La critique dans l’estomac du divertissement (2/2)

, par Alain Brossat


Si le cinéma est une usine, ce qu’il est, assurément, il est aussi une fabrique du dissensus avec le présent, une source inépuisable du penser autrement. En d’autres termes, il fait surgir des espaces autres comme il nourrit le redoutable principe d’identité. Si le cinéma, perpétuellement, nous embarque, il ne le fait jamais sur un mode univoque. Bien loin de n’être, comme dit Kracauer, que le « miroir de la société existante », définition plate par excellence, il est, sur un mode perpétuellement mineur mais sans cesse renouvelé, un moyen pour nous ne nous assurer des prises sur le présent en différant d’avec l’existant. Le cinéma dispose, en principe, de moyens propres, singuliers, par lesquels il contrarie et complique sa vocation à n’être qu’une colossale et somptueuse (somptuaire) machine à divertir. C’est sans cesse « dans le dos » du divertissement que revient cette insistante puissance de complication – là où il nous déplace, nous arrache à nos certitudes, contrarie nos habitudes de pensée et fait apparaître de nouvelles perspectives – des angles de vue inédits, inattendus. C’est ici, aussi bien, que la puissance critique de la création (de l’art) apparaît, au cinéma, comme ce qui se disjoint de la machine industrielle et en fait grincer les rouages.

Mais c’est ici aussi que Benjamin et Kracauer, héraults de cette approche dialectique du cinéma nous laissent en plan aujourd’hui, qu’ils ne se tiennent plus vraiment à la hauteur des plus récentes évolutions du cinéma dans ses formes majeures – le cinéma hyperdominant des pays du Nord global et dont l’une des caractéristiques est que la traditionnelle séparation entre cinéma « grand public », « commercial », « populaire » et cinéma d’art, cinéma d’avant-garde, cinéma « intellectuel », « élitiste », « de qualité », « expérimental » (etc.) y est devenue tout à fait nébuleuse.
Ce qui fait que cette ligne de partage est aujourd’hui effrangée, c’est notamment ceci : la séparation entre un cinéma dont la vocation serait de véhiculer des stéréotypes, des normes et des modèles de comportement dominants, de promouvoir l’esprit de soumission et le conformisme, d’une part, et de l’autre un cinéma critique et rebelle, « indépendant » à ce titre, souvent politisé et tourné vers l’émancipation, de l’autre – cette distinction a perdu à peu près toute pertinence. C’est que, au rebours de la « leçon » adornienne, le cinéma industriel, dans ses formes les plus avancées, ne tourne (« carbure ») plus tellement à la diffusion ouverte et massive du conformisme, à la promotion des images positives de l’autorité légitime et du discours de celles-ci, à la « réclame » en faveur des grands acteurs étatiques et économiques – bref, il ne tourne plus tout simplement « à l’idéologie dominante », comme on dirait dans un vocabulaire des années 1960.
Ce qui frappe, quand on prend au hasard des films qui font de belles carrières au box-office, mais aussi bien les films moyens du Nord global blanc de classe moyenne disponibles sur une plateforme comme MUBI, c’est que ce cinéma tourne plutôt, en général à la critique – la critique étant entendue génériquement ici comme ce qui nous descelle des évidences du présent, nous porte à jeter un regard critique sur l’autorité légitimée, dévoile les failles de l’ordre institué. Ce cinéma qui, dans le Nord global, tend à devenir majeur, c’est-à-dire à occuper la position dominante ou à être la modalité courante a, pour ligne d’horizon plus ou moins clairement dessinée la délégitimation davantage que la légitimation de l’existant, de l’institué. C’est un cinéma qui désormais et de manière quasiment routinière, ne se contente pas de dépeindre, relater, représenter la faillite des élites politiques, la corruption et la brutalité de la police, l’aveuglement cupide des milieux industriels, le banditisme institué dans la haute finance (etc.), mais qui, bien davantage, nous installe au milieu de ces cloaques, comme s’ils étaient l’élément le plus naturel de nos vies, de nos sociétés, de notre monde. Ce n’est plus du tout un cinéma qui se destinerait à renforcer nos liens avec le présent, notre sentiment d’appartenance à ce monde, ses grands acteurs, ses repères, ses normes et ses « valeurs », c’est un cinéma de désaffection, plutôt – en ce sens que sa tournure la plus constante consiste à considérer comme acquis que les formes de l’ordre, dans nos sociétés, reposent sur le mensonge, l’imposture et l’illusion.
On pourrait imaginer dès lors que le cinéma de consommation courante, le cinéma de masse dans sa destination, et industriel dans ses modes de production, y compris les blockbusters, s’est désormais à peu près entièrement détaché de ce qu’Adorno considérait comme sa vocation première – l’homogénéisation, la standardisation du public massifié, la fabrication du conformisme à la chaîne ; qu’il s’est désormais entièrement tourné vers « la critique », qu’il est entré en dissidence, à force de récuser les fondements de l’ordre établi et de mettre en accusation le double langage des gouvernants, le cynisme des puissances économiques, les délires des hégémonistes et suprémacistes de toutes espèces, les ennemis des femmes, ceux qui maltraitent les animaux, etc. Ce serait donc le paradigme d’Avatar : pour que le blockbuster soit populaire, il faut certes qu’il promeuve la grande cause de la Tolérance, mais à la condition expresse de faire au passage un mauvais parti au préjugé racial et à l’idéologie extractiviste, au productivisme voué à la dévastation de la planète.

