Gaza, encore et toujours (3/3)

, par Alain Brossat


15- Depuis que les Occidentaux et leurs obligés répartis sur le pourtour de la planète ont progressivement, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, élevés les Juifs à la dignité de Blancs d’honneur, les Arabo-musulmans ont tout aussi progressivement été repositionnés à la place et dans le rôle du mauvais objet, du ferment de dissolution de la civilisation. Jusqu’alors, ils étaient bien l’ « autre » aux mœurs douteuses, à la religion suspecte, l’arriéré – mais sur un mode essentiellement colonial et impérial – le préjugé contre cette supposée « espèce » était tout enveloppé dans le temps et l’époque de la colonisation, dans le mode impérial. Désormais, l’altérité répulsive de l’Arabo-musulman est montée en grade : il est devenu, en mode intérieur comme extérieur, l’ennemi électif de la civilisation et non plus seulement le mauvais sujet de la colonisation et de l’expansion impériale. Il a pris la place du Juif comme l’intrus, le ferment de division, l’impur, la figure de l’atteinte à l’homogénéité de la nation, l’outrage vivant au sentiment d’identité à soi-même de la nation blanche. La facilité toute naturelle avec laquelle s’est effectuée cette relève (du « métèque » de naguère par l’ « islamiste » et le « terroriste » d’aujourd’hui) est riche d’enseignements : elle atteste, une fois pour toutes, que, décidément, la démocratie blanche ne saurait vivre et perpétuer son auto-perception identitaire et immunitaire sans ennemi électif – c’est-à-dire sans guerre des civilisations, ouverte, vive, explosive ou intermittente, rampante selon les saisons.

16- Il est plus que choquant, à l’heure où la puissance israélienne fauche quotidiennement les vies de centaines de Palestiniens, à Gaza et en Cisjordanie, femmes et enfants en premier lieu, de voir et entendre l’allant avec lequel les porte-parole autoproclamés des Juifs de France entreprennent de s’établir dans la position de la victime élective réclamant à cor et à cri davantage d’empathie de la part de leurs concitoyens et des responsables politiques. Empathie pour empathie, que ces habiles rhéteurs commencent par prêcher d’exemple et nous dire à haute et intelligible voix ce qu’ils pensent des exterminations en cours et où ils se situent dans l’appréciation du différend israélo-palestinien.
Ce qui nourrit en premier lieu la rancune anti-juive qui, en effet, tend à s’intensifier aujourd’hui, comme antisionisme du pauvre, c’est évidemment en premier lieu la façon dont, dans leur majorité, non seulement les Juifs visibles de France, (ceux qui revendiquent cette condition, ceux que leur patronyme désigne comme juifs...), non seulement s’abstiennent de se dissocier de la politique de conquête et des crimes perpétrés par la puissance israélienne, mais sont portés à s’y associer, activement ou tacitement, en laissant les prétendues organisations représentatives s’y associer en leur nom.
Si un retournement de l’opinion non-juive blanche moyenne est, dans ce registre ou cet horizon, aujourd’hui en cours, c’est bien parce que les gens sont révulsés par les crimes de masse commis par l’Etat sioniste, avec le soutien actif ou passif des démocratie occidentales et aussi, bien sûr, choqués par le silence, l’absence de critique de ces exactions par ceux qu’ils concernent et engagent au premier chef – les Juifs de France.
L’implicite du titre du Monde où il est question du « sentiment d’isolement des Juifs français » mérite d’être déplié et explicité : l’idée, c’est qu’à l’occasion des événements récents, en Israël/Palestine, se réveillerait, et au détriment de la « communauté » en question, une immémoriale vindicte antijuive, ou, dans sa version euphémisée mais pas moins terrible, l’atavique propension de la population non-juive, postchrétienne ici, à abandonner les Juifs quand ceux-ci sont dans l’épreuve. Le moment présent serait donc un répéterait donc ou remettrait au goût du jour un pli ancien : la séquence honteuse des temps de l’Occupation et la Collaboration, quand les Français de souche ont laissé les bourreaux faire le sale boulot, voire les y ont encouragés ; une séquence scandée par des noms de sinistre mémoire – Le Vel’ d’hiv, Drancy, Compiègne, les convois, Auschwitz. Il s’agit donc de rétablir les Juifs de France dans la position de la victime de toujours et de culpabiliser les autres, qui se détournent quand ils se retrouvent seuls et sans défense.
Mais ce récit est une fabrication : les Juifs de France sont si peu abandonnés que le ban et l’arrière-ban de l’autorité politique, des partis de gouvernement, néo-fascistes inclus, plus la police, les médias et tout ce qui compte en matière de supposée autorité morale se retrouve le dimanche 12 novembre pour manifester « contre l’antisémitisme », sur le mode consensus molaire et attrape-tout du « Je suis Charlie » de naguère, à cette différence près qu’aujourd’hui, ce sont les autres qui meurent et non pas à l’unité mais en masse, par dizaines de milliers.

