Quelques questions insidieuses adressées à M. Darmanin, ministre de la police (de la pensée)

, par Alain Brossat


Nous avons bien pris acte du fait que les emplois de l’adjectif « terroriste », comme adjectif ou substantif, sont désormais soumis en France à une stricte réglementation.
Ainsi, des énoncés tels que « Le Hamas n’est pas une organisation terroriste » ou même « je doute que l’on puisse dire que le Hamas est une organisation terroriste » exposent ceux.celles qui les profèrent à des poursuites engagées à votre demande, que dis-je, instigation, pour « apologie du terrorisme ». C’est dire si les mots vous importent, au point de pouvoir devenir, pour vous, de véritables bombes. C’est dire si, selon vous, une simple opinion peut devenir davantage que le commencement d’une action – un attentat contre les biens, les personnes et, plus généralement, le monde civilisé. C’est dire combien vous vous souciez de la liberté de parole dans ce pays.

Cependant, les règles s’appliquant à la police des énoncés que vous souhaitez édicter à la faveur de la sombre actualité que nous traversons nous semblent encore imprécises. Or, en la matière, la plus grande rigueur et la plus grande précision sont requises. Par exemple, peut-on, sans s’exposer à des poursuites, dans cette vibrante démocratie qu’est la France, continuer de penser et dire à voix haute : « Israël est un Etat terroriste », voire : « Israël est un Etat exemplairement terroriste » ? Si l’acception en vigueur du mot « terroriste » vise à désigner un individu, une organisation ou une puissance qui tuent des civils, innocents par définition, alors il nous apparaît que l’Etat d’Israël entre pleinement dans cette catégorie : des civils palestiniens, il en tue à foison, que ce soit lors d’opérations militaires terrestres conduites par son armée en Cisjordanie occupée ou bien par le moyen de tirs d’artillerie ou d’opérations aériennes dans la Bande de Gaza. Et qu’il en tue dans des proportions infiniment plus grandes que ne le font, à l’occasion, les dits terroristes du Hamas. Il en tue aussi lorsque ses colons armés tirent à vue sur des villageois palestiniens. Il tue aussi à l’occasion des journalistes présents sur le terrain. Naguère, mais peut-être l’avez-vous oublié, ses services secrets organisaient, à l’étranger, y compris en France, des attentats contre des militants palestiniens.

Si cependant, envers et contre tout, quelque chose devait faire que l’énoncé : « Israël est un Etat terroriste » puisse, selon vos vœux, exposer à des poursuites, il nous faudrait savoir selon quelle incrimination : assurément pas « apologie du terrorisme », dans ce cas, tout à fait inapproprié : le délit d’atteinte à l’honorabilité de l’Etat n’existe pas dans notre beau pays, et c’est heureux – on n’en finirait pas d’instruire des poursuites contre tous ces mauvais esprits qui n’en finissent pas de douter que les Etats en général et ceux qui sont nos amis et alliés, comme Israël et les Etats-Unis, soient dotés d’une solide consistance morale. Mais non. Selon toute probabilité, l’incrimination serait établie sur un syllogisme boiteux de ce genre : Israël se définit comme Etat juif. Dire qu’Israël est un Etat terroriste, c’est nécessairement dire qu’il l’est en tant qu’Etat juif. Donc c’est là à l’évidence un énoncé antisémite, insupportable et scandaleux en ce qu’il associe le signifiant « Juif » et le signifiant « terroriste »... Oui, mais les 4000 et davantage morts (civils) depuis le début de la campagne de bombardement engagée par l’aviation israélienne consécutivement à l’opération conduite par le Hamas sur le sol israélien ? Le soupçon insistant nous vient ici que cela servirait à cela, une police de la pensée et de la langue, précisément : à promouvoir un règlement, statuant que les énoncés licites et illicites, si puissant que la réalité des faits les plus massifs doivent s’effacer devant lui. C’est généralement dans les conditions totalitaires que ce soupçon trouve matière à s’immiscer dans le cerveau des mauvais esprits. Et puis aussi nous vient un autre soupçon : que le terme antisémite, utilisé dans ce contexte, serve avant tout de pare-feu destiné à intimider les critiques de l’Etat d’Israël et de ses usages de la violence contre les Palestiniens.
C’est la raison pour laquelle vous nous permettrez, Monsieur le Ministre de la Langue, de réitérer notre question : A-t-on, dans le pays des droits de l’homme, le droit de soutenir publiquement qu’Israël est un Etat terroriste ?