Mais à l’examen, on s’aperçoit que ce retournement est, pour l’essentiel, illusoire, pour deux raisons principalement. La première, c’est que dans l’époque présente des industries culturelles, dont on ne saurait dire si elle est celle de la maturité ou du déclin (l’âge « tardif » de ces industries), il apparaît que la critique est à peu près entièrement soluble dans le spectacle (au sens debordien du terme), dans le divertissement – la critique n’échappe pas au processus de réification, au contraire, celui-ci tend à l’absorber. C’est que la critique elle-même a changé de statut : désormais dépourvue du sol qui l’établissait dans la position de fondement des résistances au désordre du monde et aux injustices, elle ne trouve plus son débouché naturel dans des conduites ou des actions de résistance, elle ne nourrit plus les aspirations à un autre monde ; elle ne stimule plus l’imagination, elle ne fait plus surgir des espaces-autres, elle ne dégage plus des lignes de fuites hors du présent administré. La critique, désormais arrachée à cet humus, la critique dont les fondements normatifs, éthiques, politiques et idéologiques, voire religieux ou métaphysiques, sont désormais devenus évanescents – la critique est suspendue en l’air, en état d’apesanteur et elle tourne en rond. Elle est à peu près entièrement déliée, désamarrée du domaine de l’action.

C’est cela même qui créé les conditions de son absorption par le monde du spectacle, pour sa résorption dans le divertissement. Elle en devient le « plus », le piment naturel. Un film noir qui ne présenterait que des flics vertueux, respectueux du règlement, pure incarnation de l’Etat de droit serait, selon les attentes du public contemporain, non seulement d’un ennui mortel, mais kitsch, ridicule, sans rapport avec le réel . Ce qui fait le spectacle, ce qui nourrit le divertissement, c’est le tableau d’une police corrompue jusqu’à la moëlle, dont les chefs contrôlent le trafic de drogue dans la ville, dont les collusions avec les politiciens véreux de l’endroit vont de soi, une bonne police rogue dont les méfaits vont, deux heures durant, tenir un public, davantage goguenard qu’atterré, en haleine [1].
C’est qu’en effet, pour que la critique devienne un élément du spectacle, il faut que le public soit entré dans ces dispositions particulières où les messages conformistes n’ont plus de prise sur lui – qu’il soit entré dans l’âge de la perpétuelle désillusion. Qu’il soit devenu un public qui, dans sa masse, ne « croit » plus à grand-chose, si ce n’est que le mensonge et l’imposture sont les piliers de l’ordre existant – piliers par antiphrase, ici. Le public désabusé est celui qui ne croit plus que la critique puisse embrayer sur des actions susceptibles de produire des déplacements, des commotions orientés vers l’émancipation. C’est un public entré dans le temps du cynisme sans rivage.
Dans ces conditions, lorsque le rapport entre les spectateurs ou les œuvres (devenues produits, marchandises) se trouve ainsi désintensifié, les conditions sont remplies pour que la critique dégénère en divertissement, en satire sans conséquence, en blague, en charivari déconnecté de tout enjeu pratique – d’où, dans un domaine connexe, des émissions de radio et télé qui traitent l’actualité du jour « à la blague », qui charrient les puissants sans les offenser – au contraire, la blague, c’est ce qui contribue à leur notoriété. La critique est alors mûre pour sa dilution dans le spectacle et le divertissement. Elle peut dès lors s’adonner à toutes les surenchères – plus le trait est gros, plus le show est vitaminé, dopé. Un président des Etats-Unis qui ordonne le maquillage du l’homicide de sa maîtresse par ses gardes du corps, un Président de la République française dont l’unique et infime défaut est qu’il n’a rigoureusement rien à dire, la famille de la classe moyenne en lambeaux, des ecclésiastiques vampires (…) – tel est désormais le pain quotidien du cinéma de consommation courante dans le Nord global, aux antipodes du diagnostic et du pronostic adorniens [2].
Mais, étrangement, la saturation de ce cinéma par les charges critiques aboutit à un résultat qui, comme au second degré, tendrait à conformer la position adornienne : désormais, la critique est, pour l’essentiel et dans les pratiques et usages ordinaires de ce cinéma, asservie au spectacle. Elle en est un des ressorts, comme les effets spéciaux, pour ainsi dire. Asservie, la critique produit un conformisme au second degré – une nouvelle fois, le paradigme d’Avatar.