16- Mais c’est un fait indélébile : ce récit imaginaire de la vieille vindicte contre les Juifs, de l’indifférence de glace à leur malheur, de leur épinglage comme l’éternel coupable tombe ici totalement à plat. Les choses sont infiniment plus simples : si, depuis que les forces armées de l’Etat hébreu a entrepris de détruire systématiquement la ville de Gaza, d’en massacrer, terroriser et déporter la population, de grandes voix juives françaises, des voix légitimées en tant que « représentatives » de la « communauté » s’étaient élevées pour nommer ces crimes et s’en dissocier, les « Juifs de France » auraient assurément infiniment moins matière à se sentir « isolés » et plus ou moins distinctement assimilés aux crimes industriels perpétrés par la puissance israélienne. Si les notables de ladite communauté et autres représentants en vue des instances religieuses s’y rattachant avaient trouvé les mots pour exprimer autre chose que leur inquiétude autocentrée face au manque d’empathie dont aurait fait preuve le Français ordinaire à l’endroit des victimes des massacres perpétrés par le Hamas, les choses n’en seraient sans doute pas où elles en sont aujourd’hui. L’absence d’empathie (l’indifférence de glace (et perpétuelle) face au tort infligé aux Palestiniens) des uns nourrit en retour la réticence des autres à plaindre les victimes lorsque celles-ci, pour une fois, appartiennent au camp des vainqueurs.

La glose du Monde, porte-parole exemplaire ici du mainstream des élites, à propos du « sentiment d’isolement des juifs français », c’est vraiment le récit du présent à l’envers : c’est évidemment en s’abstenant de prendre position à haute et intelligible voix contre l’intolérable que l’ « Etat juif » commet en leur nom que la majorité de ces Juifs français se sont isolés et s ’isolent toujours davantage (à l’égal de nos gouvernants et médiacrates) des gens ordinaires de ce pays qui, eux, dans leur majorité, sont scandalisés par ces crimes et leur impunité, n’ayant pas perdu tout sens de la justice et de la common decency. A ce titre, l’opération « manifestation citoyenne contre l’antisémitisme » promue par les gens de l’Etat, au plus haut niveau vient simplement exposer la fracture béante qui s’est ouverte entre le sens (moral et politique) commun incarné par les gens ordinaires, face à la séquence en cours en Israël/Palestine, et la fuite dans l’imaginaire obscurantiste et nihiliste des élites. On a là deux mondes que tout sépare, qui n’ont plus rien en commun, du point de vue tant du sens commun que de la moralité ordinaire – et c’est là, bien sûr, un signe pronostique solide du fait que des affrontement majeurs sont à venir. Ce n’est pas que des gens malintentionnés s’acharnent à « importer » le conflit en cours au Proche-Orient, c’est tout simplement que, à l’épreuve de cette séquence, le gouffre qui se creuse entre ceux du haut et ceux du bas est plus abyssal et infranchissable que jamais. Le « détail » qui, en l’occurrence, a valeur d’attestation de l’irrémédiable, de la chute sans retour des élites gouvernantes dans l’abjection, c’est évidemment la participation des néo-fascistes fans du sionisme suprémaciste (et pour cause...) à cette grande parade des vertus, avec l’accord tacite des gens de l’Etat. Si l’abjection avait un fond (mais la chose est improbable, cela se saurait et se verrait), on pourrait dire qu’en cette occasion, on l’a touché.

17- Un dernier mot.
Capté, domestiqué, taillé sur mesure comme il l’est aujourd’hui par la propagande pro-israélienne, le terme « antisémitisme » demande non seulement à être soumis au plus rigoureux des examens critiques, mais, plus rigoureusement encore, déconstruit. Il vise, dans cette fonction utile, dans son idéologisation forcenée, à créer un effet d’intimidation fondée sur de commodes amalgames et chaînes d’équivalence : toute attaque franche de la politique de l’Etat d’Israël trouve et sa motivation (dérobée) et son débouché inéluctable dans l’antisémitisme, actif ou passif. Toute attaque contre ces formes de violence étatique inclut une attaque contre les Juifs, en général. Un pas plus avant, on voit se dessiner une ligne droite, une autoroute politique qui conduit de n’importe quelle critique ou objection adressée à ce que cet Etat entreprend au nom des Juifs à des actes antijuifs et donc, en fin de compte, aux desseins exterminateurs, à Auschwitz, aux chambres à gaz. Toute forme de rancune ou d’hostilité dirigée contre le sionisme, l’Etat qui en est issu est portée par un inconscient antisémite et contient, en puissance, un projet d’extermination.
Les emplois propagandistes et « utiles » du terme « antisémitisme » aujourd’hui, tels qu’ils entrent en composition dans le storytelling du différend israélo/palestinien sont enveloppés dans cette accumulation de raccourcis et d’approximations.

