Gaza, encore et toujours (2/3)

, par Alain Brossat


10- En vérité, ce qu’il faudrait pouvoir dire, c’est ceci : les gens qui président aux destinées de l’Etat d’Israël aujourd’hui, les généraux qui dirigent les opérations militaires engagées contre les Palestiniens, les salopards qui larguent les bombes sur Gaza, les snipers qui prennent pour cible les enfants palestiniens et les journalistes en Cisjordanie, les colons fascistes qui ratonnent en « Judée-Samarie » – toute cette engeance-là, ce ne sont que des Faux Dimitri, des usurpateurs du signifiant « juif ». Ce ne sont pas des Juifs – la preuve : qu’ont-ils en commun avec Spinoza, Rosenzweig, Marx, Bergson, Arendt, Proust, Kafka, Schönberg, etc., etc. ? Rien, rigoureusement rien, ce sont des imposteurs, d’horribles coucous dans le nid de la tradition juive.
Mais bien sûr, pour que cette imposture soit vraiment démasquée, il conviendrait que ce cri du cœur provienne du monde juif lui-même, que des voix suffisamment fortes et nombreuses s’élèvent des quatre coins de la planète et disent : non, décidément non, en tant que juifs, nous n’avons rien de commun avec vous, nous vous récusons, nous vous interdisons de vous parer du mot « juif ». Vous êtes de la racaille ethnocratique, suprémaciste, fasciste – et rien d’autre, nous n’avons pas de monde commun avec vous.
Mais là est bien le problème : si ces voix s’élèvent, par intermittence, elles ne sont qu’une faible rumeur, sans cesse couverte par la clameur des suiveurs, enthousiastes ou résignés. Le sionisme, en ce sens, est un clone du stalinisme – il convoque et embrigade le troupeau et le conserve interminablement sous son emprise. Un phénomène d’hypnose, comme dans Mario et le Magicien, de Thomas Mann [1]. Sous le IIIème Reich, la partie, très substantielle, de la population allemande qui subit, souvent jusqu’au bout, l’emprise du Führer et le suivit jusqu’au bout du crime ne manqua pas d’arguer, après la chute : mais nous vivions sous la terreur, nous n’avions pas le choix, il y allait de nos vies, etc. Ce type d’argument, ceux qui suivent et suivront jusqu’au bout les dirigeants israéliens dans leur parcours criminel ne peuvent ni ne pourrons le mobiliser : ils vivent dans des conditions démocratiques, en général, et rien ne les oblige à accompagner ces énergumènes jusqu’au bout de l’enfer.

