Impasse des belettes cupides

, par Virginie Sofa


« Le peuple fait ce qu’il a à faire, puis il se disperse et redevient une foule de gens »
Erri De Luca, Le jour avant le bonheur (2009)

1 - Les plus de 30 000 morts de Gaza (la population d’une ville comme Romans, dans l’Isère, deux fois celle de Toul en Meurthe-et-Moselle ou encore Senlis, dans l’Oise) nous ont guéri définitivement de l’idée selon laquelle l’Etat d’Israël serait une réparation pour Auschwitz. L’idée qui se fraie son chemin, ce serait plutôt qu’il en est une séquelle ou une réplique, comme on dit en sismologie.

2 – Le paradoxe du légume : c’est quand on est encore relativement valide que l’on devrait en finir pour s’épargner les misères et le naufrage du grand âge. Mais on procrastine puisque, dans cette condition, on trouve encore des choses à faire. Et puis ensuite, quand on est en plein dedans, il est déjà trop tard. On n’a plus la force, l’énergie, la lucidité pour passer à l’acte. Alors on n’y coupe pas – la fin de vie est un long EHPAD sordide.

3 – Polar et globalisation : avant, on avait le choix entre le local, le près-de-chez-nous à la Simenon et l’exotisme yankee (la Série noire). Maintenant, l’offre s’est diversifiée à l’infini en se globalisant – on voyage à travers les continents en compagnie du polar brésilien, hongkongais, suédois, hébreu, dakarois, etc. L’invariant, ou à peu de chose près, c’est le flic ou le privé non pas tant comme héros que comme narrateur – ce qui, en un sens, est pire. Or, si nous avons plus que jamais besoin d’histoires, bonnes, de préférence, ce n’est pas nécessairement d’histoires de flics ou d’histoires du temps présent racontées par des flics, même imaginaires, mais sympathiques – même imaginairement sympathiques.

4- Parfois, disait N., on aimerait voir ses propres os – et pas seulement au rayon X, perpétuelle déception – non, les avoir là devant soi, sur une table basse couverte d’une nappe sombre, dans le plus grand des désordres : ici un fémur, là un amas de vertèbres, plus loin deux tibias et puis, bien sûr, le crâne, formidable, avec les orbites béantes... et pouvoir se dire, sans retenir sa fierté : tout ça, c’est à moi, tout ça, c’est moi !

5- N’en déplaise à Louiset Bethomieux, la ligne de séparation entre Nord global et Sud global est parfaitement distincte : d’un côté ceux.celles qui bouffent trop, de l’autre ceux.celles qui n’ont pas assez à bouffer. Dans le Nord global, même (et parfois surtout) les pauvres et les prolétaires sont en surpoids.

6- Nombreux sont les gens dont l’existence est à peu près totalement enfermée dans le monde de l’économie : leur boulot, c’est de vendre ou d’acheter, de dégager des profits, leur vie familiale est conçue comme une entreprise, leurs loisirs sont programmés par les industries du divertissement et leur but dans la vie est d’économiser suffisamment pour acheter un appartement qu’ils loueront en Airbnb... Alors, quand il leur faut choisir ceux.celles qui vont les représenter dans la sphère de l’Etat, il font les soldes.

7- Quand je sens la bête fasciste monter en moi, je pousse un cri aigu que j’essaie de rendre aussi primal que possible. Après, ça va mieux. Merci, Dr Janov.

8- Plus la pacification des mœurs se fait vétilleuse, insistante, caporaliste et plus la masse compacte des nuages de guerre s’épaissit sur la ligne d’horizon. Ne me dites pas que c’est sans rapport – il y a bien un rapport, mais il demeure obscur. Ce serait un beau sujet pour un concours, à la manière de celui que Rousseau remporta avec son « discours » sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

9- A supposer, Messieurs, que vous ayez le choix entre écrire les discours de Rachida Dati, en sa qualité de ministre de la Culture, et vous passer le gland à la paille de fer – qu’est-ce que vous choisiriez ?

10- Très bonne nouvelle : Philippe Poutou sera candidat aux élections européennes... en Belgique. C’est fou, la facilité avec laquelle candidat, ça tend à devenir un métier.

