Quai des burnes

, par Amandine Frisquet


« Cette sorte de liberté sauvage dont on jouit [en Asie] ne peut être comprise en Europe où tout est si réglé par la civilisation »
(Alexandre Yersin, cité in Patrick Deville : Peste &Choléra (2012)

1- Au terme d’une soirée bien arrosée, N. était rentré chez lui bien après minuit. Le lendemain et les jours suivants, il racontait à qui voulait l’entendre qu’ayant demandé à Alexa, avant de se mettre au lit, quel temps il ferait le lendemain, il s’était entendu répondre d’un ton excédé, hystérique, presque, précisait-il : « Ta gueule, connard, je dors !!! ».
Renseignement pris, N. avait, au long de ladite soirée, vidé par moins de la moitié d’une bouteille de rhum blanc de la Barbade...

2- Une formule impensante par excellence : « Tout faire pour empêcher que le pire ne se reproduise ». C’est comme la prière que les enfants marmonnaient jadis avant d’aller au lit, à genoux sur la descente de lit. En fait, le pire est bien plus fûté que ceux.celles qui tentent ainsi, et si pathétiquement, d’exorciser le mal – il se réinvente, change de visage et de tenue tous les jours et se rend ainsi méconnaissable, tandis que les litanies s’ajoutent aux litanies...

3- Victime est un mot à double sens – comme esclave. La victime devient suspecte dès lors qu’elle est, précisément, l’esclave d’une construction victimaire. De cette victime-ci, il conviendra de se défier, pour autant qu’elle est une petite fabrique du ressentiment.
Les victimes qui ont subi et subissent un tort absolu et celles que produit à la chaîne le victimisme, conformément à l’esprit du temps, sont deux espèces distinctes, qui coexistent dans une même époque, et que nous serions bien inspirés de ne pas confondre.

4- L’existence se réduisant comme une peau de chagrin : il faudrait faire un inventaire aussi complet que possible des catégories humaines qui sont emportées par cette forme de désolation : les vieux, les détenus, les miséreux, les errants, les malades chroniques, les personnes lourdement handicapées... Leur monde n’est pas fait, comme celui des autres, d’une infinité de possibles mais de l’accumulation des impossibles. De la déperdition des possibles. A la fin, l’existence se trouve réduite à une simple fonction – la respiration. Le processus de réduction de la peau de chagrin s’achève lorsque celle-ci s’interrompt.

5- Pour mémoire : on n’est jamais bien fou qu’en famille. Le fou, la folle, c’est celui.celle que les autres se sont acharné.e.s à rendre fou.folle, sur qui ils ont déversé leur propre folie – le maillon faible. La folie est toujours un agencement collectif et sa rigoureuse individualisation un trompe-l’œil. La clinique se plie aux conditions de cette illusion. D’où ses médiocres performances.

6- Le suprémacisme racial est une maladie contagieuse. Récemment, la ministre du Travail de Taïwan Hsu Ming-chun a fait un commentaire remarqué, à propos de l’importation dans l’île de milliers de travailleurs indiens – opération requise par la pénurie de main d’œuvre, doublée d’une mesure de rapprochement diplomatique de l’Inde (contre la Chine, donc). Il serait préférable, dit-elle, de recruter des travailleurs provenant du Nord-Est de l’Inde du fait que « leur couleur de peau et leurs habitudes alimentaires sont plus proches des nôtres ». En outre, tint-elle à ajouter, ces Indiens-là sont dans leur majorité des chrétiens et de ce fait particulièrement qualifiés pour être employés en usine, dans le bâtiment et le secteur agricole.
Cette déclaration ayant suscité une certaine émotion, la ministre s’excusa de son caractère « inapproprié » et plaida, comme il est d’usage en pareil cas, le « malentendu ».
La grammaire des espèces est une maladie politiquement et culturellement transmissible. La ministre taïwanaise (une Chinoise ethnique, donc) parle ici selon son cœur en tant qu’elle a ingéré le poison du suprémacisme blanc et l’a transposé dans son univers – une succursale de la démocratie occidentale en mer de Chine. La chose amusante et sinistre est ici l’effet retard : elle énonce le préjugé de couleur avec une candeur (vulgarité, si l’on préfère) qu’a récusée depuis un certain temps déjà la correction des mœurs (politiques, entre autres) dans les démocraties occidentales. Elle énonce le préjugé en tant que quasi-blanche, blanche d’adoption récente, mal dégrossie, à la traîne. En attardée du color divide. On ne se méfiera jamais assez des néophytes, de leur zèle, de leurs approximations...

