Presque plus de batterie dans mon smartphone Huawei !

, par Armand Bento-Guilledoux


« Si nous imaginons qu’un autre aime ou désire, ou hait ce que nous désirons ou haïssons, par là même, nous aimerons, désirerons ou haïrons l’objet avec plus de constance. Mais si nous imaginons qu’autrui a en aversion ce que nous aimons, ou, inversement, qu’il aime ce que nous haïssons, nous subirons alors une fluctuation d’âme »
(Spinoza, Ethique, traduction Robert Misrahi)

1- N. était cruellement déçu que les fabricants de deepfakes ne s’intéresse pas à lui. Comme il aurait aimé voguer sur les réseaux nu comme un ver, monté comme un âne, lubrique et turgescent !

2- Il y avait ce retraité qui fumait assidûment sa pipe, assis sur un banc, tout près de la boîte à livres (le fumeur de pipe, genre poète anar et qui dit des gros mots – encore une espèce en voie de disparition). Il a fini par me repérer et, me voyant une nouvelle fois approcher de la boîte, sans même descendre de mon vélo, il me lance :
– Ah, je vous vois souvent ici... Grand lecteur !
– (sous le coup d’une inspiration subite) Vous n’y êtes pas du tout : je travaille pour la mairie, en bénévole – mon boulot, c’est de faire le tour des boîtes à livres de la ville, tous les jours, de contrôler tout ce qui est déposé et d’en retirer tout ce qui est susceptible de constituer un danger pour le public.
– Par exemple ?
– La pornographie, les écrits subversifs, antisémites, ceux qui véhiculent des préjugés contre les femmes, ce qui est susceptible de heurter la sensibilité des enfants, les romans écrits par des auteurs de moralité douteuse...
– Au bout du compte, ça doit en faire pas mal...
– Ben oui, vous voyez, c’est pour ça que j’ai un grand sac à dos... Tiens, ça, par exemple : La Rabouilleuse, de Balzac, il faut bien que je l’enlève, vraiment trop sombre... Zola, aussi, systématiquement – trop démoralisant... Et ça, justement : Le repos du guerrier – rien que le titre... Les boîtes à livres, ça n’est pas fait pour pousser les gens au vice, les encourager à la débauche – allez, j’embarque ! Bon, c’est pas tout ça, faut que je continue ma tournée ! Bonne journée !
– Bonne journée à vous aussi ! Et bon courage !

3- Une situation embarrassante : je m’active à mettre un peu d’ordre dans la boîte à livres fort encombrée et je vois arriver de loin une dame accorte, que dis-je, presque sémillante, les bras chargés de bouquins.
– C’est déjà plein comme un œuf !, lui lancé-je, avec un large sourire, comme elle arrive à portée de la boîte.
– Ah, fait-elle, d’une voix indécise, mais alors regardez un peu ce que j’ai là – vous allez peut-être y trouver votre bonheur...

Je jette un coup d’œil – un désastre : Marc Lévy, Jean-Christophe Rufin, Yasmina Reza et, pour couronner le tout, le dernier Despentes...
– Ah oui, très bien, osé-je d’un ton léger, mais je pense avoir à peu près tout lu...
– Je vois que nous avons les mêmes goûts...
(éludant, avant que ça n’aille un peu trop loin) Bon, c’est pas tout, mais il va quand même bien falloir leur faire une petite place, à ces bouquins... Posez-les là pour le moment...

Et de recommencer à m’affairer, avec des gestes quasi-professionnels à mettre de l’ordre dans la boîte...