Il en va de même, toujours dans la même actualité cuisante, de l’usage du mot « pogrom ». Les journalistes en stabulation permanente en ont fait des tonnes sur ce qu’ils ont désigné comme l’affreux pogrome perpétré par le Hamas et ses sicaires assoiffés de sang aux portes de l’enclave de Gaza, assassinant pêle-mêle, ravers et kiboutzniks, femmes, vieillards et enfants. L’emploi du terme « pogrom » a ici une vocation distincte : inscrire le Hamas dans la longue généalogie des persécuteurs des Juifs, des Cosaques et de la populace russe aux nazis. Un emploi à contre-emploi, puisqu’il permet, au passage, d’inverser les positions de l’oppresseur et de l’opprimé, du colonisateur (du spoliateur) et du colonisé (du spolié) – les Juifs, dans l’Empire russe où se déchaînent périodiquement les pogromes, dans l’Allemagne nazie, sont une minorité opprimée, stigmatisée, maltraitée. Est-ce vraiment le cas des Israéliens en Israël/Palestine ? L’emploi du terme pogrome, dans ce contexte est un rideau de fumée, disons, performatif – ce qu’il vise à dissiper aussi, c’est le souvenir tout récent de ces expéditions punitives conduites par des colons israéliens en furie contre des villages palestiniens et à l’occasion desquelles, précisément, le mot pogrome a été remis en circulation – par des commentateurs israéliens, entre autres.
La question serait donc : selon le nouveau règlement discursif à la mise en place duquel vous travaillez d’arrache-pied, l’usage du mot pogrome doit-il désormais être réservé aux violences commises par des hommes en armes du Hamas contre des civils juifs ? Doit-on, inversement, considérer que l’emploi du mot pogrome dans le contexte de violences commises contre des civils palestiniens par des occupants juifs, en Cisjordanie, trahit infailliblement la disposition antisémite de celui qui s’y adonne ? Faut-il statuer définitivement que lorsque les colons en armes blessent et tuent des villageois palestiniens, ils le font nécessairement en état de légitime défense ?

De la même façon, les directives dont vous recommandez énergiquement l’application en votre qualité de ministre de la police de la pensée et donc de la langue, nous laissent sur notre faim pour ce qui concerne toute une gamme de qualificatifs que nous nous étions accoutumés à associer au nom de l’Etat d’Israël – en observateurs attentifs, et de longue date, des faits et méfaits imputables à cette puissance : encourrons-nous désormais, à votre demande, les foudres de la loi si nous persistons à dire que l’Etat d’Israël est un Etat raciste – c’est-à-dire une ethnocratie combinée à une stratocratie (un Etat militaire) ? Qu’Israël est un Etat colonial avant tout ? Un Etat d’apartheid ? Il fut un temps où cette qualification exposait sur le champ ceux qui se risquaient à la mettre en avant à l’incrimination infamante par excellence – antisémitisme. Depuis qu’Amnesty International, entre autres, l’a faite sienne, les choses sont devenues un peu plus compliquées... Mais continuons : un Etat voyou (rogue state) pour autant qu’il s’assied avec constance sur toutes les résolutions de l’ONU statuant sur l’illégalité de l’occupation de la Cisjordanie – entre autres ?

