Un différend cosmétique majeur

, par Jean-Louis Déotte


Le texte qui suit est l’introduction de Cosmétiques. Simondon, Panofsky, Lyotard, ouvrage intégralement disponible en libre accès à l’adresse suivante : https://books.openedition.org/emsha/215

Cette introduction est republiée en hommage à Jean-Louis Déotte, avec l’accord de Mme Déotte et celui du Comité éditorial des EMSHA.

« Un différend cosmétique majeur » est un article initialement paru dans la revue Appareil [1]

Nous partirons de la situation créée par l’État islamiste (EI) dans les zones qu’il contrôle en Irak, la destruction du site d’Hatra, mais aussi des attentats perpétrés contre le musée du Bardo à Tunis en mars 2015 et évidemment contre ses visiteurs cosmopolites. À ces actions, il faudrait ajouter la destruction des statues géantes de Bouddha à Bâmiyân en Afghanistan en 2001 par des Talibans.

Nous avons assisté à des actions antimuséales et donc anti-patrimoniales dans d’autres parties du monde : par exemple les revendications couronnées de succès des Kanaks de Nouvelle Calédonie française pour récupérer ce qu’ils considéraient comme leurs totems [2], alors que selon les critères de l’UNESCO, c’étaient des suspens, c’est-à-dire des œuvres dont l’existence est indissociable de celle du musée. Appelons suspens des œuvres de culte qui ont donc eu une destination religieuse et communautaire et qui, par suite de leur accaparement en conséquence d’actions coloniales d’annexion, ou comme butins de guerre révolutionnaire, se retrouvèrent ainsi privées de toute capacité de générer une communauté, au profit d’un public, comme celui qui fut abattu à l’entrée du Bardo à Tunis. L’existence de ce public, au contraire d’une communauté, ne dépend pas de l’existence de l’œuvre. Un touriste n’est pas un croyant malgré les apparences qui trompent les sociologues de la culture.

Il en va de même dans l’actuelle Russie, où l’Église orthodoxe, fait pression sur les institutions culturelles pour se réapproprier les grandes icônes [3]. Aux USA, dans les États du Sud, les communautés amérindiennes négocient avec les conservateurs de musées qui détiennent leurs totems, pour pouvoir à certaines dates de l’année, organiser des rituels en leur présence. Le musée, fermé au public, devient ainsi pour quelques jours un lieu de culte pour des communautés dont l’identité est indissociable de ces artefacts [4].

Ce n’est que pour les Occidentaux, depuis le XVIIIe siècle, que la stricte relation esthétique, universalisable sans concept au sens de Kant, est indissociable du musée, appareil spécial qui dissocie l’œuvre de sa destination cultuelle, la livrant à l’histoire de l’art et aux risques sans limites de l’exposition esthétique pour un public toujours indéterminé.

La preuve historique d’une telle universalisation du jugement esthétique depuis lors peut être apportée après la destruction des statues assyriennes de Mossoul, laquelle a immédiatement soulevé l’indignation générale et un projet de musée virtuel est en train de voir le jour :

C’est une initiative culturelle spontanée, mondiale et fulgurante, à l’image du XXIe siècle numérique. Le « projet Mossoul » est un musée virtuel en construction pour réagir à la barbarie des destructions d’œuvres d’art assyrien du musée irakien de Mossoul. Ce projet en 3D, lancé en ligne le 8 mars, en appelle à la foule des internautes. Il s’agit d’obtenir tout autant des images des œuvres qui étaient exposées au musée que de l’aide en ligne provenant d’experts en patrimoine ou en programmation informatique. Depuis le lancement, l’audience et les contributions extérieures ne cessent de grimper sur le site grâce à un marketing viral planétaire. Matthew Vincent et Chance Coughenour, sont les deux archéologues à l’origine de cette opération [5].

