéfice, et sans tenir compte du désir propre de l’autre”. Selon lui, cette notion a en partie marqué les relations que l’intellectuel musulman entretenait avec ces femmes. Souvent fragilisées avant la rencontre, elles ont toutes éprouvé à un moment, à des degrés divers, une forme d’admiration, d’idéalisation ou de fascination pour l’intellectuel musulman » [9].
Comme on le voit, même si le psychiatre ne réduit pas les relations entre Ramadan et les femmes qui l’accusent à l’expression du seul phénomène de l’emprise, cependant, il en fait un ingrédient constitutif de chacune des relations en question, quelque différentes qu’elles aient pu être. Or, ainsi défini, ce phénomène, considéré dans une relation donnée, revient à identifier un pôle actif (celui qui abuse) et un pôle passif (qui est abusé). Et, pourtant, il reconnaît, selon les termes du journaliste, que peut entrer, du côté de la victime « une forme d’admiration, d’idéalisation ou de fascination pour l’intellectuel musulman ». Dans ce cas, on pourrait penser que le phénomène dont il est question relève par conséquent davantage d’une affaire d’interaction – intervenant d’ailleurs dans tout phénomène amoureux. Qui veut plaire cherche à se montrer à son avantage, et qui tombe sous le charme subit bien une forme de fascination – phénomène pouvant d’ailleurs fort bien être réciproque. Séduire, ou draguer dans une version plus fruste, n’est-ce pas alors faire tomber l’autre dans un phénomène d’emprise ? Et se laisser séduire, n’est-ce pas désirer l’emprise ? Mais, prévient par avance le psychiatre, le phénomène d’emprise s’effectue « sans tenir compte du désir de l’autre ». Pourtant, si le séducteur veut parvenir à ses fins, il lui faudra bien compter sur ce désir de l’autre, et l’on pourrait convenir que le séducteur vise à influencer ce désir à son avantage. Ou alors il faudrait envisager que le désir existe préalablement, à l’état brut en somme, et que c’est ce désir, hors fascination, qui serait à respecter ? Mais l’état amoureux ne résulte-t-il pourtant pas de la rencontre d’un autre, venant donner forme singulière à notre désir ? Mais ce ne serait pas de cela qu’il s’agirait, puisque, selon les mots du psychiatre, la personne qui cherche à imposer son emprise viserait à « exercer tout pouvoir sur un autre psychisme » - sous-entendu : pas seulement dans le cadre d’une opération classique de séduction. Et là, on revient encore à ce point délicat, qui consiste, dans une relation psychique, à n’entrevoir le pôle actif que d’un côté, l’autre se caractérisant totalement par sa passivité. C’est dans ce schéma faisant fi des interactions dans le cadre de toute relation humaine que peuvent s’appréhender les pôles de l’agresseur et de la victime.
Dans son Magnum Opus sur le cinéma, puis à nouveau dans son Abécédaire (avec Claire Parnet), Gilles Deleuze évoque le cinéma de Vicente Minnelli, le décrivant comme hanté par une question, toujours la même - qu’est-ce que cela fait, quels effets cela produit-il d’être « pris dans le rêve d’un autre » ? Deleuze se serait sans doute beaucoup amusé à l’idée qu’une telle question puisse être réduite aux conditions d’une psychiatrie de supermarché, celle qui consiste à pathologiser le désir de l’autre en l’enrobant dans le vocable savantasse d‘ « emprise ». Faut-il interdire les films de Minnelli aux moins de seize ans sous prétexte qu’ils mettent en scène la fatale attraction qu’exerce sur leur auteur le motif de l’ « emprise », qu’ils ne cessent de présenter des personnages et des situations pour et dans lesquels le fait d’être « pris dans le rêve [désir] de l’autre » n’apparaît pas nécessairement comme une malédiction ? Où l’intrigue fondée sur ce motif ne conduit pas, en général, à une scène de prétoire où le coupable d’emprise est appelé à rendre compte de son crime ?