11- On s’étonne parfois de trouver des livre richement reliés, des livre de prix (prix d’excellence, second prix de couture, premier prix ex-aequo de physique, etc.) attribués il y a plus de cent ans, dans les boîtes à livres.
En voici, sous la plume de Erri De Luca, une explication plausible :
« Les livres gardent l’empreinte d’une personne plus que les vêtements et les chaussures. Les héritiers s’en défont par exorcisme, pour se libérer d’un fantôme. Le prétexte est qu’on a besoin de place, qu’on étouffe sous les livres. Mais que mettent-ils alors contre les murs où se dessinent leurs contours ? ». Et, un peu plus loin, comme pour justifier la ferveur avec laquelle je les recueille parfois, ces abandonnés : « Comme la deuxième couche de peinture qui sert à fignoler, la deuxième vie d’un livre est la meilleure ».

12- La guerre civile, c’est quand les murs ne servent plus aux amoureux qui s’y adossent pour s’embrasser, mais aux vainqueurs pressés de fusiller les vaincus.

13- Quand la longue marche au pouvoir de la fille brune de son père brun aura été enfin couverte de succès, ça se bousculera comme jamais au portillon pour occuper les postes de responsabilité. Rien que ça, cela suffit à prendre la mesure de la chute vertigineuse des élites, dans ce pays. On pourrait presque en faire un jeu de société – qui à la Culture, à l’Education nationale, à l’Intérieur, etc. ? La lutte serait chaude entre Onfray et Houellebecq pour le premier ; pour le second, on verrait bien Elisabeth Lévy ou alors Caroline Fourest ; pour le troisième, Eric Ciotti – prise de guerre. On s’amuserait comme des petits fous, avant de prendre le maquis.

14- La bonne blague !

Toto raconte des histoires...
– Tu veux que je te raconte une blague à l’envers ?, demande-t-il à un copain.
– Oui !
– Alors commence par rigoler !

(Laurent Gaulet, Histoires de Toto, First Editions, 2010)

15- Redressement

– T’as vu, Duralex est en redressement judiciaire...
– Durex, en redressement... ?
– Non, pas Durex, Duralex...
– Ah ! Tu m’as fait peur...

16- Le Slip français, entreprise également en grande difficulté, « victime d’une fuite de données » (Le Monde du 19/04/2024). Si l’on m’annonçait demain que cette marque vient d’être rachetée par l’américain Pampers, je n’en serais pas plus surprise que ça.

17- On dira un jour : l’assassinat de l’Archiduc d’Autriche par un nationaliste serbe à Sarajevo le 28 juin 1914 a été le détonateur de la Première guerre mondiale. Les dignitaires nazis survivants ont été condamnés à Nuremberg pour les crimes contre la paix dont ils se sont rendus coupables, ayant provoqué la Seconde. Et l’Etat d’Israël, lui, aura été l’incendiaire qui a mis le feu à la plaine de la Troisième...

18- Lorsqu’on nous rappelle avec insistance qu’un homme politique, un ministre vient de la gauche, c’est généralement pour nous indiquer qu’il se dirige vers la droite, à fond de train.

19- L’une des pires choses qui puissent arriver à un spécialiste est d’être distingué et adoubé comme penseur, survolant l’époque, par les journalistes. Le voici désormais convié à refaire le monde en une interview de 5000 signes, les contrats d’édition pour des livres de fond épais comme des crêpes bretonnes lui tombent dessus, en rafale. C’est ainsi qu’Edgar Morin, estimable sociologue, est devenu, dans les journaux, le philosophe de notre temps. Ce qui, au final, donne des choses de cette haute tenue : « Ayons conscience du moment dramatique que nous vivons pour l’espèce humaine, de ses ambivalences, de ses risques et périls, mais aussi de ses chances » Stéphane Hessel/Edgar Morin : Le chemin de l’espérance, Fayard, 2011 – eh oui, il a fallu qu’ils s’y mettent à deux pour s’élever à ces hauteurs béantes !

20- Quelques heures avant sa mort, N. philosophait encore. On avait retrouvé, hâtivement griffonné sur un mouchoir en papier, cet aphorisme : « Tous les hommes sont des animaux (la preuve : Darmanin), mais tous les animaux ne sont pas des hommes (la preuve : Darmanin) ». Jusqu’à son dernier souffle, N. s’était exposé au risque de demeurer radicalement incompris.

Virginie Sofa