La simultanéité des attaques de Mossoul et de Tunis nous conduit à remettre en cause notre croyance, issue des Lumières, dans l’irréversibilité de « l’éducation esthétique de l’homme », pour reprendre le titre de l’œuvre de Friedrich von Schiller (voire dans la croyance plus fondamentale en un art et un patrimoine universels). Ce qui surgit au contraire, c’est l’expression de profonds différends (au sens de Jean-François Lyotard) entre des régimes du symbolique ou entre des rapports à la loi, irréconciliables. Par loi, il ne faut pas entendre seulement l’aspect juridique et axiologique, mais plus fondamentalement le rapport d’imitation du cosmos, ce qui inclut le rapport au savoir et à l’apparaître des choses comme des communautés. C’est la dimension du paraître, de l’apparence, de la nécessité pour chacun et pour chaque collectif de donner à voir le meilleur de lui-même qui nous fera donner à la notion de cosmétique plus d’importance qu’à celle d’ontologie. Cosmétique donc : à partir de l’acception grecque du kosmos : l’ordre parfait des groupes fonde ce qui est bel et bon sur le modèle de l’ordre des étoiles. À l’évidence pour les djihadistes de Mossoul, les statues des rois assyriens du musée appartenaient à un autre cosmos que celui des Lumières occidentales, dès lors ces témoignages de pierre étaient une injure à la loi révélée du Coran. Le djihadisme actuel n’est qu’un courant parmi d’autres de l’islam, qui prône un retour radical à l’origine prophétique en interprétant selon la lettre les sourates et non selon l’esprit. Au contraire, les voix qui s’élèvent aujourd’hui dans et hors l’islam pour le moderniser, vont dans le sens d’une spiritualisation.

Si le monde païen occidental put être accommodant envers les divinités orientales à l’instar de la coexistence dans la Rome impériale d’une multitude de temples, c’était que le principe de l’édification d’un culte et sa fréquentation résidait dans l’utilité que l’évergète pouvait en attendre. Ainsi le succès du christianisme et son adoption progressive dans l’Empire ne tiennent qu’au choix privé de l’empereur Constantin. Selon Paul Veyne [6], le nouveau culte va s’imposer par une sorte de mimétisme social, de conformisme, et non parce que l’esclavage ou les combats du cirque seraient devenus pour la plupart des Romains insupportables. Le passage d’une cosmétique à une autre peut être, dans un premier temps au moins, indolore. D’ailleurs, on ne peut parler de différend entre cosmétiques qu’à partir du moment où la nouvelle cosmétique, dorénavant d’essence « révélée » par le devenir livre de la loi (inlibration) ou par l’incarnation de l’infini dans le fini, impose à l’ancienne, devenue « idolâtre » et « païenne », une soumission puis une destruction qui la rend muette peu à peu. Le Génie du christianisme (François-René de Chateaubriand) s’est ainsi imposé au « génie du paganisme » (Marc Augé).

C’est aujourd’hui, au Proche et au Moyen-Orient, la répartition étatique voulue par les Français et les Britanniques sur fond de disparition de l’Empire ottoman (accord secret Sykes-Picot du 16 mai 1916) qui s’effondre. Et les anciennes idoles, qui selon André Malraux auraient dû se métamorphoser en sculptures, redeviennent ce qu’elles n’avaient jamais cessé d’être pour les musulmans intégristes. Comme l’écrivait Walter Benjamin, avec l’ultramodernité (la mondialisation), c’est l’archaïque (la préhistoire [7] : Urgeschichte) qui remonte à la surface. Ce qui implique que ce qui revient, ne revient pas au même, mais avec des habits neufs, ici ceux de la mondialisation. Ce qui permet de comprendre à la fois la destruction des idoles préislamiques et sa diffusion sur internet. Dès lors, ce renouveau de l’iconoclasme, inauguré historiquement par l’incarnation chrétienne aussi bien à Byzance qu’avec la Réforme [8], ne doit pas nous transformer à notre tour en iconodules. Car il y a au préalable un lien entre la foi et les technologies de communication, qu’il faut interroger [9]. Il est évident que la diffusion de ces images de destruction, comme celles des exécutions d’Occidentaux, comme les appels à la guerre sainte montés selon le modèle des films hollywoodiens, prouvent que l’utilisation de l’image ne fait pas nécessairement problème à ceux qui pourtant détruisent les œuvres muséales qui sont, à leur manière, des images de ces dieux qu’elles ont été par ailleurs.

Les islamistes n’ont aucun problème avec les images des médias (les vidéos privées ou propagandistes de Ben Laden le prouvent), mais ne supportent pas les ruines patrimoniales, parfaitement inoffensives en apparence, des statues et des monuments assyriens ou bouddhistes. C’est que le musée et le patrimoine en général ne sont pas des moyens de communication, des médias, mais des appareils. Il faudra donc distinguer deux statuts de l’image : le résultat plastique de l’appareillage de tel ou tel art (c’est le cas des suspens où un art, par exemple chrétien, s’est trouvé appareillé par le musée). Dès lors la circulation de ces images est secondaire. Et des images qui n’ont été produites que pour être échangées, c’est le cas des photos numériques produites par des téléphones portables type smartphone. Les œuvres des musées sont aujourd’hui soumises à ce second usage, comme si la conservation des collections n’était plus l’office muséal par excellence, mais la communication des selfies.

