Un crime sans nom et sans fin

, par Alain Brossat


Tant qu’un crime commis par un Etat (et l’ensemble des vivants agencés sur celui-ci) à l’encontre d’un peuple n’a pas été distinctement nommé, dans sa singularité même, alors il demeure nébuleux, voire dépourvu de substance aux yeux des autres peuples ; il échappe au jugement du tribunal du monde. C’est la raison pour laquelle le crime délibéré, continu, assidûment poursuivi, consistant à comprimer du peuple palestinien, à en réduire la simple capacité à exister, à l’enfermer dans des ghettos, à le confiner dans une condition de survie perpétuelle, scandée de saignées répétées, d’expulsions et de vols de la terre – ce crime planifié consistant à empêcher ce peuple de vivre et à l’atrophier sans fin, à l’exténuer et tenter de le réduire au désespoir, avec un esprit de suite jamais démenti – ce crime superlatif même, peut se perpétuer sans relâche (cela fait trois quarts de siècle que cela dure) en tant qu’il demeure sans nom ni adresse.
C’est, entre autres choses, que sa modalité propre n’est pas l’extermination d’une masse humaine sélectionnée (qui est devenue, au cours du XXème siècle, le standard et la norme du crime contre l’humanité, dans l’absolu), mais la mise en place d’un dispositif général destiné à empêcher un peuple d’inscrire son existence dans l’horizon du devenir. On ne voit pas bien en quoi ce crime porterait moins la marque de l’absolu que l’autre, rituellement associé au Mal radical, au crime des crimes. Il s’agit bien, dans les deux cas, de dénier le droit d’un peuple à l’existence et de mettre en œuvre les moyens par lesquels cette existence est empêchée pour les temps et les temps.
Dans différentes civilisations, on fabriquait des nains difformes, à des fins d’exhibition, par différents procédés tous plus barbares les uns que les autres – en enfermant des nouveaux nés dans des boîtes, en leur fournissant une nourriture appauvrie, en leur faisant absorber des boissons destinées à assouplir leurs cartilages, etc. La modernité éclairée se détourne avec horreur de cette fabrique de monstres atrophiés, difformes, grotesques. Or, c’est ce à quoi s’apparente de la manière la plus rigoureuse, depuis la fondation de l’Etat d’Israël et la Naqba, la politique de cette puissance consistant à empêcher le peuple palestinien de poursuivre un développement « normal ». A défaut de pouvoir pratiquer une politique de purification ethnique systématique, à défaut de pouvoir exterminer ces indésirables, le sionisme associé à la puissance de l’Etat a inventé cette formule consistant à vouer la collectivité palestinienne à l’existence de peuple-nain – une tératopraxie active qui juge ceux qui s’y adonnent (et ceux qui la valident, explicitement ou tacitement) avec un parfait esprit de suite. Mais c’est ici précisément que le projet du sionisme étatique, projet intrinsèquement suprémaciste, échoue : le peuple palestinien est bien un peuple meurtri par l’attrition perpétuelle que lui infligent ceux qui sont acharnés à sa perte, son effacement (bien davantage que de simples ennemis, en ce sens), mais il demeure un peuple vivant, vivace et résilient – tout le contraire de cette espèce en voie de disparition qu’appellent de leurs vœux les dirigeants (et une grande partie de la population) de l’Etat d’Israël.
Le trait particulier marqué de ce crime se définirait ainsi : il s’agit certes d’exercer des violences de toutes sortes contre des vivants, notamment des violences homicides, mais surtout de prendre l’avenir en otage en privant ceux.celles qui pourraient naître, (seraient promis à naître), de la chance de venir au monde, ou alors en les assujettissant, avant même qu’ils naissent, à une vie placée sous le signe de l’outrage, du malheur, de l’humiliation – une vie mutilée et constamment menacée. Le jugement qu’appelle ce crime peut trouver à s’inspirer de la philosophie de la responsabilité de Hans Jonas : c’est au nom de ceux.celles qui ne sont pas encore nés (et de ceux.celles qui ont été privés délibérément de la chance de naître) qu’il doit être émis.
Il n’existe pas de modalité unique et molaire du crime contre l’humanité, il existe une constellation de crimes contre l’humanité et chaque singularité doit être nommée, car cela est la condition même de l’exercice du jugement (dans les deux sens du terme – discernement et évaluation). Pour le reste, rien ne nous dit qu’un jour les inspirateurs et les exécutants de ce crime sans terme auront des comptes à rendre « devant l’Histoire ». Nous devons nous délier de toute transposition séculière de la notion du Jugement dernier (il s’agirait bien de se séparer ici tant de la théologie politique de Carl Schmitt que du messianisme benjaminien). La seule chose qui importe, c’est l’affirmation de la souveraineté du jugement, envers et contre tout, quoi qu’il en coûte, dans le présent. Ce qui, dans les conditions actuelles, revient peu ou prou à crier dans le désert.
Eh bien, soit – crions dans le désert, lorsque la nécessité s’en impose. Cela vaudra toujours mieux que rentrer la tête dans les épaules, lorsque viennent sur le tapis les questions qui fâchent.

Alain Brossat