4- « Extrême droite », « identitaires », « nationalistes », « ultra-droite », « populisme de droite », etc. : ce qui est en jeu dans cette profusion qualificative est tout à fait distinct : éviter à tout prix les mots qui, seuls, soutiendraient un examen dégrisé de la situation présente : fascisme, fascistes. C’est une conduite magique, mais c’est surtout la manière dont les faiseurs d’opinion éludent aujourd’hui toute discussion sur le fascisme contemporain, ses formes, sa singularité, ce qui le distingue de formes anciennes ; et surtout, c’est le moyen par lequel ils évitent la question des questions : comment le combattre, ce nouveau fascisme ?
En se défilant et en refusant obstinément de prononcer le nom de la chose, ces trembleurs font le lit du fascisme et des fascistes. Plutôt que les nommer pour les combattre, ils les plagient et paraphrasent leur démagogie sous prétexte de faire barrage au populisme, à l’extrême droite (etc., voir plus haut). Leur restera la ressource de prononcer enfin le nom de la chose, lorsque celle-ci leur sera passée sur le corps. Mais ce sera un peu tard et, de toute façon, ce ne sont pas eux qui paieront les pots cassés.
Fascisme, fasciste, ce n’est pas de l’histoire ancienne, des séquences passées (l’approche historiciste impensante du fascisme), ce sont des concepts dont aucune discussion sur l’époque et l’à-présent ne saurait faire abstraction. Le débat sur le fascisme a été au cœur des discussions dans le mouvement ouvrier et la gauche intellectuelle du milieu des années 1920 aux années 1950 au moins et puis il s’est progressivement évaporé. Il a connu un regain en France dans les années 1980-90 avec le début de l’ascension de Le Pen, le père. Et maintenant que c’est la fille qui, en tenue de soirée, y domine la politique des partis, il a disparu sans traces. De cet oubli, ou plutôt escamotage, nous paierons le prix, et sans doute plus tôt que vous n’imaginez.

5- Zemmour et Bardella ont parfaitement raison : les étrangers, c’est vraiment la plaie. Ils ne comprennent pas que quand un cycliste leur dit : soit : « J’ai crevé », soit : « Je suis crevé », ça ne veut pas du tout dire la même chose. Les verbes auxiliaires, ils s’en foutent. Eh bien ça, je dis, ça vaut largement une OQTF...

6- Quand on y réfléchit un peu, on s’aperçoit que ce que les gens, dans leur masse, finissent toujours par payer au prix fort, c’est moins ce qu’ils ont fait, activement, que ce qu’ils ont laissé faire, laissé passer. Ce qui nous renvoie directement au § 4.

7- Dans le monde d’après Auschwitz, il n’est plus trop séant de rêver à voix haute de l’extermination d’un peuple abject, « indigne de vivre », sous-humain, etc. et moins encore, naturellement, de se mettre à l’ouvrage en vue de son extermination. Pour autant, la perception par une collectivité (quelle qu’elle soit) d’une autre collectivité comme source de troubles perpétuels, déplacée, excédentaire (etc.) ne s’efface pas sur la ligne d’horizon des relations entre peuples. Va donc prendre consistance une figure dont le nom n’est guère prononçable, mais qui n’en est pas moins persévérante pour autant, celle du peuple encombrant. Ce qui fait la différence entre le peuple encombrant d’aujourd’hui et la race inférieure voué à la disparition d’hier, c’est que ceux qui rêvent de se débarrasser du premier ont déserté le fantasme de l’extermination du second jusqu’au dernier. L’expérience historique leur a démontré l’irréalisme de cette « solution » (finale).
Mais une fois cette fantasmagorie mise de côté, il leur apparaît que tous les moyens sont bons pour en finir avec l’encombrement de leur espace et leur horizon par le peuple encombrant. Ils ne ménagent donc aucun effort pour rendre ce qu’ils considèrent, en bons post-nazis qu’ils sont, comme leur espace vital (Lebensraum) inhabitable pour ce peuple en trop. Pour le réduire à cette condition résiduelle dans laquelle, enfin, il cesserait d’encombrer leur propre avenir radieux de Herrenvolk [1] remastérisé.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là : aux yeux du monde, des autres peuples, ceux qui s’activent ainsi sans relâche et férocement à se débarrasser du peuple encombrant qu’ils ont en ligne de mire tendent à devenir eux-mêmes incommodants, insupportables, bref : un peuple encombrant, à leur tour. La boucle de l’Histoire empoisonnée par des histoires de peuples encombrants se boucle ici dans les tons les plus funèbres, tandis que se réveillent les souvenirs de scènes d’horreur pourtant placées sous le signe du « plus jamais ça ! ».

