There is an Island... (un monde à part)

, par Alain Brossat


Avertissement
Ce texte est le résultat de l’accouplement monstrueux d’une machine hypermoderne et d’un philosophe sur le retour. J’avais écrit, il y a quelque temps déjà et dans mon anglais Canada dry un texte intitulé There is an island - a world apart, texte que devait publier une revue intitulée Inter-Asia Studies, publication à laquelle j’ai rapidement renoncé au vu du contrat léonin qu’entendait me faire signer l’éditeur britannique de la revue. Je l’ai alors fait suivre à Ici et Ailleurs dont les éditeurs, plus scrupuleux, se sont contentés, eux, de le soumettre à l’épreuve d’un logiciel tout nouveau sorti de traduction automatique – dans le but d’en obtenir une version française, donc. J’ai opéré des corrections sur cette traduction, tout à fait passable dans l’ensemble – mais peut-on demander à une machine d’améliorer un texte écrit dans une langue hésitante ?
Me voici donc conduit à signer un texte qu’à proprement parler je n’ai pas écrit – tout en l’ayant tout de même un peu écrit. C’est nouveau, comme condition autorale, ça vient de sortir – et ça n’est qu’un début...
Alain Brossat

Introduction

Pour des raisons très évidentes, les films de guerre ont beaucoup plus en commun avec la fabrication de films en tant qu’industrie qu’avec le cinéma en tant qu’art. Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’horizon de ces films est ouvertement et directement propagandiste et qu’ils font partie intégrante de la mobilisation totale du public populaire auquel ils sont destinés, ceci en vue de soutenir la grande cause patriotique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ces films, en tant que genre à part entière, inventé et promu par Hollywood, ont fait partie de l’effort de guerre national aux Etats-Unis, au même titre que la mobilisation de l’industrie automobile (Ford...). Les films de guerre qui vantaient les actes héroïques et le sacrifice de our guys sur terre, dans les airs et sur mer en Asie de l’Est, dans le Pacifique et plus tard en Europe étaient alors fabriqués comme sur une chaîne de montage. Hollywood était à l’époque une "usine" qui inondait les Etats-Unis de ses produits destinés à soutenir l’effort de guerre. Avec ses récits et flux d’images qui dépeignaient et reconstituaient la guerre en "temps réel" ou presque, Hollywood produisit de la narration patriotique et guerrière à jet continu, et ce, depuis les tout débuts de la guerre dans le Pacifique – l’attaque japonaise contre Pearl Harbor. Pour ce faire, cette fabrique ou machine discursive a mobilisé et mis au boulot ses meilleurs équipes, les réalisateurs de films les plus renommés et les acteurs sous contrat, les compositeurs de musique et des milliers de figurants, elle a injecté de grosses sommes d’argent dans ces films et, enfin et surtout, travaillé main dans la main avec l’armée, qui a fourni les navires, avions, uniformes, forces opérationnelles humaines qui étaient nécessaires pour rejouer toutes sortes de batailles – sur mer, sous la mer, dans les airs, dans la jungle, sans oublier les périlleux débarquements dans les îles tropicales, etc.
Du fait de cette combinaison d’objectifs propagandistes et de la priorité accordée aux questions techniques (la reconstitution d’une bataille impliquant des milliers de combattants n’a jamais été tâche facile), la valeur artistique de ces films est, en général, très faible. Ce qui est intéressant, c’est qu’après la guerre, ce genre de films de guerre consacré à la Seconde Guerre mondiale n’a rien perdu de sa vivacité – au contraire, la guerre dans le Pacifique et en Asie de l’Est, en particulier, est devenue, après la guerre, une source inépuisable de récits rendus souvent plus complexes et moins massivement propagandistes que ceux qui furent tournés pendant la guerre.
Aussi longtemps que cette guerre fit encore rage et que son issue demeura incertaine, les films qui l’évoquaient associaient rigoureusement la notion même de la guerre totale à gagner à celle de l’hyper-ennemi (le Japonais) présentant les traits d’un sous-homme – pire qu’un barbare, ou, selon les mots et les images de la propagande, un singe. Cette animalisation du Japonais en tant qu’espèce a ouvert les portes à la brutalisation des formes de guerre (de l’extermination de soldats ayant déposé les armes ou blessés à Hiroshima et Nagasaki). Les films d’après-guerre se devaient de corriger et rectifier ce récit ; à cette époque, le Japon était en passe de devenir un protectorat, un État client et un allié des États-Unis.
Pour en finir avec ce préambule, je dois ajouter que les films de guerre sont devenus assez paradoxaux. Au fur et à mesure que toutes sortes de nouveaux dispositifs et moyens techniques deviennent disponibles (grand écran, effets spéciaux, son Dolby, etc.), les films de guerre peuvent devenir un moyen de divertir un public dit populaire séduit par les charmes douteux de l’ultra-violence, du bruit et de la fureur, emporté par la mégalomanie de nombre de grosses productions comme Tora ! Tora ! Tora ! (1970), Empire of the Sun (1987), Pearl Harbor (2001), Yamato (2005), Flowers of War (2011) – ceci pour ne mentionner que ceux qui évoquent et "reconstituent" la guerre dans le Pacifique et en Asie de l’Est et du Sud-Est.