7- Au cours de la fameuse soirée, N., très en train, avait passablement déliré et infligé aux convives un interminable discours dans lequel était en question la différence entre « ne pas aimer » et « détester ». Ce n’est pas, disait-il en substance, parce que je n’aime pas les tomates et n’en mange jamais que je vais aller saccager tous les plans de tomates des environs. Ce n’est pas parce que je n’aime pas le Figaro que je vais me précipiter dans toutes les maisons de la presse pour en déchirer tous les exemplaires que je pourrais. Ce n’est pas parce que je n’aime pas les chats (je n’ai pas envie d’en avoir un) que je cherche à les écraser quand je suis au volant de ma voiture, etc. – et plus les exemples s’empilaient, plus la litanie traînait en longueur, moins les invités comprenaient où il voulait en venir.
– Mais enfin, osai-je finalement, à bout de patience (tandis qu’il abordait le chapitre des blondes qu’on peut ne pas aimer plus que ça sans pour autant nourrir le destin de les exterminer toutes), mais enfin, qu’est-ce que tu es en train d’essayer de nous dire, là ?
Un long silence s’ensuivit – N. me fixait d’un regard franchement incrédule, embrumé par l’alcool. Puis il finit par articuler :
– Non, mais t’es con ou quoi ? Tu lis jamais les journaux ?

8- Spadassin : tueur se déplaçant sur une bicyclette.

9- le problème du tigre, ce n’est pas qu’il est cruel (en quoi est-il cruel ? – il ne fait que son boulot de tigre), c’est qu’il pue de la gueule, énormément. Ce qui peut s’entendre comme une métaphore politique.

10- Contre l’embrigadement idéologique : dans les écoles maternelles, à Cuba, lorsque la maîtresse raconte Le Petit Chaperon rouge aux enfants, elle énonce (prononce) ainsi la ritournelle bien connue : « Tire la chevillette, et la bobinette cheguevar(r)a ».

11- Les Israéliens, et pas seulement les énergumènes fascistes qui les gouvernent, ont perdu de vue la notion même d’humanité. Dans LTI, la langue du IIIème Reich, Victor Klemperer remarque que l’ « idée originale » de Gobineau n’est pas d’avoir divisé l’humanité en races, « mais plutôt d’avoir relégué le concept général d’humanité au second rang par rapport aux races devenues autonomes ». Les Israéliens qui s’en vont faire rempart de leur corps contre la distribution de l’aide humanitaire aux Gazaouis font mieux : ils effacent le « concept général » d’humanité, ils l’exterminent. Ils font du super-Gobineau, lequel, en tant que celui-ci, promoteur de l’opposition entre race des seigneurs germanique et race de parasites sémite, est l’un des pères fondateurs de l’antisémitisme exterminationniste. L’ennemi public n°1 devenu l’inspirateur.

12- N. s’offrait régulièrement le douteux plaisir d’envoyer à l’une ou l’autre de ses anciennes maîtresses (pour mémoire : maîtresse est le féminin de maître) ce genre de message, destiné à titiller une bien improbable fibre nostalgique : « Dis, quand je ne serai plus qu’un pauvre DWEM [1], est-ce que tu m’aimeras encore ? ».

13- Disparition du primatologue Frans de Waal : le propre de l’homme, disait-il en substance, c’est d’être ce grand singe arrogant qui a détruit la planète. Cela se défend, si l’on envisage l’humain sous l’angle de l’espèce. Mais, à y regarder de plus près, c’est un peu expéditif – ce ne sont pas les peuples de la forêt qui ont détruit la planète, et pas davantage, mis à mal la faune et la flore dans les proportions qui se constatent aujourd’hui. Le crime a un nom et une adresse, et surtout une couleur, puisqu’il paraît que l’espèce humaine se divise en couleurs.