L’involution de la fonction et de la portée de la critique, au cinéma et plus généralement, tient au fait que l’articulation entre la mise en cause des conditions présentes et l’invocation d’autres mondes possibles est brisée. La critique du présent appelle des alternatives, elle prend appui sur la possibilité de différer d’avec ce présent, de bifurquer, de créer d’autres espaces, elle fait référence à l’altérité. Dans une autre dimension, la critique a aujourd’hui perdu ses appuis dans la mesure où l’on ne sait plus au nom de quoi elle s’exerce, quel serait le fondement de sa légitimité. Les instances légitimantes sont devenues floues, les normes sont changeantes, la référence aux valeurs est devenue, dans le monde démocratique, dans l’Occident global, un carnaval.

Ce qui fait que la critique peut désormais être intégrée au divertissement, c’est qu’elle se poursuit en roue libre, sans appui, qu’elle est hors-sol comme on dit aujourd’hui, et donc qu’elle a basculé du côté de la farce, du spectacle burlesque, de la taquinerie, de la charge énorme destinée à mettre les rieurs de son côté, de la grosse rigolade dépourvue de tout effet de censure réelle des personnages, des institutions, des pratiques et des conduites qu’elle égratigne. La critique a perdu sa capacité d’interpellation réelle, lorsqu’elle se déploie dans les espaces balisés par les industries de la culture et de la communication, aux conditions des appareils et dispositifs mis en place par ceux-ci. Elle est devenue inoffensive, la raison pour laquelle ceux dont c’est le métier de chambrer les puissants de ce monde, à commencer par les gouvernants et les gens de l’Etat ont tribune ouverte sur les radios et les télés et sont grassement rétribués plutôt qu’expédiés en prison. C’est l’effet « Guignols de l’info » qui est devenu un paradigme général dans nos sociétés.
Le cinéma n’en finit pas de tirer des traites sur cette nouvelle tournure du spectacle, et dont le fondement est le cynisme généralisé : puisque tout est mensonge et corruption, puisque le pouvoir, la puissance ne sont plus aujourd’hui fondés que sur l’imposture et le mensonge, et dans la mesure même où nous n’y pouvons rien (l’impuissante est tenue pour acquise), autant nous en divertir ! Le ricanement perpétuel comme modalité d’approche ou d’appropriation du présent, ce qui inévitablement nous entraîne vers le bas – abordée par ce biais, la vie publique tend à se condenser dans les sordides imbroglios (vie privée, inconduites sexuelles...) où se trouvent empêtrés jour après jour quelque important de la politique ou des affaires, quelque célébrité du monde du spectacle... Autant de mésaventures répercutées à l’infini par les médias, les réseaux sociaux, la rumeur publique digitale, et dont nous nous esbaudissons plutôt que nous indignons à proprement parler. Ou plutôt : l’indignation, elle aussi fait partie du show, elle est un marché – les « nouveaux philosophes » ont été les premiers à y exceller, avant que Stéphane Hessel tente, bien en vain, de lui redonner ses lettres de noblesse.
La dilution de la critique dans le spectacle et le dénigrement signalent bien la montée du nihilisme dans notre époque. Pour que ce soit un affect partagé qui soutienne cette volte-face de la critique (de la rébellion ou la rupture au consentement ricanant), il faut bien que soient considérés comme acquises par le public général, par le sujet lambda, tant la chute irréversible de la moralité publique que la disparition de toute common decency. Ce qui signale l’entrée dans l’ère du nihilisme démocratique ou post-démocratique soft (par contraste avec le nihilisme enragé des nazis, des totalitaires en général), c’est ce geste, cette pirouette : puisque la disparition de ce qui constituait le fondement éthique de la critique dans sa forme traditionnelle est irréversible, puisque nous n’y pouvons rigoureusement rien – autant en faire un spectacle ! Et c’est bien cela l’une des veines inépuisables du spectacle dans le cinéma blanc du Nord global aujourd’hui : la disparition de la moralité publique, la fin de la common decency. Puisqu’il faut bien, de toute façon, que la vie continue, avec ou sans ces fondements traditionnels de la vie commune, alors autant en faire le deuil en chansons, autant en faire un carnaval, un charivari, et advienne que pourra !

