Mayotte, une confirmation colonialiste

, par Alain Naze


Jusqu’où ira la macronie dans sa dérive extrême-droitière ? La question se pose aujourd’hui, alors que le gouvernement français prévoit de supprimer le droit du sol à Mayotte. Gérald Darmanin disait pourtant, il y a six ans, dans un débat l’opposant à Jean-Marie Le Pen, sur France 2, qu’il n’y a pas « deux catégories de Français », qui pourraient acquérir de façon différente la nationalité française selon leur lieu de naissance. Visiblement, il est revenu sur cette parole, entendant bien, désormais, réserver un statut particulier aux habitants de Mayotte.

Pourtant, dès 2018, l’acquisition de la nationalité française, pour les enfants nés à Mayotte, fut déjà soumise à des conditions plus drastiques qu’en ce qui concernait l’Hexagone : alors qu’en métropole, un enfant étranger né en France pouvait acquérir la nationalité française à ses 18 ans, s’il avait vécu au moins cinq ans en France depuis ses 11 ans, pour le territoire de Mayotte, la loi stipulait qu’un enfant ne pouvait acquérir la nationalité française que si, outre les conditions nécessaires dans l’Hexagone, l’un des parents avait résidé au moins depuis trois mois sur le territoire, avant la naissance de l’enfant. Cette condition supplémentaire s’appuyait sur l’idée que les femmes comoriennes choisissaient, très largement, de venir accoucher à Mayotte, pour conférer à leur enfant la nationalité française. Ce fantasme de femmes comoriennes « enceintes jusqu’aux yeux » (Estelle Youssouffa dixit) embarquant sur des kwassa-kwassas est alimenté par cette députée LIOT de Mayotte, allant jusqu’à soutenir que 90% des naissances à Mayotte sont, actuellement, étrangères. Les chiffres de l’INSEE disent bien autre chose, qui indiquent que, pour l’année 2021, si ce sont bien 75% des femmes comoriennes qui donnent naissance à un enfant à Mayotte, ces enfants ont, à plus de 50% un père français. En fait, il s’agit de défendre l’idée d’une immigration de peuplement, dans le sens de ce que Renaud Camus a nommé le « grand remplacement » – il s’agirait, selon cette logique complotiste, de réintégrer Mayotte au sein des Comores, au moyen d’une population d’origine comorienne venant remplacer la population mahoraise. Ainsi, quand Estelle Youssouffa soutient que 90% des femmes qui accouchent à Mayotte donnent naissance à un enfant étranger, elle ment en substituant 90 à 75, mais, surtout, elle va plus loin qu’une demande de suppression du droit du sol : elle considère que des enfants de femmes comoriennes, quand bien même le père serait français, restent malgré tout des étrangers. Et c’est cette députée que les médias mettent en avant, comme si elle était la voix de la sagesse, connaissant bien la réalité à laquelle ont à faire face les Mahorais. Une étude de l’INSERM, qui commence certes à dater (elle est de 2008), indiquait le motif pour des Comorien.nes de leur venue à Mayotte : 49,3% y déclaraient venir pour des raisons économiques, 27% pour des raisons familiales, et seulement 2,3% pour l’avenir des enfants [1]. Citant cette étude, Pierre Carminade commente ainsi ces chiffres :

« On ne retrouve pas ici la ruée de femmes enceintes qui iraient à Mayotte pour y accoucher et ainsi obtenir la nationalité française pour leur enfant, comme l’affirmait Mansour Kamardine dans l’exposé des motifs de la proposition relative au renforcement des dispositions de lutte contre l’immigration clandestine (n°2534, 28.09.05) : “La situation est […] alarmante. […] Ce sont environ 50000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les quinze prochaines années, soit un tiers de la population mahoraise actuelle”. Une proportion édifiante… si elle était vraie. Cette motivation des immigrés est toujours mise en avant par le gouvernement actuel [2010], pour tenter de faire de Mayotte le laboratoire du droit du sang ou du test ADN de paternité ». [2]