14- Les pires, loin de là, ce ne sont pas ceux qui « ont du sang sur les mains ». Ce sont ceux pour qui le meurtre est un jeu vidéo rémunéré, le mug rempli de café fumant posé sur la console, les écouteurs sur les oreilles.

15- Décadence du shabbes goy : dans le Yiddishland traditionnel, le shabbes goy se rendait utile, chez les Juifs religieux, en rallumant le poêle et en allant chercher du bois pendant le shabbat. Depuis la création d’Israël et jusqu’à une période récente, il s’est durablement déconsidéré en faisant la promotion de l’Etat hébreu qui-fait-fleurir-le-désert. Mais depuis peu, il est monté en puissance : il assure carrément le service après-vente du génocide dans la bande de Gaza.

16- Herzl trahi par les siens ? « Herzl avant tout ne vise jamais l’oppression et encore moins la destruction de peuples étrangers (…) Il ne demande que l’égalité des droits pour un groupe d’opprimés, qu’un espace aux dimensions modestes, un espace sûr, pour un groupe d’êtres humains maltraités et persécutés » – dixit Victor Klemperer (par ailleurs adversaire résolu du sionisme et pour qui ce ne sont pas les ressemblances entre Herzl et Hitler qui manquent), in LTI, La langue du IIIème Reich, chapitre « Sion », p. 375, Albin Michel, 2023 (1996). En d’autres termes, tout allergique qu’il fût au sionisme et au « demi-fanatique » Herzl, Klemperer ne pouvait imaginer ce que serait le destin de l’utopie herzlienne (Le pays ancien-nouveau) faite Etat et tombée aux mains d’énergumènes comme Netanyahou – et ses prédécesseurs.

17- Le fait que l’on trouve des éléphants, en Asie du Sud-Est, aussi bien en Chine et au Vietnam qu’en Thaïlande, au Cambodge, voire en Malaisie ou en Indonésie nous conduit nécessairement à nous interroger sur la différence entre l’éléphant socialiste et l’éléphant capitaliste. Ou, tout aussi bien, entre l’éléphant non-démocrate, voire autoritaire, et l’éléphant démocrate. L’apparence d’uniformité peut être trompeuse (LOL). Une observation soigneuse de la trompe, justement, peut, sans doute, livrer le secret d’une altérité essentielle.

18- Je redemande : est-il absolument indispensable que la civilisation des mœurs carbure au ressentiment ? Qu’elle se réduise aux conditions de la police des mœurs ? C’est pas malintentionné, comme question...

19- Rishi Sunak, Premier ministre britannique d’origine indienne, sa famille étant passée par le Kenya et l’ayant quitté à l’âge des fièvres nationalistes anti-indiennes (dans les années 1960), joue son va-tout en vue des élections générales proches, en attisant la démagogie anti-migrants et demandeurs d’asile : il fait le forcing pour que soit mis en place au plus vite le pont aérien destiné à expédier ces indésirables... au Rwanda – une première en Europe.
On tient là ce qu’on pourrait appeler une vignette du présent : l’enfant d’immigrés (et en ayant la trombine) ayant prospéré dans le parti de l’ordre et les affaires (Sunak n’est pas seulement un tory enragé, un ultra-conservateur et brexiteur militant, c’est aussi un millionnaire, en pounds), déployant un zèle inlassable dans la persécution des derniers arrivants, des damnés de la terre échoués sur les côtes britanniques. Pas besoin de chercher bien loin pour en trouver les émules sur le continent, en France en particulier.

20- Laurent de Brunhoff, « l’un des pères de Babar », vient de casser sa pipe à un âge avancé, en Floride. Paix à ses cendres. Survivra, jusqu’au dernier souffle du dernier des boomers, la mémoire de l’ « agréable couleur verte » du costume de Babar – un roi très démocrate et d’une louable simplicité de mœurs, soit dit en passant.

Amandine Frisquet

Notes

[1Dead White European Male.