Les impasses ou, comme le dit plus délicatement Enzo Traverso, les antinomies qui se repèrent dans l’analytique adornienne des industries culturelles apparaissent donc, à l’examen, plus sinueuses, plus compliquées qu’on ne penserait, en première approche. D’un côté, bien sûr, on peut dire qu’Adorno (et avec lui, dans une large mesure, son alter ego Horkheimer) est, sur ce point comme sur bien d’autres, l’incarnation même de la figure d’une pensée radicale qui vire à l’aigre et sombre dans un néo-conservatisme sans retour, avec tous les accents de la nostalgie réactionnaire qui va avec – c’était mieux avant, quand les gens savaient encore écouter la musique au lieu de se trémousser sur les rythmes syncopés du jazz...
La trajectoire intellectuelle, idéologique et politique d’Adorno est exemplaire, à ce titre, si l’on peut dire. Surtout, elle se répète à l’infini et jusqu’à nous, dans les temps d’après, notamment dans la séquence qui conduit des années 1968 à la révolution néo-conservatrice – en vérité, une vraie contre-révolution tant idéologique que politique.
C’est une question toujours non élucidée que celle de savoir où se situe le point de bascule, la ligne de partage des eaux, qui fait qu’un penseur qui se situait du côté de la radicalité critique, qui nous accompagnait et nous éclairait à ce titre, glisse progressivement et soudainement, à l’occasion d’un événement politique ou d’une péripétie de la vie intellectuelle, du côté de la réaction, nous abandonnant en rase campagne alors même que nous nous étions habitués à le voir comme un ami ou un allié. Ce qui brouille les cartes et déconcerte, c’est précisément que ce basculement s’opère sur un fond de continuité apparente : le bonhomme reste le même, son style ne change généralement pas, il continue de se présenter en rebelle ou en dissident, en censeur inflexible de l’époque – simplement, un beau (ou plutôt un mauvais) jour, il faut bien se rendre à l’évidence : il est passé de l’autre côté du cheval, il a rejoint le camp de la réaction et, avec un peu de chance et d’habileté, il finira à l’Académie française ou à la tête de la Fondation de France.
C’est ce qui nous est arrivé avec Adorno : lecteurs enchantés de Minima Moralia, puis, pour les plus persévérants, de la Dialektik der Aufklärung absurdement traduit en français comme Dialectique de la raison), nous sommes tombés sur le cul en apprenant qu’aux beaux jours de la contestation étudiante, à Francfort, le même Adorno, ayant repris les rênes de l’Institut de la critique sociale après son retour en Allemagne, a appelé sans état d’âme les flics pour en chasser les étudiants contestataires qui l’occupaient... Est-ce bien du même Adorno que nous parlons ?, nous demandions-nous alors... La même scène se reproduit à l’infini, comme dans L’éternité par les astres de Blanqui – ce qui était hier encore une voix, voire une bouche à feu de la contestation, de la critique radicale, de la rébellion poursuit sa carrière aujourd’hui aux premières rangées du parti de l’ordre ; glissements insensibles, volte-face brutale, peu importe, le point de basculement conserve son mystère – mais le fait est là – l’ami d’hier avec lequel nous cultivions tant d’affinités intellectuelles est devenu un ennemi, on change de trottoir quand on le croise dans la rue.
Adorno, donc, est établi en bonne place dans la série des incarnations de la chute – les charges rebelles et dissidentes de la critique se retournant comme en gant en apologie, toujours aussi véhémente, des formes les plus imprésentables de l’ordre établi. On détecte un mépris social sans mesure dans son obstination à opposer, dans le domaine de l’art, les avant-gardes à toute forme d’expression artistique dont les racines sont populaires ; c’est l’aristocratisme culturel dans toute sa splendeur (si l’on peut dire) qui se donne libre cours dans cette manière absurde d’opposer Berg et Schönberg aux pionniers du jazz, de la soul music, du blues. Sur ce point, la cause est entendue.
Mais d’un autre côté, le pessimisme culturel d’Adorno, avec son débouché néo-conservateur tout naturel peut s’avérer, à l’examen, sinon de bonne compagnie, du moins un aiguillon pour la pensée. En effet, s’il s’avère aujourd’hui qu’Adorno n’a pas été bon diagnosticien ni pronostiqueur quand il voyait dans le cinéma, hollywoodien notamment, une fabrique du conformisme social et politique, vision des choses infiniment simplificatrice, le devenir-marchandise de la critique, (de la part critique des films aujourd’hui et de la critique cinématographique aussi bien [3]) est un processus et un nouvel état des choses qui, en fin de compte, tend à apporter de l’eau au moulin de son pessimisme radical : la réification franchit un nouveau pas quand ce qui relevait, hier, de la dénonciation des conditions existantes tend à devenir avant tout un élément du show.
Ici, donc, la virulence sans nuance du diagnostic posé par Adorno retrouve pertinence et vigueur. Simplement, ce qui, souvent, conduit la critique radicale à se fourvoyer et à s’enfermer dans l’impasse du néo-conservatisme, c’est le ton apocalyptique ; c’est précisément le piège qui se referme sur la critique des industries culturelles par Adorno et dont il convient de se défier ici – la tentation du diagnostic sans appel, en forme de la cause est entendue, la messe est dite, la boucle est bouclée et la critique définitivement asservie au spectacle dans les conditions générales où la production artistique, tout particulièrement le cinéma sont soumis sur un mode draconien aux conditions des industries culturelles.