8- N’importe quelle espèce de régime politique ou de forme du gouvernement qui perd de vue sa condition de relativité à toutes les autres et est colonisée par le fantasme de son éternité ou de son universalité franchit un cap obscur et devient une menace pour les vivants. C’est ce qui établit une parenté distincte, quoique choquante, entre le Reich nazi qui ne pouvait se percevoir que comme éternel (les fameux « mille ans » étant ici une figure rhétorique signifiant l’éternité) et la total-démocratie d’aujourd’hui en tant qu’elle se voit tout naturellement comme sans alternative, ni sur un plan spatial, ni sur un plan temporel. La seconde n’est au fond qu’une version updated de la folle présomption de la première. Quand le fantasme de l’éternité s’infiltre dans le domaine politique, l’homme (la femme) ordinaire est bien inspiré.e de chercher refuge dans l’abri le plus proche.

9- Repartir, toujours du différend entre les sexes (la regrettée Françoise Collin, tout autre chose que le féminisme césarisé-oscarifié d’aujourd’hui) : les femmes et les hommes ne s’entendent pas parce qu’elles.ils ne sont pas faits pour s’entendre. Les femmes peuvent et savent faire toutes sortes de choses que les hommes ne peuvent ni ne savent, et réciproquement. Pour ce solide et insurmontable motif, ils.elles se vouent une jalousie (une envie) mortelle. Il leur faut bien coexister, bien sûr, mais comme chiens et chats. Le différend entre les sexes n’est pas soluble dans la généalogie du patriarcat – un simple énoncé qui, dans sa vocation même – déclencher une tempête d’imprécations – vérifie la proposition liminaire : ce dont il faut partir, c’est du différend entre les sexes.

10- Iriez-vous jusqu’à dire qu’il arrive à votre chat d’être de mauvaise foi ? De mentir comme un arracheur de dents ? De tenter de se faire passer pour ce qu’il n’est pas ? De ne pas se prendre pour une merde ?

11- Si Georges Perec avait eu un tant soit peu de suite dans les idées, il est bien évident qu’il aurait signé son célèbre roman La Disparition du nom de Gorgs Prc. Mais non – ces gens-là font toujours les choses à moitié, ce qui n’incite guère à les prendre au sérieux.

12- Marguerite Duras, aussi bien dans La pluie d’été que dans son conte pour enfants Ernesto ou encore avec le prolongement cinématographique de celui-ci En rachâchant par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, attire notre attention sur l’invisible violence de ce verbe : « scolariser ». « Scolariser », c’est une action que l’on exerce sur un corps, une prise de possession d’un sujet humain en vue de le transformer aux conditions d’une institution – l’Ecole. C’est un mot terrible à ce titre, comme « amputer », « anesthésier », « opérer »... La raison pour laquelle Ernesto ne ménage aucun effort pour s’en déprendre, abrité derrière la plus énigmatique des formules : « Je retournerai pas à l’école parce que à l’école, on m’apprend des choses que je ne sais pas » (La pluie d’été). La résistance opiniâtre à la scolarisation, c’est ici la défection pure.

13- Tout le monde a lu au moins un roman de Simenon et l’on identifie le plus souvent son œuvre à Maigret et à ses fameuses enquêtes. Mais le talent ou, pour certains, le génie de Simenon est ailleurs. Il tient avant tout à l’art de créer des atmosphères. Simenon, c’est le type qui crée une atmosphère en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, à peu près n’importe quelle atmosphère, en quelques lignes ou quelques pages. La qualité de cette atmosphère, ce n’est pas du côté de l’exactitude qu’il faut la chercher, de la qualité de la représentation, mais de l’impression de vérité – un parfait faux-semblant. L’atmosphère selon Simenon est déliée de tout souci d’imitation, de documentation, elle ne copie rien du tout, elle se déploie du côté d’une fiction poétique plus vraie que le vrai. Elle est le vrai-faux-semblant parfait. L’écrivain serait ici comme un faussaire qui réinventerait entièrement l’œuvre qu’il est censé copier. Et ce qui impressionne chez Simenon, c’est la productivité, le rendement – la production des atmosphères à la chaîne. Le meilleur de la littérature industrielle.