Il est vrai que, sous l’effet de la présente conflagration en cours en Israël/Palestine, la membrane qui est censée séparer le destin d’Israël de celui des Juifs en général et de la diaspora en particulier tend à devenir de plus en plus poreuse – pas la faute assurément à ceux qui assistent horrifiés aux crimes de masse commis par l’Etat hébreu, au nom du « peuple juif ». Mais même si l’on ne peut que déplorer les glissements subreptices de plus en plus nombreux qui s’effectuent, dans la vox populi, blanche et non blanche, entre le signifiant « Israël » et le signifiant « Juif », il demeure avéré que l’association mécanique entre toute forme d’animosité envers ce qui va être nommé de façon nébuleuse et approximative comme « les Juifs » et le génocide est, tout simplement, abusive. Il n’est pas vrai que n’importe quelle façon de « mal parler » des Juifs, en général, recèle en son fonds un projet liquidateur. D’une façon générale, en particulier si l’on se réfère au cas d’école français, l’Affaire Dreyfus, la parole antisémite qui se libère, les grandes frairies peuplées d’invectives et d’obscénités, ne s’associent pas à des entreprises génocidaires ou même des passages à l’acte collectifs et violents – pas de pogromes antisémites, sur le territoire de l’Hexagone, pendant toute la durée de l’Affaire Dreyfus. Le délire et les torrents de boue antisémites se déversant dans la presse, les meetings, les espaces publics, cela peut aussi bien avoir un fonction de soupape – il faut que le ressentiment, la rancune, la haine même trouvent leurs modes d’expression pour que, dans les sociétés occidentales dans lesquelles s’installe progressivement la normativité démocratique, l’hostilité transportée dans le domaine de la parole exaltée et vindicative, se trouve déliée des violences vives [1].
La question de la relation qui s’établit entre les paroles hostiles, les imprécations, les vilains slogans bombés à la hâte sur les murs, les blagues odieuses (etc.) et les passages à l’acte, les violences vives (pour ne pas parler des intentions liquidatrices) est infiniment plus complexe que ce que tentent d’accréditer ces opportunistes cyniques qui s’activent à convoquer le spectre de l’antisémitisme-qui-conduit-tout-droit-à-Auschwitz. Dans les sociétés démocratiques d’Occident, les apostrophes violentes et les noms d’oiseaux ont, le plus souvent, une fonction suspensive de la violence vive. Mais c’est, aussi bien, une règle conditionnelle – en Israël, les noms d’animaux attribués aux Palestiniens sont la musique d’accompagnement de l’apartheid, la conquête, les arrestations arbitraires, les destructions et les assassinats.
Aujourd’hui en particulier, les promoteurs du régime d’alerte décrété à propos de l’antisémitisme-qui-revient sont bien en mal de montrer que l’immense majorité des « incidents » dûment répertoriés par une police rhabillée en lanceuse d’alerte vont au-delà du regard de travers, de l’insulte murmurée entre les dents, du coup d’épaule à la sortie du wagon du métro. On n’ira pas jusqu’à dire qu’ils sont demandeurs de formes d’hostilité plus dynamiques – mais c’est bien sur cette pente que s’inscrit leur surenchère : ils en font trop, beaucoup trop, pour que l’opération de blanchiment de la terreur de masse pratiquée par Israël à Gaza et en Cisjordanie ne soit pas cousue de fil blanc.