D’autres espaces

Je me devais de commencer par ce bref retour sur ces généralités avant de passer à mon sujet. Je m’intéresse ici à des films de guerre évoquant la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique, des films "grand public" voire commerciaux selon les acceptions courantes – mais qui, sous un autre angle, font un pas de côté tout à fait décisif, par rapport à ce que j’ai dessiné à grands traits dans mon prologue, voire s’y opposent distinctement. Ce sur quoi ces films font un "gros plan", c’est une toute autre dimension du film de guerre : sa puissance imaginaire, c’est-à-dire sa capacité de déplacer le public de la topographie habituelle de la guerre (conçue comme affrontement armé, faite de souffrances extrêmes, d’ultra-violence, de terreur, de désolation, de massacres, etc.) vers d’autres espaces qui apparaissent comme autant de "zones protégées", niches et refuges inattendus où la guerre qui fait rage tout autour est comme suspendue.
Ce topos providentiel, où les ennemis acharnés se retrouvent comme nez-à-nez, mais où un concours de circonstances interrompt les hostilités, est dans la plupart des films que j’évoquerai une île, une toute petite île perdue dans la vaste étendue du Pacifique. Une île déserte "perdue", miraculeusement "oubliée" par la guerre – ou du moins provisoirement épargnée par celle-ci. Une écharde de terre ferme qui, pour cette raison même, devient disponible pour toutes sortes de projections imaginaires. Du point de vue de l’imaginaire, la question de l’"île" dans cette cinématographie attire notre attention sur cette propriété générique et fascinante de celle-ci : elle peut être à la fois utopie, substrat d’un récit utopique (Thomas More 1992 (1516), etc.) et hétérotopie, comme Foucault (1984 (1967)) le signale – un "espace-autre" plutôt que simplement un autre espace.
Comme le souligne Foucault, l’utopie et l’hétérotopie ne sont pas seulement "différentes", elles contrastent, notamment sur cette question : l’utopie est le fruit de l’imagination, elle n’a pas de lieu réel et tangible. L’hétérotopie, en revanche, existe, c’est un espace ou un lieu (emplacement) qui peut être nommé, visité, peuplé, etc.. Foucault mentionne, au passage, toutes sortes d’hétérotopies, un bateau, un jardin, un bordel, un grenier, etc., et dit qu’elles peuvent être considérées comme hétérotopies ou devenir hétérotopie(s), car elles sont dotées de cette capacité de nous arracher à ces espaces "normaux" où la vie quotidienne est confinée et à nous faire "différer" d’avec nous-mêmes, quand on se déplace des lieux connus vers ces "autres" espaces. Ce que l’utopie et l’hétérotopie ont en commun, malgré leurs différences marquées, c’est leur lien privilégié avec l’imagination.
En somme, l’île peut être un enjeu imaginaire tant du point de vue de l’utopie que de l’hétérotopie.
C’est la question à laquelle je voudrais réfléchir un peu en présentant certains des films où émerge un "contre-récit" de la guerre, un récit-autre en relation avec l’île topos/thème. Une narration "alternative" de la guerre est basée sur ce que Gilles Deleuze appellerait une "ligne de fuite" hors du récit de guerre classique qui se place sous le signe de la terreur et de la mort – suffocation ou saturation de la réflexion et des affects (du spectateur).
Je commence donc par deux films pour lesquels j’ai un penchant tout particulier – quand bien même ils ne seraient pas des chefs-d’œuvre artistiques – juste de bons films hollywoodiens : Heaven Knows, M. Allison (1957) de John Huston et Hell in the Pacific (1968) de John Boorman. Tous deux sont des films d’acteurs, mettant en vedette des acteurs célèbres comme Deborah Kerr et Robert Mitchum pour le premier et Lee Marvin et Toshiro Mifune pour le second – mais ils ne sont pas que cela, loin de là, et c’est ce que je voudrais montrer.
Tout d’abord, prenons note des dates de leurs tournages respectifs – 1957, 1968. Une décennie ou deux de distance d’avec la fin de la guerre – juste le temps de commencer à se détacher de l’événement dans sa dimension traumatique, de rompre aussi avec les dispositions qui inspiraient la première génération des films exaltant le fameux why we fight, mais pas suffisamment éloigné toutefois de la guerre pour que le public ait une approche complètement détachée de l’événement –, la distance idéale pour ce genre de "contre récit" légèrement sarcastique que Huston et Boorman ont mis en scène.

Le film de Huston est une parfaite robinsonnade, c’est-à-dire une variation ironique sur l’intrigue du célèbre roman de Daniel Defoe (2013[1719]), Robinson Crusoé. Le film est une reconstitution discrètement mais constamment portée à la dérision, parfaitement irréaliste au demeurant, du récit de Defoe, transposé aux conditions de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique : Allison, un dur-à-cuire de l’infanterie de marine, échoue sur une petite île idyllique à l’issue d’un naufrage dont il semble être le seul survivant. Sur ce lambeau de terre ferme, ce n’est pas sur une garnison japonaise qu’il tombe mais sur une jeune et belle novice américaine, unique survivante elle aussi d’un groupe de religieuses et de prêtres massacrés par un détachement japonais qui a ensuite quitté l’île. Tous deux prennent rapidement conscience qu’ils sont seuls sur l’île et placés sous la menace constante du retour de l’ennemi tant redouté.

L’habileté narrative et l’ingéniosité de Huston consiste à faire que rien ne se passe comme l’attend le spectateur après cette prometteuse entrée en matière : pas de "retour à l’état de nature" (on est en pleine jungle, après tout...), pas de paroxysme d’amour libre dans le style de Woodstock, mais au contraire, ébauche d’une relation fondée sur la retenue et l’auto-contrainte, l’une et l’autre désignant la qualité éthique des deux personnages – motif sur lequel insiste le récit, tout en adoptant le parti d’une observation légèrement railleuse de leurs efforts pour ne pas succomber à leurs "instincts animaux".

