L’Albanie des émigrants unis

, par Julian Bejko


Officiellement 45% des Albanais vivent à l’étranger et dans 20 ans ce chiffre aura dépassé la moitié. Partout il y a des affiches qui annoncent le besoin de travailleurs, dans les cafés, les magasins, les entreprises, les médias et ailleurs. Même le gouvernement arrive à peine à trouver des employeurs et des ministres qui veulent bosser pour le grand sultan.
À l’université on comptait le peu d’étudiants qui venaient à s’inscrire, heureux que cette année on a touché le minimum nécessaire pour ouvrir les programmes scolaires et donc toucher le salaire. Partout on baisse les critères professionnels juste pour permettre aux gens de remplir le vide. On compte aussi les naissances, 82 milles en 1991, 23 milles en 2022. Les familles sont devenues les grandes exportatrices d’enfants vers l’Occident.
Peut-on considérer cette triste réalité comme une vengeance populaire et cynique qui se réduit et s’évapore, pour amortir les effets désastreux des élites libérales ? On peut donner l’interprétation qu’on veut mais de telle façon, c’est la société qui glisse vers l’autopunition, elle devient vielle, retraitée socialement et mentalement. Impuissante à réagir par l’action politique elle s’échappe, se réduit et ainsi elle facilite les manœuvres des élites, lesquelles en dépit du dépeuplement, gèrent plus facilement le territoire et les ressources.
Pourtant le gouvernement libéral est inquiet surtout par le cercle d’amis oligarques qui réclament de la main d’œuvre. Pour ralentir cette fuite ou plutôt ce bateau qui plonge dans les abysses de la mer Ionienne et Adriatique et rejoindre les âmes errantes, mortes dans les traversés maritimes pour trouver la vie ailleurs, le gouvernent soi-disant socialiste a pris des mesures sérieuses. Pour chaque naissance il donne un bonus-malus de 400 euros. 23 milles naissances en 2022 fait 9.2 millions d’euros, c’est-à-dire 2.7% du budget annuel de la fameuse armée albanaise qui fait face à l’invasion éminente sino-russe.
Le gouvernement a augmenté le salaire minimum brut de 300 à 400%, suffisant pour survivre une quinzaine de jours à Tirana, déclarée capitale de la jeunesse par le maire socialiste. Pourtant les jeunes Albanais sont en train de fuir le pays pour soutenir le peuple allemand dans ses besoins urgents de main d’œuvre.
Cette année le gouvernement de Rama a passé une loi qui oblige les jeunes diplômés en médecine à travailler cinq ans en Albanie comme condition pour avoir le diplôme. Il est éclatant de voir comment un gouvernement devient progressivement fasciste dans ses mesures censées résoudre pour le pire le côté libéral et indifférent du capitalisme. Quelque entrepreneur a trouvé la solution en empruntant des émigrants venant de l’Asie et de l’Afrique ; c’est le nouveau marché aux esclaves à l’intérieur d’une république qui devrait se révolter au plus vite. On n’imagine pas la pauvreté de ces gens-là qui viennent pour bosser dans les chantiers et usines albanaises. Hélas on n’arrive pas à les remercier car ils abandonnent vite le pays comme nous les autochtones, dont la différence ne réside que dans les traits physiques, en oubliant qu’entre les étrangers et les locaux il n’y a aucune différence sociale et tant mieux.
Lorsqu’on fait un tableau général des effets de la transition politique en Albanie (1991-…), c’est-à-dire l’entré dans le marché libre et le vaste réseau d’exploitation occidentale, le dépeuplement du pays va de pair avec l’accumulation extrême et inégale des richesses et des droits. Il s’agit d’un processus qui se déroule à rebours du régime moniste qui assurait un équilibre social et reproductif. Les slogans démocratiques apparus le lendemain de la chute (1991) ont rendu possible la sortie temporaire de la misère mais le prix est l’extrême dans tous les domaines de la vie. Le côté extrême du modèle démocratique, albanais ou européen, engendre une contradiction profonde par rapport au principe de la démocratie comme un système opératif supposé mieux régler les adhérences socio-politiques.