Mais précisément, c’est ici que l’affect de la fin du monde (qui sous-tend le ton apocalyptique) est mauvais conseiller. C’est en effet que la boucle n’est jamais vraiment bouclée, qu’il demeure toujours des interstices, des fissures, des lignes de fuite. C’est la façon dont le mouvement même de la vie traverse, soutient et inspire la création artistique telle que celle-ci continue d’irriguer les œuvres avec suffisamment de constance et d’intensité pour que celles-ci, ou une partie d’entre elles, du moins, ne coïncident pas entièrement avec les produits, les marchandises qu’elles sont par ailleurs, pour autant qu’elles ont vocation à entrer sur le marché. Les intensités artistiques sont les herbes folles de la culture marchande et des œuvres réifiées, et la critique se ressource dans ce mouvement. La critique revient, dans des œuvres originales comme celles de Kelly Reichardt ou Jordan Peele, comme une nouvelle source, non encore polluée par sa transformation en spectacle, son destin de marchandise [4]. La boucle n’est jamais bouclée parce que l’art se poursuit et circule à travers les sédiments les plus compacts de la culture marchandise. L’art se renouvelle, circule, produit ses effets par infiltration en circulant à travers les strates de la culture, des produits des industries culturelles. En ce sens, on pourrait dire que toute forme d’art (qu’il n’est pas nécessaire ici d’affubler de l’adjectif « authentique »), toute forme d’art, tout simplement, se présente comme mineure, se place sous le statut de « mineur(e) ».
L’art se poursuit parce qu’il est porté par le mouvement de la vie, la culture dans ses formes dominantes (industrielles et commerciales, la culture comme marché, monde de la marchandise, empire de la réification) est à la fois son élément vital (l’air qu’elle respire) et un milieu hostile (l’air est pollué, les risques et les dangers sont omniprésents), mais il se poursuit contre le cours des choses – l’art qui conserve et renouvelle les puissances d’une critique non asservie au spectacle ne peut survenir dans le présent que sous la forme d’une contrariété, ce qui complique les choses (inutilement du point de vue d’une bonne gestion de la marchandise culturelle), ce qui brosse à l’envers le poil de l’actualité. Mais pas du tout dans une posture ou une position d’ « avant-garde » – et c’est là encore que nous devons nous séparer d’Adorno et, avec lui, ici, des enchanteresses années 1920, devenues aujourd’hui le musée des avant-gardes.
Aujourd’hui, ce n’est pas du tout un cinéma retrouvant l’inspiration des avant-gardes qui sauve le cinéma et relance ses puissances critiques, un cinéma expérimental ou bien cultivant sa marginalité, c’est bien plutôt un cinéma qui s’active à démaquiller le réel, à en restituer la densité, à en baliser les espaces, en mesurer les contraintes – par opposition à ce cinéma majeur, monstrueusement majeur d’aujourd’hui dont le propre est d’organiser les fuites collectives dans l’imaginaire, avec les paniques qui vont avec. Un cinéma qui restitue, restaure, rétablit le réel contre la prolifération des fantasmagories hors sol – les films