11- Tout le monde s’alarme de la flambée d’antisémitisme annoncée, que dis-je, en pleine ascension, en corrélation avec l’actuel bain de sang administré à Gaza. Encore faudrait-il tenter d’argumenter à ce propos, plutôt que se contenter de pousser des cris d’orfraie et faire tourner les tables de la désolation. L’implicite de toutes les agitations autour de la « montée de l’antisémitisme » est, bien sûr, que toute sortie de route judéophobe (des paroles, des tags, des cris, des invectives dans l’immense majorité des cas), toute manifestation d’hostilité à l’endroit des Juifs en général, tout usage péjoratif ou agressif du signifiant Juif contient un Auschwitz en puissance. C’est le cauchemar de l’Histoire qui se répète, mécaniquement, l’imprécation débouchant sans coup férir sur l’extermination. Mais cela, ce n’est pas du raisonnement, de la réflexion critique, c’est de la pensée magique, c’est une théologie politique de bas étage. Pour le moment, les enchaînements visibles et tangibles, ce sont ceux qui conduisent directement et massivement des massacres et destructions massives en cours à Gaza à ces sorties de route. Pour le reste, aujourd’hui et au vu de la configuration générale des choses, dans les pays du Nord global où sont concentrées les populations de la diaspora juive (pour ne pas parler d’Israël), le débouché violent (pour ne pas même parler de massacres ou d’exterminations) des imprécations et des insultes est aussi peu probable que des ratonnades en règle à Barbès ou Saint-Denis. Les chiffres auxquels font référence les journaux, sous la rubrique « incidents antisémites » sont sujets à caution, des chiffres politiques et utiles, en tant qu’ils émanent de la police et d’officines gouvernementales aussi promptes à tenir le compte d’un certain type d’ « incidents » qu’à en négliger d’autres – ceci sur directives expresses des autorités de tutelle.
Le gros plan perpétuel et constamment alarmiste sur la montée de l’antisémitisme est, dans nos sociétés, indissociable du soutien apporté à l’Etat d’Israël. Il a une vocation de protection, d’immunisation. Le pseudo-raisonnement qui se met en place ici est imparable autant que vicié : si vous critiquez Israël dans des termes trop véhéments, vous ouvrez immanquablement les vannes de l’antisémitisme, mère de toutes les catastrophes et autres accès de décivilisation. Donc...
D’autre part, ce gros plan sans cesse remis en service a pour effet de produire du hors-champ – comme tous les gros plans : un édito de plus du Monde sur le retour navrant et désastreux de l’antisémitisme, c’est un édito de moins, ou plutôt zéro édito sur la guerre génocidaire conduite par Israël à Gaza. Ici, les mots absents comptent tout autant que ceux qui reviennent en boucle. Eléments de langage, storytelling, encore et toujours. Le leitmotiv de la montée de l’antisémitisme, c’est ce qui sert, à force de répétition et d’insistance, à dissocier l’effet de la cause, le symptôme de ce qui l’a fait naître. Il s’agit d’accréditer l’idée que cet antisémitisme (dont on nous dit qu’il n’en finit pas de monter) se déploierait selon une ligne de force, celle de l’immémorial maudit, donc relativement indépendante des événements en cours. Or, si antisémitisme-qui- monte il y a, dans nos sociétés, c’est bien évidemment en relation tant directe que massive avec les crimes de masse commis par la puissance israélienne aujourd’hui même et sous nos yeux.
Ce qui nous conduit à inverser la formule préférée des vassaux et féaux de l’Etat d’Israël : l’antisionisme débouche infailliblement sur l’antisémitisme. Au contraire, ce que mettent en lumière une nouvelle fois les événements actuels et les mouvements affectifs qu’il suscitent dans nos sociétés, c’est que dans notre époque, les usages péjoratifs et injurieux du signifiant juif, en général, c’est, pour l’essentiel la façon dont se manifeste l’antisionisme du pauvre, l’aversion bien fondée pour la brutalité dont use la puissance israélienne à l’endroit des Palestiniens, et l’impunité dont celle-ci jouit. August Bebel, père fondateur de la social-démocratie allemande a défini un jour l’antisémitisme comme le socialisme des imbéciles. Aujourd’hui, les imprécations expéditives contre « les Juifs » sont le plus souvent le truchement de l’indignation et l’horreur qu’inspire à la plèbe du monde la politique conquérante et suprémaciste de l’Etat d’Israël, avec tous les soutiens sans faille dont elle tire parti. Le raccourci emprunté par ceux qui mettent des mots approximatifs sur leurs affects politiques et leur perception du présent, avec la concaténation Israël-Juif, est constamment encouragé par la façon dont Israël, comme puissance, Etat et population, a pris en otage le signifiant juif, sans parler de l’identification avec cette puissance (active ou passive, sans réserve ou avec) des Juifs de la diaspora, dans leur grande majorité. La plèbe du monde, c’est bien connu, n’a pas le sens des nuances, il lui manque souvent « les mots pour le dire », elle n’a pas étudié la rhétorique, alors elle a tendance à amalgamer et globaliser – des grands espaces du Sud global, musulman ou pas, aux quartiers périphériques de nos grandes villes – elle dit : « les Juifs », comme font d’ailleurs les Palestiniens des territoires occupés, quand il serait, envers et contre tout, plus exact et moins contentieux de dire : l’Etat qui se dit juif ou hébreu, et ceux qui le soutiennent.
La faute à qui ?

