Sur le nouvel antisémitisme

, par Alain Brossat


Bien sûr que les exactions commises par l’Etat d’Israël nourrissent un nouvel antisémitisme. Dans la mesure même où ces crimes sont commis par un Etat qui se prévaut en tout premier lieu de sa constitution et son identité juives, le contraire serait étonnant et même miraculeux. Mais il faut prendre toute la mesure de ce que ce nouvel antisémitisme a de nouveau, précisément : il n’est pas, en premier lieu, fondé sur le préjugé, religieux ou racial, sur des croyances ou de l’idéologie déguisée en science. Il découle directement d’une situation et des actions qui y sont mises en œuvre par l’Etat qui se dit juif. Des actions qui ne sont pas des excès accidentels ou circonstanciels, mais dont la ligne d’horizon est bien la disparition du peuple palestinien en tant que peuple parmi les peuples. Ce n’est pas un antisémitisme fantasmatique, un antisémitisme de tradition, tissé de stéréotypes circulant de génération en génération, c’est un antisémitisme de réaction à un ensemble d’actions criminelles, dont le propre est d’embarquer totalement le signifiant « Juif », par un Etat qui est l’allié privilégié et le protégé des démocraties occidentales.
La différence entre ce nouvel antisémitisme et tant l’antisémitisme religieux (chrétien) que l’antisémitisme racial (nazi) est donc marquée. Cette différence est accentuée par le fait que cet antisémitisme de réaction rencontre l’opposition des institutions et des pouvoirs qui le condamnent et le répriment, tandis que, dans ses formes antérieures, l’antisémitisme était puissamment soutenu, relayé, encadré, mis en œuvre par l’Eglise, l’Etat, les élites et les institutions.
Cette différence radicale fait que toute notion d’un antisémitisme immémorial et homogène dont les formes présentes ne seraient que la reprise, adaptation au goût du jour, est à proscrire. L’antisémitisme d’aujourd’hui est nourri par la violence d’un Etat criminel dont le dessein de toujours – empêcher le peuple palestinien d’accéder à une condition historique, d’exister dans le sens propre du terme – saute désormais aux yeux de l’opinion mondiale, avec l’anéantissement en cours de Gaza. Cela ne confère à cet antisémitisme aucune assise légitime ou rationnelle, pour autant qu’il est une réponse (réaction) biaisée à une situation réelle, mais cela en définit l’irréductible singularité. Son terreau n’est pas l’imaginaire, comme l’antisémitisme religieux qui fait porter au Juif de toujours le fardeau du martyre du Christ, comme l’antisémitisme racial qui « rêve » une introuvable « sous-race », facteur de toutes les corruptions, c’est le réel d’un scandale institué dans l’ordre historique – non pas seulement les violences répétées dont sont victimes les Palestiniens, mais, plus rigoureusement, leur destruction continue comme peuple. Qui plus est, ce crime continué se commet avec l’assentiment actif du bloc de puissance sur lequel reposent les formes présentes de l’hégémonie.
Cet antisémitisme de réaction est celui d’une fraction des gens, du corps social qui statue ainsi, dans des termes inacceptables, sur l’intolérable. Mais cet intolérable, lui, est bien là. Or, la dénonciation de ce nouvel antisémitisme a le plus souvent pour première destination d’effacer cet intolérable sur la ligne d’horizon du présent.
Ce qui caractérise donc ce nouvel antisémitisme, c’est sa condition « mineure » celle d’un discours réprouvé, en tant que discours « d’en-bas », réprimé et méprisé par les élites, les pouvoirs, les autorités. Comme d’autres discours « mineurs », il trouve continuellement matière à se conforter, se renforcer dans cette vive opposition qu’il rencontre du côté des puissants, du monde « majeur ». Il présente à ce titre des affinités avec d’autres discours de résistance illusoire, le discours antivax, le discours climatosceptique, les discours de forme plus ou moins conspirationniste, en général. La matrice discursive est toujours la même : plus l’opposition est vive, plus nous nous heurtons à des résistances, plus nous sommes exposés à l’opprobre et réprimés, plus cela administre la preuve que nous sommes dans le vrai. Plus nos paroles sont comprimées et notre position vouée aux gémonies, plus cela confirme que nous avons raison et que notre seul tort est de dire à haute voix ce qui constitue le secret le mieux gardé du présent. Les persécutés, c’est nous, pas les autres.