Communauté hétérotopique

Ce film est une utopie peuplée de visages célèbres, de paysages exotiques, d’intensités affectives et s’adressant à un grand public. L’île est, bien sûr, imaginaire, c’est une fiction avec des signes plutôt conventionnels – plages magnifiques, cocotiers, sources jaillissantes, grottes cachées au cœur de la forêt équatoriale, etc. Ce qui importe, c’est que l’île apparaisse comme un "monde à part" dans le contexte général de la guerre, une micro-topographie qui est comme un refuge miraculeusement conservé dans le paysage dévasté de la guerre. Comme le dit René Schérer (2009), l’utopie est épochè – coupure ou interruption en grec ancien. Schérer suggère que l’utopie, en tant qu’épochè, est convoquée par un problème qui vient de l’extérieur, c’est-à-dire une situation historique particulière : une "violence" de l’extérieur qui éveille l’imagination (l’imaginaire).
Il me semble que cette approche de l’utopie dessine parfaitement l’enjeu du film : l’île où Allison et Sœur Angela se rencontrent est une oasis dans un "océan" de guerre. C’est un lieu de sauvetage, non seulement du point de vue de la survie, non seulement d’un lieu où les survivants (d’un naufrage, d’un massacre, etc.) se rassemblent ; plus important encore, c’est un lieu où une communauté humaine se forme pour sauver la civilisation et les valeurs humaines de la catastrophe générale et du chaos de la guerre.
Dans ce microcosme social, les deux protagonistes sauvent l’humanité entière de l’apocalypse (la guerre) en résistant à la tentation de devenir des "animaux insouciants" qui vivent comme Adam et Eve avant le péché originel. Allison, le pauvre diable, est bien sûr amoureux de Sœur Angela. Allison n’est pas un homme bien-né, bien au contraire, c’est un orphelin, un enfant rebelle élevé dans une maison de correction, et qui est "devenu un homme" par la grâce de sa formation chez les Marines. Et pourtant, il sait se tenir, et en respectant Sœur Angela et en la traitant comme une égale, il fait de cette île un refuge ou un sanctuaire où les valeurs essentielles de la vie civilisée sont préservées – ceci dans une époque où les portes de la barbarie sont grandes ouvertes, dans le cadre d’une guerre d’extermination.
Plus précisément, la petite île devient une sorte d’arche de Noé où deux survivants du monde démocratique s’en font les "gardiens" dans les conditions les plus précaires, ceci tandis que le Déluge de la guerre submerge la planète : deux humains, un homme et une femme, incarnant des institutions fortes (l’armée, l’Eglise) sont face à face. Chacun-e d’eux doit prendre sur lui-elle pour comprendre et accepter la position ou l’angle de vue de l’autre sur sa situation, ses "raisons" et sa différence. Cet effort ou cette forme de reconnaissance de la différence de l’autre comme respectable est la condition pour que leur infime refuge ne devienne pas un enfer. Le respect mutuel et l’égalité sont ici mis en avant comme ce qui constitue le cœur du lien humain. Ils parlent, ils sont en désaccord sur beaucoup de choses, mais la force et la violence ne prennent jamais le pas sur la communication et la tolérance. La maîtrise de soi ou "contrainte de soi" (Elias 1998) imposant ses conditions au désir et à la passion apparaissent ici comme le seul "barrage" envisageable contre la rechute de ces survivants dans un "état de nature" hobbesien plutôt que rousseauiste.
Bien sûr, c’est une fable ou même une sorte de conte de fées pour adultes. C’est un jeu d’imagination. Mais par imagination, il ne s’agit pas ici de désigner notre capacité à échapper à la réalité, mais, au contraire notre aptitude à élaborer celle-ci en imaginant d’éventuelles bifurcations comme échappatoire à la tyrannie du "donné" – la guerre comme décivilisation, dans ce contexte. C’est un jeu avec l’impossible, car, très évidemment, la situation décrite dans le film est tout à fait irréaliste. Mais ce n’est pas ce qui compte vraiment. Ce qui importe vraiment, c’est la "puissance" d’un récit filmique qui est en fait un contre-récit ou un "récit de résistance" (je m’inspire ici des "conduites de résistance" de Foucault) et qui est doté de la capacité de "contrarier" la réalité comme "le donné" dans sa forme la plus pesante (cette approche de la "contrariété" est empruntée à Jacques Rancière [2001]).

Qu’entendons-nous par-là ? La réalité la plus commune de la guerre, telle qu’elle est décrite dans les films de guerre "réalistes", est faite de batailles, de souffrances, de violences extrêmes, de défaites, de victoires, de crimes, de cruauté, etc. En regardant la plupart des films sur la guerre dans le Pacifique, on se sent écrasé et opprimé par l’ampleur de tout cela – batailles sur mer, sous la mer, dans les airs, sur terre, des dizaines de navires sous-marins, des avions, des milliers de combattants, des imitations aussi réalistes que possible des batailles réelles, etc. Le cinéma de guerre, sous cet angle, est captif des événements passés et de l’histoire passée et de ceux qui l’ont faite, c’est-à-dire engagé dans un jeu mimétique interminable, là où les batailles sont reconstituées à grand renfort d’effets-chocs, où les acteurs surjouent les gestes et sentiments des protagonistes de l’affrontement, où ce cinéma est sans cesse en quête d’un "rendu" de la guerre "plus vrai que le vrai".
Le "jeu" imaginatif d’un film comme Heaven Knows, M. Allison consiste à détourner et contrecarrer cette réalité oppressante de la guerre (ou son imitation servile dans de nombreux films de guerre) en imaginant une ligne de fuite, c’est-à-dire en inventant un autre "présent (ou présence) de guerre", une autre expérience possible/impossible de la guerre. Ce que le film invente, c’est très évidemment un "monde" (un microcosme et un "royaume" narratif) qui est "virtuel", mais qui va prendre forme et trouver sa substance sous la forme d’une fable ou d’un conte de fées. Cette "opération" visant à nous "sauver" (le public en tant que microcosme de l’humanité) de, disons, Armageddon – c’est une sortie de secours offerte par la Providence, et qui s’ouvre au dernier moment, lorsque la planète entière est ravagée par les flammes.
Cette fable repose sur une bifurcation fondée sur le pouvoir de l’imagination et de la narration, une notion qui s’oppose et résiste à l’idée largement répandue que, dans des circonstances aussi extrêmes que la guerre totale, il n’y a aucune alternative pour quiconque, que ce soit en pensant au présent, aux sentiments, aux conduites et aux actions possibles. C’est l’imagination qui permet de s’en tenir à la conviction que l’encerclement de toute forme de vie humaine par les conditions et règles de la guerre totale ne peut être accepté comme un commandement moral. L’utilisation utopique/hétérotopique de la figure de "l’île" dans ce film est ce qui permet de donner forme à un récit dont la prémisse est : malgré tout (le paysage de ruines et de désolation qui nous entoure), "un autre monde" doit exister, et c’est de cet impératif que le film est le dépositaire.
L’imagination est ici ce qui nous libère de la tyrannie de la guerre. La magie du cinéma dans un tel cas est son pouvoir d’invention en une portion de temps déterminée (environ 90 minutes). Un autre monde qui, en termes d’expressivité narrative, est plus vrai que le monde dit réel. La communauté vivante inventée par Allison et Sœur Angela, telle qu’ils l’établissent sur leur île déserte est plus authentique (en termes de valeurs et de principes humains) que la réalité barbare qui porte le nom de batailles sanglantes et d’hécatombes infernales – Guadalcanal, Leyte, Saipan, Okinawa, etc.