12- De quoi l’antisémitisme qui se réveille aujourd’hui est-il le nom, l’expression, le symptôme ? Pour l’essentiel, non pas de la force immémoriale du préjugé (l’antisémitisme religieux), du retour du racisme à la Chamberlain ou du dénigrement des Juifs comme race inférieure, non pas d’une nébuleuse idéologie du rejet (pourquoi les Juifs plus que d’autres ?), mais bien de l’animosité et la colère qu’inspire au grand nombre des gens ordinaires, sous toutes les latitudes (et dans son inflexible constance) la violence exercée par l’Etat d’Israël sur le peuple palestinien ; et, tout autant, la façon dont ce tort perpétuel et flagrant se trouve en quelque sorte légitimé, validé et institué par les gardiens de l’hégémonie, tout particulièrement les puissances occidentales, les démocraties du Nord global, le monde blanc.
Ce qui réveille en effet le fonds conspirationniste de l’antisémitisme, c’est cet agencement même : la façon dont la violence exercée par une puissance sur un peuple spolié, discriminé et opprimé est relayée par d’autres puissances, par une multitude de foyers de pouvoir ; la façon dont, au bout du compte, cet état de fait fondé sur des passe-droits tend à se présenter non pas comme une situation particulière, choquante dans sa singularité exceptionnelle, mais bien comme un « système », un dispositif général dont le principe est la négation d’un peuple et, présentement, l’anéantissement d’une partie de son corps commun. Ce qui nourrit le complotisme, ce ne sont pas des atavismes régressifs mais bien le fait que la dépossession et l’attrition exercée sur les Palestiniens par leurs oppresseurs directs bénéficie d’une multitude de relais non pas rêvés ou fantasmés mais tant massifs et consistants – comme cela est apparu une nouvelle fois au grand jour dès les premiers instants de la séquence actuelle.

Le fondement substantiel de l’antisémitisme qui « revient », qui « monte » aujourd’hui, c’est l’anti-israélisme, l’aversion, le sentiment de répulsion qu’inspire aux gens ordinaires (« the many ») la posture conquérante et discriminatoire de l’Etat d’Israël ; ce fondement n’a rien de fantasmagorique ou d’imaginaire – il est tangible et visible. Ce qui complique les choses, c’est, bien sûr, que cette réalité, cette effectivité du tort infligé et subi réveille inévitablement à son tour de l’immémorial, de l’antijudaïsme « primaire », des affects enfouis, du refoulé – tout un inconscient stratifié et donc l’expression courante serait : « Encore les juifs ! » – l’expression parfaite du retour du refoulé.
Mais avec tout ça, il demeure que l’approche accablée et déplorative de ce qui se désigne sous le nom de code homogénéisant et simplificateur (molaire) de « retour de l’antisémitisme » est aussi mauvaise conseillère que possible : l’affect (le sentiment de désolation) qui la soutient a pour propriété de dissoudre le tort et de rendre indiscernable tant l’agent que le sujet du différend qui, à son tour, nourrit l’objet de la déploration. Or, la première chose à regarder en face, c’est bien le lien consistant et massif qui s’établit entre le tort infligé par Israël comme bras armé de l’hégémonie occidentale aux Palestiniens comme plèbe du monde. Le nœud du problème est là, et pas ailleurs, pour le reste, les gens ordinaires et les peuples du monde n’ont pas d’appétence ni d’affinités particulières pour la violence et les exterminations perpétrées par les nazis – tout au contraire. Ceux qui cultivent la nostalgie du nazisme sont ceux qui aujourd’hui admirent sans réserve le culte de la force et les postures conquérantes d’Israël, l’Etat juif qui a su remettre les Arabes à leur place. L’animosité contre les Juifs n’est pas le penchant naturel des gens d’en bas ; mais ce qui, aujourd’hui, est susceptible de la raviver, c’est bien, en tout premier lieu, la perpétuation et l’institution d’un tort dont le propre est d’embarquer sans rémission le signifiant « juif ».