À ce différend cosmétique, il faut en ajouter un autre, car entre inlibration musulmane et incarnation chrétienne, il y avait un socle commun : le rapport à la loi est régi dans les deux cas par la norme de la révélation, et d’ailleurs de nombreux accommodements furent possibles, comme le montre Hans Belting [10], comme l’intégration comme décor en Occident de l’ornementation géométrique musulmane ou les images des miniatures dans la sphère d’influence du chi’isme, en Perse.

Cet autre différend cosmétique, plus fondamental, concerne la norme de révélation de la loi et la norme projective qui surgit, tout armée, à Florence au XVe siècle avec Brunelleschi, Masaccio, puis Alberti, avec l’invention de l’appareil perspectif. La géométrie musulmane était plane (pavage du plan), l’occidentale introduisit la tridimensionnalité qui rend possible la représentation. Depuis lors, la cosmétique occidentale est projective, tous les appareils qui l’appliquent sont projectifs, même s’ils sont d’origine arabe comme la camera obscura. Cette capacité de tracer sur un support idéalisé comme transparent ce qui se projette de là-bas, devant la fenêtre du plan de projection, et avance vers le spectateur pour laisser son empreinte, est la clef du dessin entendu par les traités renaissants comme disegno. Le disegno synthétise alors des traits hétérogènes : c’est un projet d’avenir, un relevé de l’Antique, un moyen de transmission pour l’architecte, la notation d’une idée, etc. C’est l’ensemble de la civilisation occidentale qui va être bouleversé, à commencer par la politique (Machiavel), mais aussi bien la réalité économique : la monnaie comme moyen d’échange entre marchandises concrètes va devenir crédit, c’est-à-dire achat du temps lui-même. Le capitalisme ne suppose pas seulement une ascèse mondaine où la réussite d’un travail est la preuve de l’élection divine (selon les analyses classiques de Max Weber), mais plus fondamentalement un ethos où le bien-être de tous et de chacun réside dans la capacité de se projeter dans le futur. Ceux qui ne peuvent plus se projeter sont condamnés au pire destin : l’éternel retour du même, la dépression. La temporalité selon les Lumières était orientée selon un principe qualitatif : le progrès supposant un accomplissement de l’idéalité, la temporalité postmoderne, démocrate-capitaliste, ne connaît que l’accroissement quantitatif : le développement sans limites. C’est, nous dit Walter Benjamin [11], une religion sans Dieu, mais non pas sans cultes, où il n’y a ni dogme spécifique ni théologie. « La durée du culte est permanente. Le capitalisme est la célébration d’un culte sans trêve et sans merci ». Ce culte est culpabilisant et non expiatoire. A contrario, la temporalité des religions révélées est cyclique.

Politiquement, le différend entre l’islam et la démocratie classique ne relève pas d’une « guerre des religions », auquel cas les démocrates depuis la Grèce antique seraient des croisés, mais d’une confrontation entre des modes d’énonciation de la loi. Cette loi est « hétéronome » dans le cas des religions révélées, « autonome » depuis la Grèce homérique, au sens où le foyer du sens se trouve idéalement au milieu des hommes dans une démocratie [12], en une place vide qu’aucun pouvoir ne saurait occuper définitivement. C’est un espace de délibération qui s’ouvre sur l’impossibilité d’une incarnation ou d’une incorporation, dès lors les moyens comme les fins de l’action commune échappent à la soumission qui est au cœur de l’islam. Il n’y aura bientôt plus de frontières au politique puisque ce qui définissait le propre d’une communauté s’est effacé. L’entretien devient infini : il ne s’agit plus de commenter indéfiniment le texte sacré, mais d’accueillir par l’image diagrammatique des projections de ce qu’on place en face de soi pour l’étudier.

C’est ce vide que la religion qui ressurgit après les révolutions démocratiques des Printemps arabes ne peut supporter : elle a gagné le combat contre les dieux païens en imposant la figure de l’unicité, mais se trouve désormais devant une absence de cosmos, revendiquée. Le terme de totalitarisme [13] s’applique alors, puisqu’il s’agit, à partir d’un calife, de reconstituer du corps communautaire partout où des musulmans sont présents.

