Vendez tout !

, par Andreas Poultock-Milano


« Toute inclination porte en elle une possibilité infinie de dégradation ou de splendeur. Les vertus et les vices ont une même racine. Tout naît d’un penchant initial qui n’est ni bon ni mauvais en soi »
Marcel Jouhandeau, Les argonautes

Pour N. F.

1- A l’ère de l’universel recyclage, l’humain se doit de devenir recyclable lui aussi. La femme, l’homme recyclables seront alors ceux qui, ayant enfourché leur vélo hier, l’enfourchent à nouveau aujourd’hui et l’enfourcheront demain encore.

2- Y aura-t-il un jour une rue Gérard Depardieu à Châteauroux, sa ville natale ? (de plus en plus improbable).

3- C’est dans le temps, précisément, où les soucis se multiplient que l’on répète mécaniquement, un sourire transi accroché aux dents : « Pas de souci !, pas de souci ! »

4- Avant, quand on était un peu snob, on adhérait au Parti, quitte à déchirer sa carte un peu plus tard, en public, de préférence. Maintenant, on réclame à cor et à cri son adhésion à l’OTAN. On en fait désormais une question personnelle.

5- Plus le serpent est long, plus croissent ses chances, si l’on peut dire, de se faire écraser sur la route. La remarque peut s’appliquer plus généralement.

6- Ce n’est pas de la jeune femme, bien sûr, que l’on tombe amoureux, c’est de la petite tache, à peine une ombre, qui se dessine fugacement sur sa paupière droite, quand elle cligne des yeux ou les ferme. On aimerait l’effleurer de ses lèvres, mais les circonstances atmosphériques ne s’y prêtent guère (le changement climatique affecte les mœurs et il est particulièrement redoutable lorsqu’il se présente en version Mitou).

7- Avec Mediapart, la presse de caniveau franchit un pas de géant : elle entre dans l’ère digitale et transfigure le commerce des scandales en œuvre pie et en croisade morale. Le voyeurisme devient le plus sûr allié du Bien, l’exhibition des inconduites (sexuelles avant tout) des célèbres et des puissants un impératif catégorique. C’est le triomphe des cagots laïcs et républicains qui administrent la nouvelle police des mœurs. L’inspirateur (l’administrateur ?) de cette pornographie victorienne n’a jamais aussi bien mérité son nom : philistin.

8- Que la vie se guérit par la mort : le vivant humain se régénère par le sommeil, qui est une petite mort quotidienne. A la fin, le seul plaisir qui demeure aux grands vieillards est le sommeil ; celui-ci s’impose alors comme la propédeutique par laquelle ils se préparent, jour après jour, à mourir pour de bon – si l’on peut dire.

9- Quand un coureur cycliste, spécialiste du sprint, s’appelle Arnaud Démare, on se marre.

10- Dans quelques décennies, on jugera le papier tue-mouche, encore et toujours en usage aujourd’hui, avec la même sévérité incrédule et pincée que l’on évalue aujourd’hui les grands massacres des chats d’antan, jetés au feu enfermés dans des sacs (le grésillement des premières, prisonnières de la glu, faisant ici écho aux cris stridents des seconds dévorés par les flammes). Voir sur ce point le classique Le grand massacre des chats, par Robert Darnton (1984).

11- Dans certaines sociétés, on s’enferme à double tour dans la salle de bain pour se couper les ongles des pieds. Dans d’autres, on le fait tranquillement, aux yeux de tous, assis sur son pas de porte. Cela s’appelle le différend culturel.

12- Qu’un mâle fasse l’amour sans enlever ses chaussettes, c’est le comble de la laideur et de la vulgarité. C’est le propre des policiers de la BAC 93, des notaires de province, des professeurs de droit agrégés enseignant à Panthéon-Sorbonne. Qu’en revanche une femme, jeune et pimpante de préférence, s’adonne aux plaisirs de la chair parée de socquettes rose fluo ou vert pomme, cela contribue assurément à pimenter la chose. Cela s’appelle le différend entre les sexes.