Qu’est-ce que la réalité ?

Nous sommes ici face à un problème philosophique sur lequel Hannah Arendt (1961) a attiré notre attention : nous devons, bien sûr, faire face à la réalité car elle est d’abord composée de "faits". Nous devons reconnaître celle-ci, même si elle présente un visage repoussant, répugnant. En d’autres termes, nous ne devrions jamais nous sentir fondés à transformer ou dégrader des faits, des faits historiques avant tout, qui nous horrifient ou défient notre imagination, en faisant d’eux une simple question d’opinion. Nous devons faire face à la réalité comme elle est, quand bien même elle serait aussi dangereuse à regarder que le visage de Méduse (Auschwitz, Hiroshima, etc.).
Mais, en même temps, nous devons nous rappeler que la réalité en tant que collection de faits indéniables n’est pas le tout de la vérité, ou en d’autres termes que la vérité des faits n’est pas la totalité de la vérité. Nous devons promouvoir une notion plus ambitieuse de la vérité. Nous devons reconnaître la réalité, mais ne pas céder et nous y soumettre à tout prix ou n’importe quelle condition, et pour cette raison, nous devons souvent nous y opposer et opposer une certaine notion de vérité à la réalité comme "la vérité des choses, la vérité du monde".
Si nous pensons que la réalité est ce à quoi nous devons nous adapter et que nous devons accepter inconditionnellement, quels que soient ses traits nous aurons tendance à dire, par exemple, qu’en temps de guerre totale (la guerre du Pacifique), la seule règle qui prévaut est la violence, la haine de l’ennemi, la victoire à tout prix et que Dieu nous aide... Nous deviendrons les objets purs et simples de la guerre totale, des somnambules moraux et politiques qui renoncent à tout principe éthique pour s’adapter à la situation placée sous le signe de l’exception et pour tenter de survivre. Nous serons alors les otages moraux de la guerre totale. C’est ce que la plupart des soldats, américains et japonais, qui ont été impliqués dans le conflit armé ont été à l’époque (voir, par exemple, le roman de guerre admirable de Norman Mailer, The Naked and the Dead) (1948). L’imagination, en se branchant sur des capacités ou des dispositifs de narration (ce que fait le cinéma), nous permet de rejeter le joug de la guerre et de nous approprier une autre notion de la vérité, laquelle va nous permettre de différer de ce qui fait de la guerre un destin écrasant pour ses contemporains.
C’est là que notre capacité humaine à dire que les "droits" de la vérité, dans des circonstances déterminées, doivent prévaloir sur la tyrannie de la réalité est cruciale. Nous pouvons persister non seulement à être fidèles à d’autres valeurs et principes, mais aussi à "raconter des histoires" et à imaginer des récits qui permettent de briser l’enfermement dans l’encerclement par les conditions draconiennes de la guerre. C’est exactement ce que fait le film de Huston, d’une manière un peu ironique et détachée (il ne nous assène pas une leçon de philosophie...), car il présente un autre visage de guerre, tout à fait inattendu, de cette guerre apocalyptique dans le Pacifique, telle que celle-ci s’est effectivement déroulée. Huston ou peut-être son film en tant que "processus sans sujet" (Althusser et Balibar 1968) invente et sculpte une autre réalité possible (plus vivable) qui nous ramène à l’humanité, à la vie civilisée, c’est-à-dire à la notion d’un monde commun habitable.
Mais nous devons remarquer ici que, pour réaliser ce déplacement d’une réalité étouffante vers une "vraie vie", nous avons besoin d’un fort soutien de l’imagination. Nous devons nous détacher de cette réalité qui nous asservit ; et cet effort pour nous émanciper de la tyrannie de cette réalité oppressive doit être soutenu par l’imagination. L’île (prise en considération sous l’angle de l’utopie ou de l’hétérotopie ) est le "matériel" ou le support imaginaire de cette entreprise.
Bien sûr, ce "monde à part" qui incarne la capacité d’un grand cinéaste (John Huston) à opposer les effets dévastateurs de la guerre sur la civilisation humaine à la vérité (et à la puissance) de l’art ne peut être que très fragile. Nous devons accepter la convention et l’artifice selon lesquels deux êtres humains ordinaires perdus sur une île se voient "confier" la mission de "sauver" l’humanité du désastre de la guerre. Comme je l’ai dit, c’est un conte, et nous, spectateurs, nous devons faire le pari très risqué – un pari philosophique et moral (Pascal 2005 [1670]) – que, dans certaines conditions, ce genre de changement de direction très improbable (bifurcation – clinamen) peut ou pourrait avoir lieu, non seulement dans le genre de "rêve" que constitue le film de Huston, mais dans la réalité. C’est ce que l’on va trouver, par exemple, dans cette merveilleuse séquence du film de Kon Ichikawa, La harpe birmane (1956), où l’on voit des soldats ennemis perdus dans la forêt tropicale de Thaïlande commencer à chanter en chœur au lieu de se livrer à une bataille. Il s’agit bien de suggérer ici qu’une autre réalité est, aurait pu, être possible. Mais tout cela, c’est, encore et toujours, du cinéma, bien sûr.

John Boorman, un autre cinéaste plein d’esprit (Hope and Glory (1987) Excalibur (1981), Delivrance (1972), etc.), va également, avec Hell in the Pacific (1968) apporter une contribution originale et ironique à la construction d’une narration collective cinématographique de la guerre dans le Pacifique qui contrarie celle qu’avait solidement installée le cinéma de guerre patriotique et propagandiste. Il existe, on le sait, des figures ou des récits occidentaux qui sont des sortes de ritournelles discursives, littéraires ou philosophiques : Robinson Crusoé de Defoe, encore une fois, mais aussi bien, le « must » hégélien (1977 [1807]) de la lutte "à mort" des consciences dans la dialectique du maître et du serviteur. Dans sa reconstitution très simplifiée de la guerre dans le Pacifique, Boorman imagine que deux soldats des camps en conflit, un soldat du Corps des Marines américain et un officier japonais, se retrouvent coincés sur une île déserte, en plein Pacifique. Cela commence, bien sûr, par un combat à mort : le Japonais qui a mis le premier pied sur l’île et organisé sa survie voit l’intrusion inattendue de l’Américain dans son "royaume" comme une menace mortelle : il refuse de donner de l’eau à ce naufragé assoiffé. Ils n’ont rien en partage, pas de langage commun ; le but de chacun est de se tenir à distance de l’autre, puis d’essayer de prendre le dessus sur l’autre en faisant de lui son serviteur ou son esclave. C’est ainsi qu’ils deviennent tour à tour esclaves l’un de l’autre au long des jours et des semaines et au gré des renversements de situation.