On entend souvent dire qu’il faut travailler sans relâche à « éradiquer » l’antisémitisme. Mais s’il est une idée creuse, c’est bien celle-ci. On ne peut pas davantage éradiquer (rayer de la carte) l’antisémitisme que l’islamophobie, le racisme anti-Arabe, la négrophobie, l’aversion pour les homosexuel.le.s, la prostitution, le tabagisme, l’alcoolisme et autres maux ou fléaux sociaux. Tous les éradicateurs qui, ici ou ailleurs, se sont essayés à mettre en place des dispositifs répressifs destinés à faire disparaître l’une ou l’autre de ces plaies se sont cassés les dents et ont abouti au résultat inverse de celui qu’ils poursuivaient – exemple classique, la Prohibition aux Etats-Unis aux heures glorieuses d’Al Capone (les années 1930). La civilisation des mœurs, sous toutes ses formes, ne poursuit pas son cours sur le mode éradicateur.
On ne peut pas éradiquer l’antisémitisme mais on peut et l’on doit travailler à en réduire la virulence, comme on doit le faire de tous les enjeux susmentionnés. Mais on doit le faire au même titre exactement qu’il importe de le faire à propos d’autres formes de racisme, la hiérarchisation des formes de racisme est un pli détestable de l’antiracisme, la singularisation de l’antisémitisme en tant qu’absolu supposé du racisme est désastreuse en ce qu’elle conduit au régime des doubles standards qui se sont établis dans nos sociétés – plus on recense pointilleusement les « incidents antisémites », plus on sera laxiste en matière de contrôles policiers au faciès – ce ne sont pas les supposés profils juifs qui y sont ciblés et, dans un cas, c’est la police qui « veille », tandis que dans l’autre, c’est elle qui est l’agent direct de la perpétuation du préjugé et de la discrimination.
Il n’y a pas « le racisme et l’antisémitisme », il y a des plis divers et variés de l’hostilité racisée envers telle ou telle catégorie humaine et toute priorité accordée à la lutte contre un racisme contre tous les autres, au nom de prétendues leçons du passé abusivement projetées sur le présent (ou plutôt sciemment instrumentalisées à contresens dans le présent) débouche sur l’horrible concurrence des victimes plutôt que sur la solidarité qui rassemble tous ceux et toutes celles qui sont épinglés ou discriminés en raison de leur supposé profil racial.
On ne saurait éradiquer l’antisémitisme, pour la simple raison qu’il existera encore longtemps des faibles d’esprit pour estimer que les agissements détestables de tel Juif visible particulier (de l’abuseur sexuel au conquérant suprémaciste) incrimine tous ceux de son espèce supposée ; il existera durablement des humiliés ou des paranoïaques pour croire au complot juif, des approximatifs et des pressés pour opérer le raccourci expéditif entre le Juif lambda et tel agitateur fasciste de bas étage dont les résistibles prodiges de la politique israélienne ont fait un ministre. Les sources de l’antisémitisme (comme, une fois encore, celles de l’islamophobie ou de l’aversion envers les « Jaunes ») sont innombrables, comme le sont les situations réelles et non imaginaires à l’occasion desquelles le flux des préventions et de l’hostilité envers les Juifs se relance. On ne guérit pas la maladie en exterminant les symptômes mais en en combattant les causes. Le foyer principal et sans cesse ranimé de tout ce qui se subsume expéditivement sous le nom d’antisémitisme aujourd’hui, c’est l’Etat colonial israélien et le tort perpétuel qu’il inflige aux Palestiniens – tel est l’énoncé simple et direct qui reconduit au réel.

La figure par excellence non pas seulement de la « dialectique à l’arrêt », aujourd’hui, mais de la destruction de toute espèce de développement « logique » ou toute forme de « raison » dans l’Histoire, c’est la captation de la mémoire d’Auschwitz par les pourvoyeurs d’un crime sans fin, exercé au détriment d’un peuple auquel ils dénient tout droit à l’existence parmi les autres peuples. Cette double figure de la « réalisation » des héritiers supposés des victimes en criminels de masse, d’une part, de la répétition de l’Histoire sous cette forme même est un condensé de la modalité nihiliste du développement historique qui tend à s’imposer aujourd’hui : ce n’est pas seulement que le fascisme « renaît de ses cendres », comme on dit, c’est qu’il est réveillé et remis en selle, incarné par ceux qui ont établi leur puissance, leur légitimité et leur impunité en s’affichant non seulement comme les héritiers des victimes, mais comme les réparateurs du désastre.
Cette figure n’est pas seulement celle de la « dialectique à l’arrêt » mais bien celle de la liquidation de toute espèce de dialectique historique, c’est-à-dire de l’avènement d’une époque dont le principe est la pure et simple répétition du pire, le retour sans fin de la catastrophe.
Les ténors de la politique israélienne, quand ils éructent contre les Palestiniens, les traitant de sous-hommes, d’animaux, ne font que plagier Streicher lorsqu’il lance ses imprécations contre les Juifs. On tient là la plus parfaite vignette de la barbarie du présent.

Notes

[1J’aborde cette question plus en détail dans mon essai : Le corps de l’ennemi – hyperviolence et démocratie, La fabrique, 1998.