Concernant l’une des présupposées victimes (Henda Ayari), qui aurait continué à envoyer des messages (« d’amour, de colère, de haine ou à caractère sexuel », résume le journaliste) à Tariq Ramadan, Daniel Zagury est bien contraint de reconnaître une dimension active du côté de cette femme : il s’agit du « maintien d’un lien érotisé qu’elle explicite comme le seul moyen de ne pas renoncer définitivement à ses espérances grandioses, mais aussi à l’inverse, comme la seule façon d’entrevoir une vengeance contre Tariq Ramadan sur son propre terrain » [10]. Il va cependant relativiser aussitôt cette affirmation, qui pourrait remettre en cause cette interprétation des relations de l’islamologue avec les femmes qui l’accusent aujourd’hui, Henda Ayari sortant en effet du rôle strictement passif que la notion d’emprise lui attribue. Et c’est la manière dont il le fait qui est remarquable. En effet, c’est en usant de cette notion d’emprise qu’il va contester la dimension qui, dans l’action de cette femme, semble justement échapper au schéma de l’emprise, tel qu’il vient pourtant lui-même de le dessiner :
« Elle [l’emprise] éclaire essentiellement la face postérieure aux faits, écrit-il, rendant compte de l’ambivalence des sentiments et réactions et de la persistance du lien dans la durée » [11].
Autrement dit, ce moment où la jeune femme semble échapper à l’emprise supposée de l’islamologue, ce moment où elle semble prendre l’initiative, serait en fait l’indice de la durée du phénomène d’emprise, prolongeant ses effets bien après les actes pour lesquels une plainte a été déposée. Si le phénomène de l’emprise, selon la définition qu’en a fourni le psychiatre, désigne la prise de contrôle totale d’un psychisme sur un autre, le fait que la présupposée victime ait continué à lui envoyer des messages (parfois d’amour, ou à caractère sexuel) après les faits aujourd’hui reprochés à l’accusé devrait jouer en la faveur de ce dernier. Or, c’est tout le contraire qui se produit : ces messages seraient l’indice le plus sûr de la profondeur de l’empreinte laissée sur un psychisme par un phénomène d’emprise dont il aurait été victime. Bref, dans tous les cas, Tariq Ramadan serait conduit à jouer perdant : selon les plaintes des victimes, il est accusé, mais ce sont donc aussi les messages qu’il produit pour sa défense (envoyés après la date des faits qui lui sont reprochés) qui seront retenus en sa défaveur, prouvant combien son emprise psychique avait pu être profonde sur ses victimes.

En épistémologie, on dirait que la Justice, secondée par une psychiatrie zélée, produit des énoncés infalsifiables. On sait en effet que les sciences expérimentales procèdent au moyen d’hypothèses, vérifiées expérimentalement, et qu’une théorie sera considérée comme valable (domaine de la probabilité), aussi longtemps qu’elle n’aura pas rencontré un contre-exemple. Dans le cas présent, les messages, parfois enflammés qu’a continué à recevoir Tariq Ramadan après les faits reprochés, de la part de certaines femmes se disant ses victimes, pourraient constituer l’équivalent de ces contre-exemples, d’une infirmation de l’hypothèse. Ils devraient conduire à reconsidérer l’acte d’accusation (la théorie). Au lieu de cela, ces contre-exemples sont utilisés comme ce qui viendrait renforcer les torts qui lui sont attribués – la théorie (l’accusation) a intégré comme un de ses éléments constitutifs ce qui, pourtant, apparaît comme la contredisant. La théorie s’impose à la réalité – quand ce devrait être la réalité qui devrait conduire à réviser la théorie (l’acte d’accusation). Lorsque Karl Popper utilise ce critère de scientificité (la falsifiabilité d’un énoncé – sa capacité à être contredit) pour juger de la théorie psychanalytique freudienne, il met en avant le caractère exorbitant du concept freudien de « résistance ». En effet, là où le patient peut résister à l’interprétation psychanalytique qui lui est proposée relativement aux symptômes qu’il présente, peut-être parce qu’il lui semble que cette lecture fait violence à ses propres représentations oniriques, à ses fantasmes, l’analyste sera conduit, précisément au nom de cette théorie de la résistance (l’équivalent, pour ce qui nous intéresse ici, de la théorie de l’emprise), à conclure qu’il a touché juste, et que la réaction même du patient prouve combien son interprétation était fondée. Si le patient ne résiste pas, l’interprétation proposée s’impose, comme fondée. Là aussi, on perd à tous les coups. Là serait peut-être la véritable emprise – être pris non dans le rêve, mais dans les filets de l’expertise !