Mais ce n’est pas l’intention de Boorman de décrire les conditions d’une guerre totale à l’échelle de ce microcosme et de la confrontation entre ces deux soldats sur cette île perdue improbable. Ce que son imagination tend à esquisser, c’est un conte ou une fable philosophique, dans le même esprit que le film de Huston : dans le processus dialectique de leurs relations, les deux survivants doivent passer (pour survivre ou du moins tenter de le faire) d’une hostilité ouverte et d’une violence mutuelle à une sorte de coexistence active basée non seulement sur un intérêt mutuel mais aussi sur une forme d’amitié très singulière – l’un parle sa propre langue alors que l’autre ne l’entend pas, mais en retient néanmoins quelque chose (ceci en fonction du contexte, des situations, selon ce que suggère le langage du corps, etc.). Et, à force de patience et d’endurance, ils parviennent à construire un radeau et à naviguer vers une plus grande île où une bataille sanglante entre Japonais et Américains vient de se dérouler.

Le récit de Boorman est à la fois utopique et cynique – la fin du film est sarcastique et sombre. L’île est l’endroit idéal pour un récit anti-guerre, un contre-récit ayant pour objet la guerre et le Pacifique en tant que moment de barbarie collective : l’Américain ne coupe pas les oreilles de son ennemi mort comme un trophée de guerre (comme le faisaient habituellement les soldats du Marine Corps lors des grandes batailles du Pacifique – voir à ce propos le livre de John Dower War Without Mercy (1986)), l’officier japonais ne tranche aucune tête avec son sabre. Au contraire, l’un et l’autre se serrent les coudes et font face ensemble à leur condition de démunis ; ils mettent sur pied une sorte de communauté élémentaire, de la même manière que le soldat et la religieuse dans le film de Huston.
Tel est l’horizon politique du film de Boorman qui, il faut s’en souvenir ici, a été tourné en 1968. C’est l’époque de la guerre du Vietnam, une époque où de larges pans de la jeunesse des Etats-Unis opposaient leurs "rêves" au délire de puissance de l’Etat et opposaient le pouvoir de l’imagination à la barbarie de cette nouvelle guerre américaine en Asie du Sud-Est. C’est une époque où les gens de ma génération, en Occident, aimaient à taguer sur les murs des universités des slogans tels que "L’imagination au pouvoir !" – une revendication fort ambiguë, à la réflexion – mais inséparable à l’époque de notre hostilité à toute forme de guerre impérialiste, inséparable de notre opposition à toute forme de néocolonialisme ou d’ambition impériale occidentale – un sentiment avec lequel le film de Boorman est parfaitement en phase. C’est un film de "fraternisation", non seulement entre ennemis, mais aussi entre "races", c’est-à-dire entre espèces humaines qui ne sont pas censées être sur un pied d’égalité, selon la vision occidentale de la "civilisation". C’est une version élémentaire et populaire de ce qui nous inspirait à l’époque – l’internationalisme, le cosmopolitisme.