Plus nous y réfléchissons, et plus nous apparaît que le forcing narratif qui s’est concentré autour de l’énoncé « le Hamas est une organisation terroriste » a été, pour le bunker pro-israélien en France, le moyen expéditif de mettre en place un dispositif de sécurité idéologique autour de l’Etat d’Israël (les murs, les barrières, les cordons sanitaires, toujours la même obsession) – de sanctuariser celui-ci en rendant impossible toute discussion à propos de ses responsabilités quant à l’état présent des choses en Israël/Palestine.
Mais si Israël est un sanctuaire de la démocratie (à l’occidentale) résistant aux assauts de la non-démocratie arabo-musulmane, alors il y a lieu de s’alarmer des compatibilités de l’institution démocratique elle-même avec... toutes sortes de choses : l’apartheid, le suprémacisme comme principe de gouvernement, le droit de conquête et la colonisation, l’état d’exception imposé aux habitants des territoires occupés, etc. Tout se passe, aujourd’hui comme hier, comme si les démocraties occidentales, en faisant rempart de leur corps autour de l’Etat d’Israël, procédaient au plus accablant des aveux – la démocratie réelle, en effet, c’est ce qui institue la compatibilité des élections libres, d’un semblant d’état de droit, de l’alternance des partis de gouvernement au pouvoir avec l’ethnocratisme, la conquête, les ségrégations pour certains, la terreur sélective... En ce sens, Israël, ce n’est pas l’exception démocratique, la démocratie un peu limite ou litigieuse – c’est au contraire ce qui montre la voie, aux démocraties occidentales en particulier : il suffit de voir avec quel enthousiasme et nos policiers de la pensée et nos néo-fascistes se rallient aujourd’hui à ce modèle.

Parmi les exemples de ce qu’il appelait « jeux de langage » (Sprachspiele), Wittgenstein mentionnait en tête de liste : « donner des ordres et obéir ». En ce sens même, il n’est pas abusif de parler des « jeux de langage » du ministre de la police de la pensée dont l’ambition est de donner des ordres et de se faire obéir en matière de discipline des énoncés à propos du conflit actuellement en cours en Israël/Palestine. On remarquera à ce propos que lorsqu’un ministre de l’Intérieur et premier flic de France entreprend d’étendre le domaine de son autorité et de son action aux questions de langue et, ce qui va avec, à l’expression des opinions, alors le degré de saturation orwellienne de la démocratie policière est atteint. En d’autres termes et pour finir sur une boutade, tout se passe comme si brusquement nous nous trouvions transportés dans une dystopie « socialiste » où ne serait conservé du socialisme réel ou du communisme à la sauce stalinienne que le pire du pire – la police de la pensée et le Grand Narrateur qui veille scrupuleusement à la correction des énoncés, qui écoute aux portes et frappe sans pitié les contrevenants, ceux qui résistent à la langue du Pouvoir. C’est une farce ubuesque, mais le problème est que ceux qui nous la jouent ne rigolent pas du tout : ils fourbissent leurs armes à l’occasion des événements actuels au Proche-Orient.

Mais du moins, ces péripéties grotesques sont-elles pour nous l’occasion de continuer à nous instruire et nous défaire de toutes nos illusions : on voit bien que, dans son rôle actuel de garde du corps idéologique de l’Etat d’Israël et des néo-fascistes qui le gouvernent, le ministre de l’Intérieur français rivalise de zèle avec les convertis, les néophytes, les derniers venus au club, le FNRN, nos néo-fascistes à nous. Ce qui veut bien dire que, politiquement parlant, plus rien de distinct ne sépare ces deux espèces, incarnée l’une par Marine et l’autre par l’homme lige de Macron. Ce qui veut bien dire que le jour où l’on tentera, pour la énième fois, de nous faire le coup du « barrage à Marine » et que le barrage du moment aura le visage de Darmanin ou d’un de ses équivalents (Wauquier ou autre), il sera enfin temps de dire : non, cette fois, on ne nous y prendra plus et vous, cessez de nous prendre pour des cons !