14- A vrai dire, tant que j’ai encore le choix entre dire « J’ai une horrible envie de pisser », « j’ai une terrible envie de pisser », « j’ai horriblement envie de pisser », « il faut absolument que j’aille pisser », « j’ai un besoin de pisser urgent », etc., la démocratie conserve encore toutes ses chances. Il ne sert à rien de dramatiser à tout-va. La liberté d’expression, c’est ça qui importe, en fin de compte et pour de bon.

15- Le Blochon, ça pourrait encore aller, à la rigueur. Mais ce qui n’est vraiment pas possible, c’est le Re-blochon (proverbe savoyard).

16- La comédie du pouvoir est une tragédie : au fil du temps, le perspectivisme macronien (« d’un côté..., de l’autre côté... » – il faut envisager les choses sous différents angles) a cédé la place à un autre précepte, si l’on peut dire, nettement plus inquiétant : je dis/fais une chose un jour et le contraire le lendemain ; la main gauche ignore ce que fait la droite – l’incohérence au poste de commande, le bateau ivre, le perpétuel n’importe quoi. L’éclectisme associé aux coups de menton césariens ne résiste pas à l’épreuve du pouvoir. Un pilote dans l’avion ? Quel pilote ? Quel avion ?

17- Sous l’effet des événements en Palestine, la densément peuplée nébuleuse des compagnons de route de l’Etat d’Israël tend à se transformer en parti du génocide. C’est ce que démontre son acharnement à décrier ceux.celles qui entendent faire valoir les droits inaliénables du peuple palestinien à résister par tous les moyens, y compris armés, à l’Etat-colon qui l’a dépossédé et qui, aujourd’hui, entend le saigner à blanc ; ainsi, aujourd’hui, donc, la meute lâchée contre Judith Butler qui tient bon, grâces lui soient rendues, sur la différence entre résistance et « terrorisme ». Plus l’Etat criminel est entraîné dans la spirale du génocide, et plus ils se fanatisent et font équipe avec lui.
Du coup, avec cet omniprésente et vibrionnante agitation du parti du génocide, l’heure présente tend à ressembler de plus en plus aux temps sombres de l’Occupation – quand toute la célinerie du moment se réjouissait de la disparition des Juifs. Aujourd’hui, les mantras à propos du Hamas-terroriste ne sont rien d’autre, et d’une manière toujours plus distincte, que le manteau de Noé hâtivement jeté sur l’entreprise génocidaire conduite à Gaza d’une main qui ne tremble pas par l’Etat d’Israël. En France, le parti du génocide cultive la transversalité – un boulevard rectiligne qui relie Rufin à Zemmour, avec toutes les stations intermédiaires que l’on s’épargnera ici la peine de nommer.

18- L’ange de l’Histoire de Klee sous-titré par Walter Benjamin – transi, les yeux écarquillés emporté par la tempête (la catastrophe ayant le visage de la combinaison du fascisme et de la guerre), ce malheureux Angelus novus n’avait rien vu. Là, les yeux lui sortiraient carrément de la tête s’il lui fallait regarder en face cette vignette du présent : le culte de la mémoire du génocide juif (la Shoah, le cœur de la catastrophe) solidement agencé sur la relance du droit de conquête – le Grand Israël et son corollaire, la disparition du peuple palestinien. Non, décidément, notre cher Walter n’avait rien vu.

19- « The West is the best
The West is the best
Go there and we’ll do the rest. »

The Doors – The End

20- Vous n’avez rien compris à Poutine. Il est, dans le monde russe, l’humilié de toujours, et qui, devenu enragé, se venge. L’homme du ressentiment en version slave, grand russe, plus précisément. Vous n’avez pas lu Dostoïevski ? Il est encore temps...

Armand Bento-Guilledoux

Notes

[1« Race supérieure » (Nde)