Art industriel et critique

L’imagination est là encore, comme dans le film de John Huston, ce qui permet à un cinéaste de réinventer la guerre, de la "falsifier" ou d’en travestir la représentation, d’une façon telle qu’un film de guerre se trouve transformé en un manifeste anti-guerre. Cette opération narrative ou discursive a besoin d’un support, topographique ici – l’île à nouveau. L’île est à la fois tangible, matérielle (sable, palmiers, sources, rochers, etc.) et purement imaginaire – ces îles du film n’ont pas de noms, elles n’existent sur aucune carte, elles ne sont que des "images" sans densité ontologique, mais en revanche, riches en densité expressive. Ces films sont très "deleuziens", de ce point de vue – des réserves d’« images » tendant vers des "concepts". Pour cette raison, "l’île" dans ces films est – j’insiste sur ce paradoxe qui remet un peu en question la façon dont Foucault oppose utopie et hétérotopie – à la fois utopie (Nowhere island – Erewhon, Samuel Butler) ) et hétérotopie (un lieu visible, la "vraie" île où le film a été tourné – un espace-autre).
Bien sûr, il peut toujours y avoir d’autres interprétations. Il s’agit ici de savoir comment la fonction critique de l’art s’infiltre dans une œuvre qui doit respecter les contraintes et les exigences de l’industrie cinématographique, comment un artiste, dans ce sens, réussit à "infecter" un bien commercial avec le bacille de "la critique" (Kant, « Réponse à la question ‘Qu’est-ce que les Lumières ? » ; Foucault 1984 [1967]). C’est la façon dont un film censé se conformer aux normes de l’industrie cinématographique est "détourné", infléchi par la capacité de son réalisateur à y instiller le "poison" de la critique, en ouvrant une brèche dans les logiques de l’industrie culturelle.
Mais, bien sûr, on peut toujours s’opposer à ce genre d’approche et dire que "l’industrie gagne toujours" à la fin et que le genre d’interprétation que je suggère est inspiré par un présupposé indémontrable, en tirant des traites sur les puissances imaginatives de ces films. On peut parfaitement dire, aussi bien, que Hell in the Pacific est un film opportuniste qui fait l’éloge de la nouvelle relation amicale établie entre les Etats-Unis et le Japon à l’époque où les bases militaires américaines à Okinawa permettaient aux B52 de bombarder le Nord Vietnam. Ce film réunirait donc deux géants, l’un d’Hollywood et l’autre de l’industrie cinématographique japonaise, Lee Marvin et Toshiro Mifune, histoire de faire avaler au public la pilule amère de son message politique subliminal.
Cette interprétation plus sévère que la mienne est parfaitement acceptable. En ce qui concerne Heaven Knows, M. Allison, on pourrait objecter que ce film apparaît, tout bien considéré, comme un plaidoyer en faveur de la répression sexuelle inspiré par le conformisme social, une version puritaine, presque néo-victorienne, de l’utopie de l’île.
Cette "lecture" du film de John Huston est tout à fait plausible aussi – mais ce n’est pas vraiment cela qui importe, car ce que j’essaie de montrer, c’est la façon dont un cinéaste peut, en donnant libre cours aux pouvoirs imaginatifs de son art, faire émerger une image du cœur des ténèbres d’un monde en guerre, remettant ouvertement en question les stéréotypes habituellement associés à cette guerre. Le cinéma, en tant qu’art fondé sur des dispositifs techniques toujours plus sophistiqués et en tant qu’art "total", a une capacité spéciale et unique de stimuler et de capter l’imagination humaine, comme l’a souligné Edgar Morin (1978 [1956]) dans son ouvrage de référence, Le cinéma et l’homme imaginaire. Dans ces deux films, le cinéma ne se présente pas comme une "machine à rêves" destinée uniquement au divertissement ou comme une fabrication de rêves agréables et frivoles. Il fait apparaître d’autres mondes possibles à l’arrière-plan de la réalité la plus déprimante et la plus sombre – la guerre totale. Il fait surgir un monde virtuel, dont l’altérité est distincte : son horizon n’est pas la destruction, la lutte à mort, la victoire, la conquête (etc.), mais l’égalité, la communauté et la fraternité.
A partir du moment où cet autre monde a été esquissé par un film qui a rencontré son public, il (cet autre monde) est déjà devenu davantage qu’un "rêve", qu’une vision pure, ou une fantaisie sans substance. Ce "rêve" a déjà commencé à se frayer un chemin dans les gestes, les conduites et les convictions des spectateurs qui sont aussi des citoyens, des travailleurs, des gens d’en bas, et des gens dont les pensées à propos du présent et de "l’homme" se fraient leur chemin dans les conduites et les actions. Les gens sont dotés d’une capacité réelle d’esquisser un autre monde (ou, pourquoi pas, d’autres mondes) en imprimant leur marque sur ce présent. Pour cette raison, le pouvoir imaginaire du cinéma doit être pris en considération non pas tant dans la dimension de l’évasion du réel (en tant que celui-ci est censé être ennuyeux ou sinistre), mais dans celle de l’invention et du devenir. De ce point de vue, les films comme ceux dont je parle ici ne sont pas en premier lieu cantonnés à la sphère du "divertissement", destinés à nous porter à accepter les conditions actuelles comme quelque chose d’inéluctable et d’insurmontable (ceci, dans une perspective statique). Ils sont propres à intensifier notre capacité et notre désir de devenir différents, voire autres ou, aussi bien, de différer du présent "tel qu’il est" – lourd, poisseux et tyrannique (ceci, dans une perspective dynamique).
Au passage, ces films montrent que la distinction conventionnelle que nous avons l’habitude de faire entre "films commerciaux" et "films d’art" ou "films d’auteur" n’est pas quelque chose que nous devons accepter sans réserve ni discussion. Il arrive souvent que des personnages captivants émergent de films commerciaux ou de films de genre classiques tels que les péplums, les films d’horreur, les thrillers, les road movies, etc. – des figures ou des éléments qui ressemblent à la fois à un dessin ou à un motif sur un tapis persan et à un concept "à l’état pratique" (Althusser 1968). C’est ce que font ces films de Huston et de Boorman, d’une manière douce et sarcastique, sans rien chercher à nous inculquer, en détournant habilement les recettes du film exotique et du cinéma d’aventure.

Imaginaire et imagination

La langue française opère une distinction entre imaginaire et imagination. En ce qui concerne le rapport au cinéma, la distinction entre ces deux termes peut être d’une grande valeur : L’"imaginaire" est peuplé de l’ensemble des images que le public, en tant que masse humaine hétérogène et cependant compacte, a en partage. "Imaginaire", dans ce sens, est collectif, c’est social, c’est un milieu composé d’images, dans le sens le plus large du terme. L’homme imaginaire auquel Morin fait allusion dans le livre que j’ai déjà mentionné est un sujet social qui partage un nombre indéfini d’images avec d’autres sujets sociaux.
C’est pourquoi le cinéma, en tant qu’industrie et appareil, puise constamment dans cette inépuisable "réserve" d’images – l’imagination sociale, ou "les imaginaires sociaux" (Bronislaw Baczko 1978), il emprunte aux sentiments, sensations et émotions collectifs qui y sont associés dans l’esprit du grand public, toutes sortes de récits et d’intrigues. Le cinéma, en tant qu’industrie (blockbusters, feuilletons, films catastrophe, thrillers, etc.), s’appuie en grande partie sur les effets d’intensification de ces sentiments partagés, tous sont liés à des images collectives inconscientes.
Ce que le public "consomme" ici, en ce qui concerne ces produits de l’industrie culturelle, n’est rien d’autre que ses propres peurs, désirs, phobies et espoirs stimulés par la fabrication cinématographique des images – les images cinématographiques intensifient et maximisent les images que les sujets sociaux ont en commun.
L’imagination, c’est tout autre chose : elle se rattache à la part du virtuel dans l’image, c’est-à-dire, comme le remarque Jean-Paul Sartre (1940), la dimension créative de ce qu’il appelle "la conscience imaginative" ou "imaginaire" (la conscience imageante). Comme je l’ai souligné, l’imagination est ce qui nous permet d’avoir une intuition de quelque chose qui, comme "possible" ou "différent" ne dériverait pas purement et simplement des conditions présentes, qui ne peut être réduit à ces conditions, en tant qu’il en serait une prémisse, une potentialité, etc. – l’exemple classique de cette figure, on le trouve dans la dialectique de Hegel : c’est le bourgeon de la fleur comme prémisse de la fleur elle-même.
L’imagination est ce qui permet d’avoir l’intuition d’un éventuel changement de direction, d’une rupture, d’un processus de différenciation – quelque chose qui serait placé sous le signe de la différence, de l’altérité, non de l’auto-développement. Lorsque cette question apparaît soudainement dans un film, c’est le signe que le cinéma en tant qu’art n’a pas encore été entièrement balayé par l’industrie et le commerce – le cinéma comme business.
None but the Braves (1965) est, si je ne me trompe pas, le seul film tourné par le célèbre crooner multicartes Frank Sinatra. C’est un film qui, en termes de production, innove : le scénario a été écrit conjointement par un scénariste américain et un scénariste japonais – John Twist et Katsuya Susaki. La production est américaine et japonaise.