13- Avez-vous déjà entendu un serpent siffler Le pont de la rivière Kwaï ?

14- « Quelque part », les enfants savent bien qu’ils sont, dans la plupart des cas, le résultat d’une inadvertance : il n’était pas tant question de s’efforcer en vue de leur venue au monde que de tirer un bon vieux coup. Ils en conçoivent une sourde et inavouable rancune à l’endroit de leurs géniteurs – la blessure narcissique est ineffaçable. Même quand, au fil du temps, ceux-ci s’avèrent des parents acceptables, voire aimants, les enfants ne peuvent pas oublier cet outrage des commencements – la raison pour laquelle ils se vengent bassement, lorsque l’heure survient, en abandonnant leurs parents aux bons soins d’établissements qui sont aux vieillards ce que la SPA est aux chiens perdus sans collier.

15- L’homosexualité fut un flamboyant foyer de discursivité littéraire, au XXème siècle, aussi longtemps qu’elle s’associa à l’interdit, à la transgression, au scandale, à la honte – elle y faisait se côtoyer le sacré et l’infâme. Depuis qu’elle est normalisée, protégée, enfant chéri(e) de la société de « tolérance », elle n’inspire plus guère qu’un cinéma moralisant exaltant le droit à la différence et des séries télévisées en forme d’homélies ou d’incantations en faveur de l’inclusion des supposées minorités. L’homosexuel encarté est devenu l’animal de compagnie des vicaires du crédo libéral en matière d’ « orientation » sexuelle.
Contrairement à ce qu’on imagine couramment, ce n’est pas dans le domaine économique que le libéralisme triomphe sans partage aujourd’hui (chacun peut voir qu’il conduit à l’abîme), mais dans celui des mœurs. Ici, toutes les distinctions et oppositions traditionnelles s’effacent – chacun.e est désormais devenu.e le.la libre entrepreneur.neuse de sa vie sexuelle, dans une société où le conformisme est désormais le vigilant gardien des différences.

16- « Ce n’est pas parce qu’il y a une mouche dans le potage que la cuisinière est imberbe » (Proverbe mésopotamien – à l’évidence, ces gens-là ne raisonnaient pas tout à fait comme nous. Ce n’est pas comme quand Sacha Guitry écrit : « Si la femme était bonne, Dieu en aurait une » - là, on comprend tout de suite, et on la trouve bien bonne, en effet.

17- En Albanie, au temps du régime communiste, la possession d’un véhicule automobile par un particulier était très strictement réglementée – exceptionnelle, pour tout dire, ce qui aux yeux du « monde libre » apparaissait comme un témoignage éclatant de barbarie. Entrés dans l’âge de l’urgence climatique, nous devons apprendre à réviser notre jugement – Enver Hoxha et ses camarades frayaient la voie à Bruno Latour sans que nous nous en doutions.

18- Avec le réchauffement climatique, les relations sexuelles se raréfient - « Non, chéri, c’est pas le moment, tu vois bien que je suis toute en sueur... » - , ce qui a d’inévitables conséquences sur la natalité. Le dernier homme mourra d’avoir préféré une douche glacée à une partie de jambes en l’air.

19- A force de réclamer qu’on l’inhume « dans la plus stricte intimité », le pauvre homme avait fini, mort, par se retrouver à s’acheminer lui-même jusqu’au cimetière, creuser sa tombe, refermer le couvercle du cercueil par ses propres moyens, etc. Trop d’intimité, surtout stricte, finit par nuire.

20- On ne devrait pas pouvoir proférer, dans un pays comme la France, que la seule objection sérieuse au désarmement intégral de la police est le fait qu’un nombre limité mais suffisant de flics se suicide « avec leur arme de service ». C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, on ne le fait pas.

21- En fait, les jeunes femmes demeurent assez partagées quant à la question de savoir s’il vaut mieux se faire faire un mouflet ou infliger un camouflet. Le consensus démocratique trouve, ici, sa limite infranchissable.

Andreas Poultock-Milano