13- Les proliférations discursives autour de l’antisémitisme (qui revient, qui monte...) souffrent d’un défaut fondamental : dans des proportions certes variables, elles sont des incantations destinées à tracer un cordon de sécurité autour d’Israël et de ses agissements d’outlaw et néanmoins enfant chéri des démocraties occidentales. Le régime de l’alerte perpétuelle autour des inquiétudes qui rongeraient les Juifs de la diaspora, en France tout particulièrement, accablés par le sentiment d’être abandonnés de tous et particulièrement des pouvoirs publics, sous le coup de menaces vitales et imminentes, comme si l’on se trouvait en pleine Occupation, ce régime d’alerte et du cri d’alarme, c’est une fabrication idéologique, une construction discursive, destinée avant tout à s’interposer entre l’opinion générale et le tort perpétuel produit par l’Etat d’Israël. La preuve : infiniment rares sont les violences réelles, attestées, individuelles ou collectives infligées à des Juifs ciblés comme tels, en France, dans d’autres pays d’Europe occidentale, dans les démocraties blanches du Nord global. Ce que la presse ne cesse de monter en épingle à ce propos (deux pages dans Le Monde encore tout récemment), ce sont, au mieux, des impressions, des sentiments plus ou moins partagés par un groupe porté à s’identifier, envers et contre tout, avec la puissance qui inflige le tort tout en excellant à endosser le rôle de celui qui la subit. On ne peut s’empêcher de voir dans ces surenchères autour des menaces qui pèseraient sur les Juifs de France en tant que communauté (toute hypothétique) l’effet paradoxal, en forme de fuite en avant, d’un malaise croissant : celui qui tenaille les Juifs de la diaspora en tant qu’ils sont pris en otages par la politique toujours plus insupportable/indéfendable de l’Etat d’Israël – une variante, donc, du syndrome de Stockholm...
« La peur et le sentiment d’isolement des juifs de France », titre Le Monde du 7/11/2023, sur toute la largeur de sa une – titre relayé en dernière page par un édito intitulé « Refuser la banalisation de l’antisémitisme ». On serait porté, si la situation prêtait à rire, à se demander si ce qui inquiète tant « les juifs de France » (encore une catégorie molaire à déconstruire) c’est la crainte de voir leur immeuble pulvérisé par un missile de Tsahal ayant dévié de sa trajectoire. Le quotidien de référence et le gouvernement sont sur ce point comme sur tant d’autres, en parfaite harmonie et ils travaillent au coude à coude à construire un récit agencé autour du motif terrible par définition du retour de l’antisémitisme, destiné à « équilibrer » la relation inévitable, même dans sa version euphémisée et souvent biaisée par la presse occidentale, des massacres et destruction perpétrés par l’armée israélienne.
La différence entre le deux récits est criante : à Gaza, le réel s’impose dans toute sa brutalité et son horreur criminelle – la raison pour laquelle les gouvernants israéliens font tout pour empêcher les reporters de faire leur travail à Gaza – Le Monde en est réduit, toute honte bue, à reproduire des photos des opérations conduites sur place livrées par les services de propagande de l’armée israélienne et à publier de la copie pissée par des reporters embedded dans les unités de l’armée israélienne engagée à Gaza. Les récits directs de la destruction de Gaza passent par le filtre de la censure israélienne, directe ou indirecte.
Quant à la « montée de l’antisémitisme », « la banalisation de l’antisémitisme » en France ou ailleurs, c’est avant tout du storytelling, c’est-à-dire la production d’un récit « utile », un narrative de synthèse par des appareils de pouvoir. Ce ne sont pas les indices de cette condition de réalité fabriquée qui manquent : Darmanin (qui ne déparerait pas dans le gouvernement de Netanyahou, si les conditions s’y prêtaient, tant il ne cesse d’en rajouter dans le registre de la promotion policière de la cause des dirigeants d’Israël ) donne des consignes pour que soient soigneusement enregistrés, décomptés et publiés tous les « incidents » (terme nébuleux par excellence) susceptibles de cocher la case « antisémite » – bref, on fait du chiffre dans le but de donner un fondement d’apparence solide au récit du retour de l’infâme, de l’intolérable sur lequel plane inexorablement l’ombre d’Auschwitz. Rien d’équivalent, cela va de soi, en matière de relevé d’ « incidents » d’une teinture différente.
De même, lorsque quelques dizaines d’étoiles de David de même apparence et couleur que celle qui figure sur le drapeau de l’Etat d’Israël font leur apparition sur les murs de Paris, la première ministre ne trouve pas de mots trop forts pour dénoncer l’abjection de ces tags « antisémites ». Mais le judiciaire, lui, est plus prudent : rien ne vient attester, tempère-t-il, dans l’état actuel de l’enquête, l’intention antisémite des auteurs ou commanditaires de ces peintures au pochoir. Mais qu’importent ces détails ? Qu’importent les flagrants abus de la mémoire des crimes d’Etat du passé, le détournement et l’instrumentalisation des affects collectifs associés à la mémoire de la Shoah, au service d’une politique destinée à créer un cordon sanitaire autour des crimes de l’Etat israélien ? Aux dernières nouvelles, pourtant, pas de rafle du Vel ‘d’Hiv en vue, la police, l’Etat, les médias ne sont pas mobilisés en vue de la traque des Juifs – chacun à son poste, tout au contraire et prêt à s’engager sans ménager ses forces dans la lutte contre le retour du spectre et dans le renforcement du cordon de sécurité autour des « juifs de France ».
Lorsque Le Monde évoque l’urbicide en cours à Gaza et les exterminations génocidaires qui vont avec, tout se passe comme s’il s’agissait d’évoquer une catastrophe naturelle et un désastre humanitaire, un coup du destin – le crime n’est jamais appelé par son nom, épinglé . La titraille prend alors des allures de tale of terror : « A Gaza, un déluge de fer, de feu et de sang » (5-6/11/2023), douteuse poésie de l’horreur, rythme ternaire classique inclus et sans exclure le risque du pataquès – c’est quoi un « déluge de sang » ? Mais passons : l’essentiel est qu’ici l’emphase et le grand guignol éludent le crime, comme tel, dans la chronique du présent.
Lorsque Le Monde évoque les questions qui importent vraiment, selon lui, celle du nous par opposition au eux, celle du proche par opposition au lointain (les Israéliens et les Juifs par contraste avec les Palestiniens, les Arabes, les musulmans), son ton et son régime d’expression sont tout naturellement ceux de la prise de position solennelle, de la moralisation à outrance, de l’exhortation, de la pédagogie, de la mise en garde, sans oublier, bien sûr, les fulminations qui vont avec – le ton de l’homélie blanche, au mieux de lui-même lorsqu’il s’agit d’alerter contre « la banalisation de l’antisémitisme » et de brûler le « terrorisme » des autres en effigie.
Mais quand il est question de rapporter les destructions massives et les exterminations perpétrées sous le sceau du sionisme d’Etat, le ton change complètement : plus de moraline, plus de cris d’indignation, plus d’objurgations et, surtout, une radicale incapacité (ou plutôt un refus obstiné) d’appeler un chat un chat, une guerre génocidaire par son nom, un crime d’Etat, un urbicide, des massacres programmés de civils, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité... Là, le ton est celui de la pure « information » et les mots de la prise de position, du jugement font tout à coup cruellement défaut. Ce qui s’y substitue, ce sont les douteuses fleurs de la rhétorique gore du « déluge de feu, de fer et de sang ».