C’est l’histoire de deux petits groupes de soldats, l’un américain et l’autre japonais, échoués sur une île perdue pendant la guerre dans le Pacifique et plus ou moins abandonnés à leur sort par les corps d’armée auxquels ils appartiennent. J’ai l’impression que Letters from Iwo Jima (2006) de Clint Eastwood a été plus ou moins distinctement inspiré par ce film, il semble y emprunter beaucoup de choses.
Le dispositif narratif est à peu près le même. Dans le film de Sinatra, le narrateur est un lieutenant japonais qui commande l’unité de l’armée impériale sur l’île. Il tient un journal destiné à sa jeune épouse – ils se sont mariés juste avant qu’il ne s’engage, ils n’ont même pas eu le temps de consommer le mariage. Ce soldat professionnel qui, bien sûr, parle un excellent anglais (scénario oblige...), descend d’une ancienne famille aristocratique et guerrière (samouraï), mais son appartenance à cette caste distinguée entre en conflit avec ses sentiments pacifistes et avec son opinion sur cette guerre qu’il considère comme une absurdité destinée à conduire le Japon à la catastrophe. Mais, en tant que soldat, il sent qu’il doit faire son devoir jusqu’au bout.
Son homologue américain est un capitaine qui, lui aussi, a des problèmes de conscience : il se reproche d’avoir refusé d’épouser sa fiancée alors que la guerre éclate – elle a été tuée à Manille, à l’occasion d’un bombardement japonais, la veille de son départ en mission. Lui aussi est un soldat professionnel formé à l’entraînement des troupes d’élite, transféré au gré des aléas de la guerre dans la Marine. Les destins respectifs de ces deux jeunes hommes mobilisés dans les camps opposés sont très semblables : tous deux ont été plongés dans la tourmente de la guerre au moment où leur vie d’adultes et leur éducation sentimentale en étaient à leur phase initiale.
Comme dans le film de Clint Eastwood, ces deux personnages de qualité, remplis de pondération, contrastent violemment avec les fanatiques et les bellicistes qui, dans chaque camp, sont toujours prêts à en découdre avec l’ennemi.
L’île est à nouveau un monde à part, un lieu d’isolement total. Les lignes de communication des deux groupes sont coupées. Leurs émetteurs radio sont hors d’usage. Les Japonais essaient de construire un bateau, mais les Américains le coulent. Un destroyer américain apparaît en pleine mer, mais il s’éloigne quand son commandant voit un drapeau japonais flottant au sommet d’un palmier. En conséquence, les ennemis doivent parler ensemble, ils doivent apprendre à coexister sur cette petite étendue de terre et pour cela contrecarrer et contredire la logique de la guerre. Chaque faction (camp) doit compter sur l’autre : les Américains ne peuvent survivre sans avoir accès à la source d’eau contrôlée par les Japonais ; un des soldats japonais blessés a besoin d’une assistance médicale que seuls les Américains peuvent lui fournir. Une trêve durable s’installe, des contacts individuels s’établissent entre les soldats des deux camps, et avec eux le commerce équitable (poisson frais contre cigarettes, etc.) – et avec tout cela, des formes inconcevables d’estime mutuelle, de camaraderie, d’amitié entre "ennemis mortels" d’hier.