Cette question n’est donc pas nouvelle à Mayotte, la ministre Girardin ayant notamment, en 2018, caressé l’idée d’une maternité à Mayotte qui serait régie selon une règle d’extra-territorialité. C’est bien là qu’on touche à la dimension colonialiste de telles mesures, portée à son summum à travers l’actuel projet de suppression pure et simple du droit du sol à Mayotte. Un tel projet législatif ne peut en effet que réactiver la distinction coloniale, ayant prévalu en Algérie, entre « sujet » et « citoyen », selon termes du code de l’indigénat. Autrement dit, il s’agirait de renouer indéniablement avec une rupture dans l’unité du droit sur le territoire français, rupture qui n’a été inaugurée que dans le cadre de la politique coloniale de la France et, par ailleurs, sous le régime de Vichy. On ne manquera pas de relever, ici, l’inconséquence des défenseurs mahorais de la départementalisation du territoire, aspirant à ce statut législatif pour arrimer Mayotte, une fois pour toutes, à la République française, la « sauvant » d’un rattachement à l’archipel des Comores. En effet, en soutenant à présent la suppression du droit du sol sur le territoire de Mayotte, ces Mahorais acceptent (mieux : revendiquent) une disposition dérogatoire, alors que jusqu’ici, les différences législatives entre la métropole et l’outre-mer ne se justifiaient qu’à la condition d’être au bénéfice de ces territoires. Cette fois, c’est bien une restriction au droit du sol (donc un moins du point de vue du droit) qui caractériserait cette différence juridique entre l’Hexagone et Mayotte. Plus précisément, cette abolition du droit du sol à Mayotte entérinerait une différence de droit, quand d’autres dérogations au droit français, bien réelles à Mayotte, comme par exemple la minimisation du RSA restaient des différences de fait.

On n’oubliera pas, par ailleurs, que le droit du sol relève d’un principe juridique. Dès lors, une entorse au droit du sol, pire, sa suppression sur une partie du territoire, entraîne, de fait, sa suppression en tant que principe. Au-delà du seul cas de Mayotte, par conséquent, c’est sur une possibilité d’abolition du droit du sol sur l’ensemble du territoire que s’ouvre la séquence actuelle. Les partis de droite et d’extrême droite ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, réclamant une telle abolition du droit du sol sur l’ensemble du territoire français. L’opposition, prévisible, du Conseil constitutionnel (pour rupture d’égalité sur le territoire) leur donnerait presque raison : la possibilité d’abolir le droit du sol à Mayotte réclame de l’élargir à la France en son ensemble, ou d’y renoncer.

Revenons cependant un instant sur les motifs ayant soutenu, de longue date, cette revendication d’une abolition du droit du sol à Mayotte. L’immigration, essentiellement d’origine comorienne, est depuis bien longtemps indexée (dans les discours) sur l’augmentation de la délinquance. Ce faisant, on laisse de côté la question de l’extrême pauvreté, qui affecte Comoriens à Mayotte comme Mahorais. Face aux prix exorbitants pratiqués dans les commerces de l’île (la présence de métropolitains, bien payés, n’arrange rien à l’affaire), face à cette façade consumériste, des bandes se constituent, pour effectuer ce qu’on pourrait appeler, dans un registre anarchiste, une forme de « reprise individuelle », et bien malin qui pourrait dire qu’en ces groupes d’action on ait à faire à des Comoriens, ou à des Mahorais – d’ailleurs, ils sont souvent les deux (par les liens familiaux). Quant aux mineurs isolés à Mayotte, le projet de Darmanin de diviser par cinq le regroupement familial est tout simplement criminel. Là où ces gamins isolés pourraient voir se reformer une structure familiale capable de les encadrer, et les empêcher ainsi de dériver vers des conduites dangereuses et/ou délinquantes, mais aussi des dangers multiples qui les menacent quotidiennement, le ministre de l’Intérieur décide de les laisser à l’abandon. Rappelons que beaucoup de ces enfants ne sont isolés à Mayotte que du fait que leurs parents ont été expulsés vers les Comores – leurs parents, en détresse, ont alors préféré ne pas les reconnaître comme leurs enfants au moment du contrôle, pour leur laisser une chance de vie moins difficile, en devenant peut-être mahorais, donc français. Abandonner ainsi leur enfant est pour eux un déchirement, et l’on imagine à peine les conflits de fidélité dans lesquels ils sont pris.