C’est parce que musée et patrimoine sont d’essence démocratique que les djihadistes, qui veulent rétablir un califat, c’est-à-dire un certain mode du théologicopolitique comme foyer du sens, sont dans l’obligation de détruire ce qui, comme le musée, le patrimoine ou l’écriture de l’histoire, est d’essence projective.

Mais le musée et le patrimoine surgirent eux aussi de l’épreuve de l’angoisse du vide en répondant à une autre orientation que celle de la perspective qui se donnait comme tâche de donner des traces d’un monde perdu : la Nature. La distance constitutive de la projection perspective entre l’écran où s’écrivent les traces de ce qui est là-bas, devant l’écran et la Nature devenue un objet rationnel, cette distance est devenue abyssale et la réponse, historique en raison de la Révolution française. Dès lors, le musée a été amené à tordre le temps par une sorte de rétroaction, une projection vers le passé. Il a commencé à accueillir ce qui avait été, souvent condamné à l’obscurité de ce qui était sacré, dans les couvents, les églises et les cours princières. Puis, il a été le lieu d’épanouissement d’un art strictement esthétique, avec Manet, les impressionnistes, Cézanne, etc.

Le moteur de son extension a résidé dans l’épreuve du maintenant [14] : ce sont les œuvres de l’art contemporain qui entraînent le collectionneur-conservateur à sauver dans le passé des archives des réserves, l’« Autrefois » (das Gewesene) pour reprendre une expression de Walter Benjamin. C’est-à-dire selon le modèle photographique qui structure sa conception de la temporalité : ce qui gît dans le passé sans y avoir été réellement inscrit, mais nous attend comme le ferait une pellicule photosensible non développée. Ce n’est donc pas par hasard si ces deux appareils, le musée et la photo, ont surgi à peu près en même temps, comme les deux faces d’une même époque de la norme projective : au moment de la Révolution française qui brise le lien avec le théologicopolitique chrétien. Alors que la Nation ne peut plus s’incarner dans le corps immortel du roi, la France invente le rôle politique du musée et du patrimoine (Quatremère de Quincy). C’est en effet la même assemblée politique (la Convention) qui va décréter la mort du roi et le sauvetage du patrimoine tout en dissolvant les communautés d’essence religieuse, comme la communauté juive, réduite depuis lors à un ensemble de citoyens, chacun étant libre d’exercer sa religion selon le principe énoncé par le royaliste constitutionnaliste Stanislas de Clermont-Tonnerre : « il faut tout refuser aux juifs comme Nation, il faut tout accorder aux juifs comme individus » (4 août 1789 [15]).

C’est là le fondement de la laïcité à la française : le musée, parce qu’il n’est pas communautaire, est essentiellement laïc. C’est un appareil politico-esthétique. On ne voit d’ailleurs pas en quoi la même politique ne pourrait être appliquée à la communauté musulmane.

Dès lors, musée et patrimoine [16] seront à l’épreuve de la division sociale-politique, division où selon l’expression de Machiavel s’engendre la démocratie (les « lois qui établissent la liberté »), comme si la multiplication des musées les plus divers et l’enrichissement infini des collections n’étaient là, sur un plan fantasmagorique, que pour rétablir l’espace imageant qui innerve le monde collectif. Il est alors totalement vain de partir à la recherche de « l’identité française », sinon à accepter qu’à la place d’un corps unificateur dans lequel s’incorporerait un peuple historiquement hétérogène s’imposent des collections, elles-mêmes parfaitement disparates, d’objets de tous ordres, réduits à l’état de ruines puisque n’ayant plus de destination.

La volonté de califat est excluante et purificatrice, même si les communautés des autres religions révélées sont combattues ou intégrées à des titres divers ; l’univers du musée est inclusif, ne connaissant pas la barrière entre le pur et l’impur [17], le propre et l’impropre. Véritable lieu de naissance de l’art contemporain, c’est-à-dire d’un art qui, à la différence des avant-gardes modernes, s’émancipe de toutes références à un arrière-monde ou une transcendance (ce qui est encore le cas chez Mondrian, Malevitch, etc.), il est proprement acosmique, anarchique.