La bouteille à la mer de Frank Sinatra

Mais c’est un film hollywoodien et Frank Sinatra n’est pas un agitateur anarchiste, un transfuge idéologique. En conséquence, un compromis narratif doit être trouvé. Le film fait l’éloge de la fraternisation avec l’ennemi, mais, curieusement, ce mouvement, ce geste a une limite : les soldats de chaque camp continuent d’être absolument fidèles à l’armée, à leur pays, à leur drapeau. Un compromis "impossible" et, pour cette raison, on ne peut espérer une fin heureuse. L’armée, en tant qu’institution "totale" (Goffman 1961), exige de ses membres un dévouement et un sacrifice total. Voilà qui entre violemment en conflit avec l’expérience des soldats des deux camps sur l’île – ils ont découvert l’humanité fragile de "l’autre", très semblable à la leur.
A la fin, l’idéologie militariste se venge de la brèche fraternelle qui l’a lézardée (de la parenthèse heureuse que le film dépeint) – retour en boomerang de "la réalité de la guerre".
Au moment de la sortie de ce film, ce genre de narration de la guerre, cette guerre en particulier, était quelque chose d’assez nouveau et d’audacieux, peut-être risqué. Le film de Sinatra a été critiqué par le New York Times ; un autre journal, de Washington, The Herald, l’a qualifié de film anti-guerre. Mais on pourrait dire tout aussi bien : c’est un film opportuniste qui célèbre les prémisses de l’alliance d’après-guerre entre les Etats-Unis et le Japon. Le message, à la fin du film, est assez vague : "Personne ne gagne jamais" – le genre de logo qu’on peut s’attendre à voir sur son prochain T-shirt acheté dans une boutique "alternative" sophistiquée.
Ce qui importe pour une réflexion sur "l’île" en tant que topographie imaginaire, c’est la relation qui s’établit ici entre l’île comme "monde à part" et l’expérimentation de contre-conduites dans le contexte de la guerre : non seulement parler avec l’ennemi, échanger avec lui, l’aider, mais déconstruire l’hostilité, rendre la notion même d’ennemi volatile, indistincte et brouiller la vision d’un monde divisé en amis et ennemis.
Au même titre que les films de Huston et Boorman, l’île semble être le topos (lieu) le plus propice à la reconstruction d’une communauté humaine déchirée par la guerre. Dans None but the Braves aussi, l’ambition du cinéaste est de restituer l’humanité de l’ennemi d’hier (c’est un film un peu suave et lisse, un peu humaniste, à la Sinatra, un film de crooner...) en montrant ses qualités morales. Mais, avant tout, ce qui compte, c’est d’afficher une "bonne image" de cet ennemi en utilisant le dispositif très élémentaire (mais le plus efficace, dans le domaine du cinéma) qui consiste simplement à le montrer beau et gentil – comme le lieutenant japonais, par opposition à son subordonné, un militariste fanatique dont le visage et les manières sont ceux des "asiatiques" grossiers et sauvages (selon des critères occidentaux). La bonne intention du cinéaste humaniste est, bien sûr, de redessiner le portrait de l’ennemi d’hier – non pas un quasi-animal, mais un bel homme oriental.
Rappelons ici que dans le domaine du cinéma ou selon le langage filmique, les qualités morales doivent toujours être incarnées, c’est-à-dire devenir visibles pour le spectateur en se signifiant dans un corps. C’est la raison pour laquelle les personnages qui véhiculent, affichent et incarnent de fortes qualités morales, dans les films hollywoodiens (en couleur), ont généralement les yeux bleus, comme c’est le cas de Sinatra (et pour cette raison, les personnages étaient rarement interprétés par des Asiatiques).
Rappelons aussi que ce genre de film bien intentionné montre parfaitement ce que peut être l’effet palimpseste du cinéma : l’apparence agréable de l’officier japonais fait disparaître d’autres traits et silhouettes moins gracieux – ceux des hommes de main et tortionnaires japonais en uniforme qui ont peuplé des dizaines de films de propagande hollywoodiens comme Behind the Rising Sun (1943), Objective Burma (1944) ou The Purple Heart (1945).
Bien sûr, l’île dont parle ce film, l’intrigue, les personnages – tout est imaginaire. Mais None but the Braves a été tourné à Hawaï, sur une île qui fait partie des États-Unis et où de nombreux habitants sont d’origine japonaise. De plus, ce film est une coproduction équilibrée : une partie de l’équipe est venue du Japon, l’équipe japonaise s’est chargée des effets spéciaux, les acteurs qui ont joué les soldats japonais étaient des ressortissants japonais, etc. Le message ou l’esprit du film se manifeste dans les conditions de tournage. C’est cet enchevêtrement de la "fable" du film avec les conditions matérielles de sa réalisation qui est ici intéressant – la rencontre directe de "l’utopie" comme question morale, politique et philosophique avec le monde très tangible du commerce et de l’industrie.
Je ne dirais certainement pas que tous les films dont l’île est le topos central lorsqu’ils reconstituent la guerre dans le Pacifique sont plus ou moins inspirés par les sentiments ou les sensations utopiques. C’est tout le contraire : il est flagrant que la plupart d’entre eux ont "l’île" comme théâtre ou comme arrière-plan parce que cette guerre a consisté, pour une bonne part, à conquérir ou reconquérir des îles, grandes ou petites, certaines d’une grande importance stratégique, d’autres juste parce qu’elles se trouvaient sur le trajet du héros des campagnes en cours. Dans la plupart de ces films, "l’île" n’est qu’une question tactique – comment mettre en scène un débarquement sur une plage, comment représenter des combats acharnés sur une île montagneuse, etc. Beaucoup de ces films ont même le terme "island" dans leur titre – Wake Island (1942), l’un des premiers films hollywoodiens sur la guerre du Pacifique, et No Man is an Island (1962) –, tout en étant totalement étrangers à toute inspiration utopique. Ils ne font que reconstituer la guerre dans le Pacifique dans l’esprit d’une narration patriotique et héroïque, ils ne s’écartent pas du "grand récit" cinématographique de cette guerre comme la guerre juste par excellence.
Je me suis consacré ici exclusivement à des films occidentaux, des films hollywoodiens en fait, pour la bonne raison que je ne sais pas si l’utopie est une notion qui peut voyager si facilement et être transférée dans d’autres domaines culturels. En Occident, l’utopie n’a pas surgi de nulle part, elle est liée à des conditions historiques et culturelles particulières et c’est pourquoi, en particulier, la fonction critique de l’utopie (à partir de Thomas More) doit être "cartographiée". Ce motif est inséparable de contextes et topoi spécifiques et personne ne peut tenir pour acquis que des configurations similaires existent dans les cultures d’Asie de l’Est et, par conséquent, dans les films d’Asie orientale. Les hétérotopies dans le sens foucaldien d’espace-autres peuvent certainement être repérées ou localisées dans les sociétés d’Asie de l’Est, d’après ma propre expérience, mais c’est une autre histoire. Ce qui me fascine dans les films hollywoodiens que j’ai évoqués, c’est leur retour aux sources de l’utopie, dans le même esprit que ce que fait René Schérer. C’est un recours au pouvoir de l’imagination pour défier la violence du présent – la guerre totale dans ce cas. Le recours à l’utopie est ici une conduite de résistance, une musique douce mais insistante qui véhicule l’affect de l’endurance face au désastre – un effet auquel l’écrivain judéo-allemand Heinrich Heine (2006 (1844])) a donné une forme et une expression allégorique dans son célèbre poème "Trotz alledem", ou "In Spite of All", "Malgré tout".
Des images utopiques ou des échardes d’utopie peuvent être repérées dans d’autres films qui ont l’"île" pour topos dans la configuration générale de la guerre dans le Pacifique. Ceci tout en s’orientant dans des directions très différentes. Dans South Pacific de Joshua Logan, (1958), par exemple, une opérette tout à fait joyeuse, dans le style post-Offenbach de Broadway, la guerre du Pacifique n’est qu’une toile de fond improbable pour des variations sur des motifs kitsch exotiques et gays, une sorte d’orientalisme sophistiqué et ironique – "l’île" comme topographie enchantée et énigmatique où le choc des armes et les horreurs de la guerre s’estompe par miracle. Dans The Thin Red Line de Terence Malik(1998), l’un des plus grands films sur la guerre du Pacifique, des images utopiques apparaissent tout à coup dans le paysage après une bataille sanglante : un village autochtone paisible, une plage de rêve, un enfant jouant avec un chiot, etc. L’utopie n’y est qu’un signe évanescent de vie dans un paysage sublime dévasté par la guerre – la vie continue, ou plutôt, la vie s’acharne à se régénérer avec patience, malgré tout.

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