Les conditions de pluri-sodomie dans lesquelles on se trouve depuis 1991 sont la conséquence du désastre démocratique et dans un sens plus large, des processus illusoires d’européanisation vers l’Union. Ils sont à l’origine de l’état de malaise, de la perte du pouvoir social sur les institutions démocratiques, l’anéantissement des principes primordiaux de la souveraineté qui appartient au peuple. C’est la chute d’un pays ou bien d’une nation – un mot qui plait bien aux nationalistes – devenu une marchandise de location, un centre commercial, un aéroport, un petit hub, un goulag pour la majorité. C’est un bazar auquel nos petites élites doivent vendre nos existences dans le réseau global, pour assurer la concession administrative du pays tant que les grandes élites le permettront.
L’expérience de 32 ans d’administration libérale montre bien qu’il s’agit d’une forme de gaspillage délirant, irresponsable, irrationnel, incompétent et incapable de gérer les sociétés. Ses échecs cherchent à se nier face à l’évidence nette que tout va mal à cause du système, lequel nous présentait le monde libre et démocratique comme le paradis terrestre, à rejoindre forcément par la thérapie du choc. Aujourd’hui les échecs des démocraties occidentales cherchent à se justifier par l’ennemi sino-russe, et cela leur permet de briser le seuil sensible de la société civique pour introduire et légaliser le Kriegstüchtigse préparer à la guerre. Mais on oublie que l’Occident a été le roi indiscutable du monde dès 1989. Pendant 34 ans les puissances occidentales de toutes sortes ont dicté en pleine liberté les contrats, les conditions, les ordres, et les guerres là où elles paressaient profitables. En retour ils ont laissé le désert, la détresse, la violence et la décivilisation.
L’exemple des pays comme l’Albanie parmi des centaines d’autres, ou bien devant plus de 2/3 du monde en surface, richesses naturelles et populations, montre clairement l’évidence des crimes, le refus de les reconnaître – on préfère parler du régime communiste, les graves erreurs de l’économie libérale sur la majorité du globe, la faillite de cette espèce de régime démocratique et l’incapacité à résoudre les déséquilibres qu’elle-même a déclenchés.
En mars 2008, dans un petit village (Gërdec) à quelques kilomètres de l’aéroport de Tirana il y avait une entreprise privée gérée par des individus très douteux, Albanais et Américains. Le travail était simple, il fallait démonter des balles de kalashnikovs et de toute sortes d’armes communistes grâce aux ouvriers paysans du village, femmes, enfants, hommes, sous la surveillance technique de l’armée albanaise et dans des conditions de travail et de sécurité pénibles. Derrière le projet il y avait des politiciens locaux, un cercle d’amis puissants qui allait jusqu’au premier-ministre de l’époque. D’un côté ils démontaient les balles, de l’autre ils produisaient des armes pour les envoyer en Afghanistan ou ailleurs. Puis le 15 mars il y a eu une terrible explosion qui a tué 26 personnes, ravagé le village et les alentours. Personne n’a pris la responsabilité juridique et le scandale n’a pas empêché l’Albanie de faire partie de l’Otan juste un an après.
Novembre 2013, devant une manifestation populaire contre le projet d’amener et démolir les armes chimiques syriennes en Albanie sous l’administration de l’armée américaine, le tout frais premier-ministre Rama – qui était pour le projet car l’Albanie devait toucher des milliards de dollars – a dû abandonner l’aventure par la peur du coût politique de cette entreprise, laquelle faisait rappeler la tragédie de Gërdec.
En 2012 le gouvernement de la droite traditionnelle signa un accord avec les États-Unis pour héberger les moudjahidines iraniens, two thousand souls, en Albanie. À l’époque on n’avait pas de structures et ainsi ils ont été hébergés dans des appartements pas loin de Tirana. Quelques mois après ils sont devenus les habitants d’un camp hermétique tout neuf, isolés et surveillés où ils sont toujours là.
En 2021 le gouvernement de Rama signa un accord, toujours avec nos alliés américains pour héberger cette fois-ci les Afghanes. Il s’agissait de ceux qui ne pouvaient pas être chargés dans les avions américains en pleine retraite de la poussière afghane, et donc il fallait leur trouver une place temporaire. L’Albanie est l’endroit le plus temporaire de l’Europe géographique. Tout espoir, individu ou projet est éphémère, de passage, transitoire, fluide, une réalité qui invite à l’abandon du pays. Si les Iraniens sont enfermés pas loin de la mer mais ils ne la voient pas, les Afghans logent carrément au nord-ouest de Tirana, au bord de mer dans des hôtels privés et en liberté. Ils se baignent, ils se promènent, ils bouffent gratuitement et c’est un paradoxe horrible : les Américains payent pour les vacances d’une centaine d’Afghans en Albanie, qui ne savent pas qu’ils sont dans un pays où une affaire Américano-Albanaise produisait des armes pour le peuple Afghan, à combattre contre ou pour les forces Occidentales, sur cela on ne sait pas trop.