Dès lors, il y a dans la volonté générale actuelle de restituer sous la forme d’images virtuelles les œuvres détruites comme une volonté de renouer avec un acte fondateur sur le plan politico-esthétique. À la différence près que c’est une nouvelle fantasmagorie qui se développera, une sorte de nouvelle Alexandrie numérique, car les Ptolémées avaient eu le projet de réunir à Alexandrie non pas les sculptures grecques, mais la plus grande bibliothèque possible, dans un endroit agréable, un jardin, le Mouséion.

La numérisation universelle des œuvres achèvera donc le musée imaginaire d’André Malraux qui deviendra une bibliothèque, non pas de photos, mais de spectres digitaux. Car inévitablement, c’est la relation esthétique qui changera de nature.

Ce n’est que peu à peu dans notre travail que la notion de cosmétique (du grec kosmos) pour rendre compte de la situation contemporaine, s’est dégagée. On pourrait parler de cosmétique numérique, ce qui supposerait une pluralité de cosmétiques, avec tous les conflits entre elles qu’aucun tribunal ne pourrait prendre en charge, sinon en privilégiant l’une d’entre elles aux dépens des autres, ce qui fut le cas aux temps coloniaux. C’est la raison pour laquelle la notion de différend, élaborée par Jean-François Lyotard, s’est imposée. L’ambition de ce livre est d’approfondir la notion de différend, laquelle chez son concepteur supposait une extension des jeux de langage de Ludwig Wittgenstein et de leurs effets dans la réalité intersubjective mise en mots. Cet approfondissement va consister en une tentative de synthèse de l’esthétique de Jean-François Lyotard, essentiellement celle de sa thèse Discours, Figure, avec la philosophie de la phrase développée dans Le Différend. Cependant, notre tentative n’ignore pas que l’esthétique de Jean-François Lyotard suppose une linguistique du signe dans ses rapports au support, modulée selon différentes époques de la surface d’inscription, alors que sa philosophie de la phrase refuse l’inscription. Si un exemple de phrase, à la suite d’Ulysse de James Joyce, c’est l’explosion d’une fusée de feu d’artifice, le ciel nocturne n’en gardera aucun souvenir. Mais au même moment, en 1985, Jean-François Lyotard prit en charge l’exposition Les Immatériaux qui fut un des grands moments spéculatifs du Centre Georges Pompidou, à Paris. Aux différentes époques de la surface d’inscription des signes linguistiques et plastiques que l’on pouvait déduire du Différend s’ajoutait une nouvelle époque, la postmodernité, caractérisée par une immanence radicale, puisque le langage ne rencontrait qu’un monde dont la structure était de part en part, langagière. D’une certaine manière, l’exposition prolongeait Le Différend tout en le rendant paradoxal : des phrases (des événements, des œuvres) seront-elles encore possibles dans le monde de la cosmétique numérique ? Un art numérique a-t-il même un sens ?

Mais à trop radicaliser l’opposition entre le monde du langage (c’est-à-dire celui de la communication avec cette extrêmisation qu’est le numérique), et celui de l’art (réduit à la production d’une matrice inconsciente comme pure négation libidinale de tout code), ne s’empêche-t-on pas de penser la puissante production « culturelle » de chaque époque de la surface d’inscription ? Avec les Immatériaux est-ce vraiment la première fois que les arts affrontent le monde de la technique, baptisée maintenant « technologie » ? N’y a-t-il rien au milieu, entre arts et communication ? Ne peut-on penser que ce milieu, dans tous les sens du terme, précède la différenciation entre l’événement et la structure ? Entre le figural et le code ? Si au titre de la forme, immobile ou mobile, c’est toujours l’image (ou le regard) qui est privilégiée par l’esthétique contemporaine (Jacques Rancière, Georges Didi-Huberman, etc.), que dire d’une cosmétique pour laquelle là n’est pas la grande affaire ? L’esthétique occidentale est toujours restée inféodée aux puissances de l’image, ce qui rend difficile la compréhension de l’architecture, alors qu’on voit apparaître dans l’architecture contemporaine un renouveau des façades [18] qu’on ne peut plus décemment condamner comme le faisait le Mouvement moderne depuis Loos et Le Corbusier qui rejetait l’ornement et le décoratif. Il faut donc envisager la permanence d’une cosmétique ornementale, en confrontant son époque la plus faste, musulmane, avec la cosmétique de l’incarnation médiévale et avec la cosmétique projective qui surgit à la Renaissance.