de Aki Kaurismäki, d’Andrea Arnold, de Sebastian Silva [5]... par exemple ; c’est-à-dire un cinéma qui ne se pense/classe pas du tout selon les schémas binaires traditionnels – cinéma d’art contre cinéma commercial, cinéma d’avant-garde contre cinéma bourgeois ou films à la papa, etc. Juste un cinéma du réel, non pas dans le sens purement documentaire du terme, juste un cinéma qui renoue avec le réel contre la montée des délires collectifs qui donnent son ton à notre époque. Un cinéma de l’à-présent qui nous dissocie du monde administré (pour le pire), du présent sous séquestre.
Il nous faut apprendre aujourd’hui à des-habiter, c’est-à-dire déserter tout en y séjournant pleinement, un présent dans lequel la critique est désormais intégrée au dispositif général – le destin de la critique de cinéma étant ici juste un symptôme, un « détail » parmi tant d’autres, en tant qu’elle est devenue soit un pur élément de la « réclame » pour les films, soit une des formes multiples du bavardage universel digitalisé, en mode « j’aime/j’aime pas ». Il nous faut penser avec et contre Adorno un état des choses dans lequel la critique est un élément de la consommation, l’une de ses facettes, dans un monde où le plaisir esthétique associé à l’art est devenu indissociable de la consommation – une forme de consommation. Le retour au réel passe par l’effort pour trouver les brèches permettant d’échapper à cet encerclement, partant de la certitude que « la vie est ailleurs » – certains films, rares mais infiniment précieux pour cette raison même, nous y aident. Le réel, en ce sens, c’est bien le monde dans lequel nous vivons, pensons, agissons, travaillons, aimons... – mais redécoupé, redéployé, re-cartographié, placé sous un autre régime que celui suppose et « naturalise » la vie administrée.
Ce cinéma mineur, ces films rares nous aident à procéder à ce changement de régime. Ne serait-ce que pour autant qu’ils nous redonnent, contre le grand bavardage universel inorganique (le storytelling des uns et la logorrhée digitale des autres), le goût des histoires. Nous avons besoin d’histoires pour repartir d’un bon pied. Rien de tel qu’une bonne histoire pour relancer le motif intermittent mais increvable de la communauté : le cercle se forme autour du narrateur et c’est déjà l’amorce d’une communauté. Voici qui nous éloigne à nouveau d’Adorno et nous rapproche de Benjamin.

Alain Brossat

Notes

[1LA Confidential, Curtis Hanson, 1997.

[2Absolute Power, Clint Eastwood, 1997 ; Gaz de France, Clément Forgeard, 2015 ; Mila, Shannon Murphy, 2019 ; Thirst, Park Chan-Wook, 2009...

[3Un autre homme, film de Lionel Baier (2008) évoque dans les tons ironiques l’évanescence (l’obsolescence ?) de la critique cinématographique aujourd’hui.

[4Kelly Reichardt : Old Joy (2006), Wendy and Lucy (2008), First Cow (2019)... Jordan Peele : Get Out (2017), Us (2019), Nope (2022)...

[5Aki Kaurismäki : exemplairement, son dernier film : Les feuilles mortes, 2023. Andrea Arnold : Milk (1998), Dog (2001), Wasp (2003), Fish Tank (2009)... Sebastian Silva : Crystal Fairy and the Magical Cactus (2013), Rotting in the Sun (2023)...