Le dernier acte c’est l’accord surprise qui a surpris tout le monde. Il y a une dizaine de jours que Rama le patron locataire du pays a signé un accord avec Meloni, la premier-ministre italienne au passé néo-fasciste, de la droite nationaliste et populiste italienne. L’accord de ce consortium immoral prévoit l’envoi en Albanie des émigrants africains qui débarquent au sud italien, à Lampedusa et ailleurs.
Le gouvernement italien créera deux camps de détention temporaire aux alentours de Lezha, ville historique de l’époque glorieuse de Skanderbeg, en bord de mer, dans une zone touristique et balnéaire à côté des Afghans. Ces deux camps d’émigrants seront gérés par l’administration policière et la milice italienne à l’intérieur d’un pays indépendant avec un mandat de 5 ans, renouvelable s’il y aurait besoin. En tout il devrait y avoir 35 milles âmes vives lesquelles ont pris le grand risque de traverser la mer. Elles ont réussi dans le but d’aller en Europe, et maintenant les hommes et les femmes non enceintes vont se retrouver dans un pays qui va leur ressembler avec le pays d’origine, dans l’espoir qu’ils vont rester pour devenir Albanais.
À première vue ce calvaire a l’allure d’un voyage tragi-comique qui me fait rappeler des vieilles histoires. Dans les années 1990 il était la coutume de voir les pirates albanais trafiquer les émigrants de tout sortes, Kurdes, Turcs, Chinois, Arabes, Africains mais principalement Albanais. Les trafiquants partaient de la plage de Vlora à minuit pour rejoindre la côte italienne. Parfois il y avait des débarquement spéciaux à la plage et à l’aube les émigrants voyaient étonnés les flics albanais au lieu des flics italiens. Ils avaient payé une fortune mais c’était une blague car au lieu de les faire passer en Italie, les trafiquants avaient organisé une petite balade nocturne en bateaux rapides entre Vlora et Lezha, là où il y a les Afghanes, là où il y aura bientôt les nouveaux arrivés de la Lampedusa Africaine.
Mais le premier Rama a rassuré l’opinion publique que tout se passera bien et qu’on a une dette morale envers l’Italie, laquelle a accueilli des milliers d’émigrants albanais dans les années 1990. Je suis bien témoin de cette dette dont les Albanais ont été traité comme des bêtes dans des stades à Bari et ailleurs sous l’administration de la police italienne. On connait bien aussi le traitement spécial et accidentel de l’armée italienne vis-à-vis des émigrants tués en pleine mer. Ils sont tous là au fond de la mer en train de crier contre les vagues de l’injustice. L’histoire italo-albanaise des dettes morales est bien plus complexe si on tient présent le fait que les fascistes italiens ont envahi l’Albanie (1939), ils ont commis des crimes mais quand les Allemands nazis sont rentrés en scène, les locaux indigènes ont hébergés les soldats italiens qui se cachaient des Allemands. L’Italie n’a jamais payé pour ses crimes en Albanie, n’a jamais donné une récompense que ce soit symbolique pour ses dommages. L’argument de la dette morale est un instrument qui fait cacher et canaliser le débat sur une piste qui évite les vrais problèmes du projet. Puis si on veut régler la dette il fallait héberger au moins des Italiens et pas des émigrants qui veulent aller en Occident et surtout pas dans un pays qui est la continuité de l’Afrique du Nord. À cela s’ajoute la déclaration du chancelier Scholz qui a bien approuvé le projet – l’Albanie a fait des progrès et bientôt fera partie de l’UE. Le progrès euro-albanais donc, passe par ce genre de mesures européennes à régler l’émigration par le trafic légalisé dont les Allemands sont les grands maitres européens dans l’administration des émigrants.
Cette perspective inhumaine présente une série de problèmes. D’abord le gouvernement albanais offre une partie de la souveraineté à l’Italie qui va gérer militairement les camps de détention en Albanie. Tout va bien car l’Italie et l’Albanie sont membres de l’Otan, qui s’engage ainsi à trafiquer les émigrants puis à gérer et en fin, peut-être les faire rentrer en Italie.