La notion de cosmétique peut renvoyer aux différentes phases de l’articulation figures/fond qui structure la pensée de Gilbert Simondon sur la logique des objets techniques, en particulier celle qui met en vis-à-vis la religion et les techniques. Or Gilbert Simondon fait l’hypothèse d’un milieu entre elles, qu’il nomme esthétique. L’esthétique est pour lui ce qui garde la mémoire de l’unité perdue, « païenne », ce que nous appellerions cosmétique de l’inscription des signes de la loi sur les corps et les artefacts, tout en articulant religion et objets techniques par des œuvres d’art qui auront nécessairement les caractéristiques de l’une et des autres. Nous analyserons les difficultés auxquelles il se heurte, en particulier pour rendre compte des architectures de culte. C’est donc le milieu de l’art qui doit concentrer nos efforts.

Bibliographie

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Notes

[1« Le musée, c’est la laïcité en acte », Appareil [En ligne], Articles, mis en ligne le 08 juin 2015, consulté le 12 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/appareil/2170

[2Les Kanaks de Nouvelle Calédonie ont subi pendant des décennies le système colonial français, lequel s’exerçait au nom de leur prétendue émancipation, jusqu’au jour où l’esprit de communauté païen l’a emporté sur les principes de la République et qu’à partir du massacre d’Ouvéa commandité par la droite (Bernard Pons, Jacques Chirac) (1988), il a bien fallu que le socialiste Michel Rocard reconnaisse la spécificité irréductible de l’ethos kanak.

[3La controverse entre l’Église et les musées était très violente il y a vingt ans, aujourd’hui elle continue, mais d’une façon moins visible. L’argument de L’Église est le suivant : les musées possèdent les objets “volés” pendant la Révolution. De plus, les objets de culte doivent servir comme objets de culte. L’argument du musée : ces objets ont été sauvés de la destruction pendant l’époque soviétique. Il y a beaucoup de bâtiments (monastères, etc.) d’où les gens d’Église ont chassé les conservateurs de musées. Il y a des cas où les icônes passent du musée à une église. Dans certains cas, ces icônes sont très anciennes : par exemple, deux icônes du XIVe siècle (disparues par la suite) et une du XIIe siècle (cette dernière est conservée dans de très bonnes conditions “muséales”). L’Église est une institution très influente aujourd’hui, et les musées cherchent un compromis (les directeurs de l’Ermitage et du musée russe affirment que « l’Église et le musée ne sont pas ennemis » : parfois, ils prêtent leurs pièces à l’Église (il y a des cas de non-retour) et organisent des liturgies dans les églises qui gardent encore leur statut de musée (comme la Cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg). Parfois, au lieu de retourner un original, on propose une copie. En 2010, on a adopté une loi (qui a des formules assez vagues d’ailleurs) qui prescrit le retour des œuvres à l’Église (Sources : Denis Skopin).

[4Selbach 2000.

[6Veyne 2007.

[7Comme je l’ai montré dans L’Homme de verre (1998), la plupart des notions concernant la temporalité se dédoublent chez Walter Benjamin. Ainsi la « préhistoire » peut être rattachée dans d’autres textes aux « phénomènes originaires » goethéens.

[8Christin 1991 (la violence djihadiste n’a rien à envier à l’iconoclasme huguenot !).

[9Je renvoie ici aux réflexions de Jacques Derrida sur foi et télécommunications.

[10Belting 2012 [2008].

[11Benjamin 2001 : 110. « Ce que le capitalisme a d’historiquement inouï tient à ce que la religion est non plus réforme mais ruine de l’être ».

[12Je reprends ici la notion de « démocratie » aux travaux de Claude Lefort, laquelle est chez lui un mode de légitimité, alors que Jean-François Lyotard n’y verrait qu’un mode de domination, lui préférant la notion de « république ».

[13Au sens de Claude Lefort (1976). Le terme de « fascisme djihadiste » utilisé par Alain Badiou est un contre-sens, car il ramène un phénomène nouveau, essentiellement théologicopolitique, à un épisode contre-révolutionnaire moderne.

[14Au sens du « Maintenant » de la connaissabilité (Erkennbarkeit) chez Walter Benjamin.

[15Il faut se souvenir que Marx dans la Question juive va précisément attaquer l’homme des droits de l’homme sur ce point : l’individualisme bourgeois comme atome solitaire.

[16Déotte 1995, 2004.

[17Douglas 2005.

[18Amy 2008 ; Mur-rideau. La façade en jeu, revue Appareil, 11, 2013. En ligne : http://journals.openedition.org/appareil/1761