Il ne faudrait pas penser que notre lecture de cette « expertise » psychiatrique soit caricaturale, et pour se convaincre que ce n’est pas le cas, autant laisser la parole à Daniel Zagury lui-même :
« Le psychiatre reprend mot pour mot cette dernière phrase, sur les actes sexuels non consentis, au sujet de la deuxième plaignante, « Christelle ». Daniel Zagury constate qu’”elle a consenti à une rencontre sexuelle et amoureuse” dans un hôtel de Lyon, en octobre 2009. “Elle a éprouvé après les faits un sentiment de culpabilité lié à l’idée de l’avoir déçu”, note-t-il, puis “est entrée ultérieurement dans une phase de dépit et de ressentiment, après un déroulement de la rencontre sexuelle marquée par des actes non consentis rapportés comme un viol et un déferlement de violences”. Pour M. Zagury, il existait une relation d’emprise “instaurée par Tariq Ramadan”, même s’il estime que cette notion “éclaire essentiellement la phase postérieure aux faits” [12].
Ce passage de l’article est tout à fait remarquable, d’une part en ce qu’y éclate le caractère automatique du recours à la notion d’emprise : le fait qu’elle « éclaire essentiellement la phase postérieure aux faits », phrase reprise à l’identique, concernant pourtant un autre cas, vaut bien la réplique de Molière, « le poumon, vous dis-je ! ». D’autre part, on y voit comment les faits eux-mêmes disparaissent derrière l’hypothèse (qui n’en est plus une !) de l’emprise : à une relation consentie, vécue, « après les faits », dans l’idée d’avoir déçu l’islamologue, et donc alors accompagnée de « culpabilité », de « dépit », de « ressentiment », la conduisant à interpréter cette relation « comme un viol et un déferlement de violence », est substituée l’interprétation de cette relation par le phénomène de l’emprise. C’est donc l’après-coup qui donne à l’événement lui-même sa loi. Cela laisse songeur : que l’on puisse être accusé, non pas en raison de ce que l’on a fait, mais en fonction de la manière dont ce qu’on a fait pourra, ensuite, être vécu par la personne avec laquelle on a été en relation, cela ouvre un champ inexploré à la Justice. Et reconnaissons que, pour cette fois, Nietzsche n’avait pas vu venir le coup, qui jugeait qu’on avait peut-être bien inventé le libre-arbitre pour punir les êtres humains, en leur donnant l’entière responsabilité de leurs actes. La réalité semble encore plus retorse – à moins que Nietzsche ait eu raison, mais en n’allant pas assez loin : nous serions donc responsables aussi de l’inconscient des autres. Culpabilité infinie, dette infinie, qui peuvent bien être l’affaire de la psychiatrie le cas échéant, mais affaire de la Justice, c’est une autre paire de manches.
On notera pour finir l’abus criant que constitue le fait qu’un journal se procure et publie impunément un rapport d’expertise commandé dans le cadre de l’instruction d’une affaire des plus sensibles et qui divise l’opinion, ceci bien en amont du procès. La publication de ce rapport où une psychiatrie de café du commerce vient apporter de l’eau au moulin de l’accusation en pathologisant à outrance la personne mise en cause, cela relève purement et simplement de la mise en condition du public en vue d’un procès en forme de curée. Le Monde, dont les affinités avec les islamophobes à la Fourest sont visibles à l’œil nu a toujours manifesté un parti-pris criant dans la façon dont il a rendu compte des démêlés de Tariq Ramadan avec la Justice. En publiant ce rapport au mépris de la plus élémentaire des décences déontologiques, il jette le masque une fois de plus.