Deuxièmement, des pays comme l’Albanie qui veulent faire partie de l’UE sont contraints à accepter n’importe quelle stupidité et méchanceté européenne ou américaine pour profiter de quelque chose. Depuis des années la Grèce, sous prétexte des conditions pénibles des minorités grecques en Albanie, fait des pressions pour repartager l’espace économique maritime, bref, changer la frontière maritime entre Corfou et la riviera albanaise car il parait qu’il y a des sources de pétrole sur la partie albanaise. L’Italie et l’Albanie ont signé le projet pour construire un pipeline sous-marin d’eau douce entre la région de Puglia et l’Albanie, on va soutenir le sud-est de l’Italie avec l’eau potable des montagnes albanaises. La Bulgarie a bloqué le processus européen de la Macédoine – celle du Nord qui désormais plait bien aux cercles nationalistes grecques au pouvoir – car ils doivent revisser l’histoire en affirmant que la langue macédonienne est du bulgare. À force de rentrer dans l’Union, les pays des Balkans doivent se dépouiller encore plus de leurs richesses naturelles, humaines, culturelles et historiques.
Troisièmement, le plus important dans cette affaire mafieuse entre les États, est le fait atroce que 84 ans après la Shoah, on propose toujours d’administrer les populations par le transport militaire et policier, les camps de détention, la sélection biologique entre ceux qui peuvent rester en Italie et les autres partagés au-delà du limes européen, des procédures inacceptables à l’intérieur d’un monde dit civilisé.
Mais il y a un beau côté dans cette affaire qui peut résoudre pas mal de problèmes. Les Italiens se débarrassent d’une partie des émigrants africains et ils peuvent les gérer à l’extérieur du territoire italien/européen. En fin de compte la vie en Albanie ce n’est pas si mauvais que celle du Rwanda où le gouvernement britannique veut envoyer ses émigrants illégaux. La droite de Meloni peut se vanter d’avoir nettoyé le problème et gagner les élections en éternité. Le gouvernement (élites) Albanais gagne des points de promotion en offrant une alliance qui fait rappeler la glorieuse fusion entre mafia italienne et albanaise dont les Italiens sont le maîtres et les Albanais les meilleurs élèves. En retour l’Albanie gagne la belle réputation d’un pays ouvert à aider l’Italie avec ses émigrants, les États-Unis avec les résidus de ses croisades guerrières, les Allemands avec la main d’œuvre spécialisée ou profane, les Grecs avec le cadeau de l’espace économique maritime, les Hollandais avec les puits de pétrole.
Le plus important est qu’on va se trouver avec 35 milles hommes et femmes, des pauvres gens pour lesquels au lieu de les enfermer dans les camps, il vaut mieux les accueillir dans la vielle société albanaise. Ils vont remplir les places vides qu’on pourrait jamais le faire par nous-mêmes déjà à la retraite nationale. Ils vont nous aider à diversifier et enrichir encore plus notre culture et tolérance vis-à-vis des étrangers. Ils vont rafraichir nos énergies à composer une nouvelle république servile dont les émigrants et locaux deviennent des gens libres formant une collectivité de force et de rage contre les élites. Ils vont devenir des Albanais typiques dont chacun appartient à plusieurs identités parallèles et cela ne pose pas de souci. Déjà dans les médias genre Tiktok on s’amuse bien avec des vidéos-montages dont on voit des noirs parlant parfaitement le dialecte du nord albanais, dansant avec les costumes et musiques locales, picoler de la rakia avec des chaussures, bref à devenir comme nous. Il y a un fond de vérité dans ces images de rigolade, c’est l’inconscient imaginaire d’un peuple autochtone qui voit dans l’étranger les vecteurs de cohésion, de partage, d’échange, de similitudes, les matériaux pour reconstruire des nouvelles identités.
L’Albanie doit être une terre de promesse pour ses émigrants, pas un endroit de camps et prisons comme elle risque de devenir. En tant qu’Albanais émigrant du monde je sens la honte du fait que mon pays a déjà des camps de détention. L’histoire des Albanais est celle des émigrants et des errants, des plèbes et des Spartacus, de ceux qui se sont installés ici pour s’évader du Nazisme, des conflits ethniques ou tout simplement de tous ceux qui ont voulu vivre dans une réalité un peu plus libre, à l’écart des puissances dominatrices.
De cette Albanie seulement il faut être fier. Les camps et les centres de détention proposés par les pays civilisés et colonisateurs, les prisons et l’administration policière, des étrangers pauvres comme nous, devant nous, autour de nous, cela est inacceptable !