14- Les régimes d’expression, les façons de dire et les angles de vue sur l’événement, ne se réduisent pas à des questions de style – en adoptant le ton de l’engagement moral déterminé, hyperbolique ou bien, par contraste, celui de la description se tenant constamment en deçà du jugement, on choisit son camp. En termes crus, les promoteurs du mainstream et du storytelling dominants dans les démocraties occidentales préféreront toujours la bureaucratie du crime, les criminels aux mains blanches installés derrières leurs ordinateurs ou aux commandes de leurs chasseurs supersoniques, ceux qui exterminent « proprement » et à distance, aux combattants et guerriers qui tuent à l’arme blanche et au fusil mitrailleur, au contact direct avec l’ennemi.
C’est que les premiers, avec tous leurs défauts et leurs excès, appartiennent au même monde blanc que les maîtres du récit, tandis que les autres, c’est, sous l’angle de la guerre des civilisations et des cultures, la figure de l’ennemi absolu du monde civilisé (la planète blanche). Selon l’économie générale qui préside à cette répartition, les premiers demeurent des corps immunisés, y compris quand ils sont les agents du crime industriel – avez-vous jamais entendu dire qu’un pilote de l’Armée de l’air israélienne ait eu des comptes à rendre pour des attaques aériennes ayant entraîné la mort de civils à Gaza, en Syrie ou ailleurs ? Les autres, quelle que soit leur condition, combattants armés ou civils, hommes, femmes ou enfants, sont fondamentalement définis selon cette économie discursive, par leur exterminabilité. La raison pour laquelle, lorsque Le Monde évoque les exterminations en cours à Gaza, le crime n’a jamais ni nom, ni adresse. Or, en la matière, l’interpellation directe, l’énonciation explicite et du nom du crime et de celui de son auteur jouent un rôle primordial.

(à suivre...)

Alain Brossat

Notes

[1Une nouvelle prémonitoire - publié en 1930. Dans le cas présent, l’état hypnotique tend à devenir davantage qu’une habitude – une ornière, une seconde nature – on ne critique pas l’Etat d’Israël, on ne rompt pas avec lui, si on le critique, c’est sur un ton de modération conventionnelle et « constructive ».