On remarquera que le point d’inflexion fatal de ce nouvel antisémitisme, c’est le glissement du signifiant « israélien » (le nom du persécuteur) au signifiant « juif ». Mais cet amalgame est constamment encouragé et facilité par l’appropriation du second par le premier, dans le discours de l’Etat d’Israël et, plus généralement, la glose sioniste. Le point d’inflexion fatal, c’est le moment où, du constat des actions criminelles perpétrées par la puissance israélienne, du constat subséquent du silence massif de ceux, en général, au nom desquels ces crimes sont commis, on passe au prix d’un raccourci désastreux, aux conclusions : « Aussi bien, les Juifs, etc ». C’est-à-dire on opère une bouture fatale non seulement entre les deux signifiants, mais un raccord, tout aussi irréparable, entre deux temporalités : celle du présent, placé sous le signe « Gaza » et celle du préjugé intemporel, le temps des Juifs comme « problème » perpétuel, du problème juif (comme on parle de « problème palestinien » aujourd’hui, soit dit en passant – comme si le « problème », c’était eux...). Le point d’inflexion fatal est là, où ce nouvel antisémitisme dont la situation est tout à fait singulière réveille inévitablement des éclats mortels du préjugé dans ses formes stratifiées, fossilisées – les Juifs, décidément, n’en ont pas fini de nous emmerder, comme ils nous ont toujours emmerdés, d’ailleurs voyez Strauss-Kahn, Weinstein, Epstein, etc., etc.
Ceci étant, ce désastre (l’antisémitisme est un désastre dans la langue en tout premier lieu, comme l’a brillamment montré Victor Klemperer dans son maître ouvrage, LTI) demeure, dans nos sociétés, pour le moment essentiellement confiné à l’espace discursif, pour autant précisément qu’il est dépourvu d’assises du côté des pouvoirs, des institutions, des élites, qu’il est relégués sur les marges, dans les sous-sols de la vie publique. Pas de pogroms, pas de camps, pour faire court – pour cela, il faut des Cosaques et les moyens du pouvoir, de l’administration, des trains – et ça, c’est l’affaire de l’Etat. Et, devrait-on ajouter, ces moyens-là, ce sont les autres, ceux qui anéantissent les Palestiniens et leurs complices qui en disposent.
Le problème avec le mot antisémitisme, c’est que c’est un mot-valise dont l’emploi, souvent de façon très concertée, fait perdre tout sens des proportions – on perd de vue les hétérogénéités radicales, la différence entre le prurit antisémite au temps de l’Affaire Dreyfus qui est une grosse crise verbale (pas de pogroms en métropole), les pogroms en Russie tsariste (des massacres) et les exterminations nazies. Comme mot-valise, « antisémitisme » se prête à être pris en otage par la propagande, dans la mesure même où il efface les seuils et les hétérogénéités – on va pouvoir ainsi, aujourd’hui, dramatiser à souhait des incidents dispersés, faire l’amalgame entre les imprécations et les voies de fait, « faire du chiffre » à volonté autour des « incidents antisémites » – ceci dans un contexte où une sobre approche de la situation générale nous conduirait plutôt à opiner que c’est miracle si les choses ne prennent pas, sur ce front, une tournure plus dramatique. Le mot « antisémitisme » est ici le parfait pourvoyeur de l’illusion de la continuité et de la compacité entre des situations et des conduites (des dispositions) que tout sépare : celle du bureaucrate du crime à la Eichmann et celle du quelconque d’aujourd’hui, et qui vomit sur les réseaux sociaux, en termes approximatifs, toute l’horreur que lui inspirent les images de l’anéantissement de Gaza. La suture qu’opère ici ce mot (puissant dans sa propriété révulsive et aversive) est un leurre. L’opprobre est dans le camp de ceux qui en font aujourd’hui l’usage que l’on sait, en leur qualité d’indéfectibles compagnons de route de l’Etat criminel.