Toute cette affaire, au fond, s’origine dans un supposé différend entre Mahorais et Comoriens. Toute une mythologie mahoraise existe (à partir de la construction fantasmatique d’une « identité mahoraise »), à cet égard, qui soutient l’idée que les Mahorais ont eu à se défendre contre les Comoriens, cherchant, plus ou moins, à les asservir. L’épisode des « chatouilleuses » est significative à cet égard – des élèves (que j’ai eus en cours) les défendaient comme étant à l’origine de la liberté, aujourd’hui, des Mahorais, quand cet épisode constitue une forme d’intimidation violente à l’encontre d’une réunification comorienne. Cette fiction d’îles antagonistes m’est apparue d’abord de manière existentielle, au moment où je vivais à M’tsangadoua, dans le nord de l’île. Dans les voulè (fêtes sur la plage, où l’on partage du poulet grillé, le tout en musique) auxquels j’ai participé, il me semblait évident que Comoriens et Mahorais étaient frères – j’aurais même été en peine de dire qui était mahorais ou comorien. Leur famille était souvent présente sur les quatre îles. Le drapeau comorien avait un sens pour eux, avec les quatre étoiles, symbolisant les quatre îles (dont Mayotte, par conséquent). J’ai accompagné des Comoriens expulsés, leur permettant matériellement le retour – de quelle cruauté faudrait-il user pour empêcher un être humain de voir sa famille à Mayotte ? Sans emphase, je peux dire que j’ai fait alors l’expérience de la fraternité la plus bouleversante – se dire « mon frère », la main sur le cœur, est ce dont j’ai été témoin, ainsi que de la solidarité qui s’ensuit. J’ai fait l’expérience d’UN PEUPLE. Et que cette expérience relève d’un « petit pays » (Cesaria Evora) change tout à l’affaire : l’expérience est charnelle, et fondée sur la fraternité vécue. Toutes choses que j’ai éprouvées aussi, d’abord peut-être, à Anjouan, la famille de mon ami m’ayant accueilli comme un prince, avec une foule de plats magnifiquement ornementés – leur pauvreté, évidente, me faisait un honneur sans nom de goûter ce qu’ils avaient préparé pour moi. Comment est-il possible de faire du peuple comorien, si doux et gentil, et fraternel, l’ennemi ? C’est d’une pure construction colonialiste que cela résulte.

L’ex-secrétaire d’État aux DOM TOM (1974-1978), interviewé dans l’émission « La fabrique de l’histoire », sur France Culture, le 23 février 2009 déclare :

« […] Mayotte avait toujours eu peur d’être envahie par les Anjouanais et les Grands Comoriens, historiquement. Je pense que si les trois îles avaient choisi de rester françaises, Mayotte aurait peut-être choisi l’indépendance parce que leur problème, ce n’est pas d’être Français, leur problème est de ne pas être dépendants des Anjouanais et Grands Comoriens ». [3]

Ces propos montrent bien qu’un amour immodéré pour la France de la part de Mayotte, n’est qu’une construction a posteriori. Reste à comprendre la répulsion à l’égard des Comores. Il faut alors considérer les aspects d’une sorte de « préparation » au référendum de 1975 :

« – la menace de les soumettre [les Mahorais] aux avatars du régime d’Ahmed Abdallah, qui dirige l’archipel depuis 1973 ;
– L’instrumentalisation d’un “sentiment” anti-comorien pour promouvoir la “sanctuarisation” de Mayotte » [4].

Autrement dit, la France a soufflé sur les braises (les inventant au besoin), pour constituer un ressentiment mahorais à l’égard des Comores :

« Les Mahorais avaient le choix entre deux tutelles : ils ont “choisi” la plus éloignée. La plus éloignée géographiquement (8000 km contre 70 km), linguistiquement (5% seulement des Mahorais parlaient alors français), culturellement, ethniquement (la “composition ethnique” étant semblable sur les quatre îles, aux proportions près), etc.
[…] En bon pyromane-pompier, la France s’est présentée comme seule protectrice possible contre Abdallah.
Face au despote d’Anjouan,” l’ émotion patriotique pro-française” est donc largement une feinte stratégique du Mouvement mahorais. Nous n’en finirons jamais de décortiquer les méandres de ce calcul ». [5]

L’idée d’une inimitié ancestrale entre Mayotte et les Comores (Anjouan en premier lieu) ayant ainsi fait long feu, on peut retrouver dans ce mouvement de protection affirmée de Mayotte contre un potentiel dominateur quasi-esclavagiste un indice récurrent des techniques colonisatrices, en l’occurrence à travers l’incrimination des Comoriens, relativement aux conduites délinquantes qui agitent l’île de Mayotte :

« […] si la connexion entre l’immigration clandestine et la criminalité découle en grande partie des équilibres propres au dispositif de la lutte contre l’immigration clandestine, elle se fonde également sur des mécanismes sociaux plus généraux favorisant la construction d’une corrélation entre l’origine ethnique des individus et leur participation à des entreprises criminelles. Cette logique de criminalisation […] implique l’attribution aux membres d’un groupe ethnique d’une criminogénéité intrinsèque combinée à une racisation qui implique qu’une personne n’est traitée qu’en, tant que représentant d’une entité collective » [6].

À présent un Wuambushu 2 se profile, en parallèle de ce projet de loi visant à supprimer le droit du sol à Mayotte. Initialement, selon la parole officielle, il s’agissait de « lutter contre l’habitat insalubre ». Aucun relogement n’étant prévu à la suite de ces destructions, cette opération militaro-policière apparaît nettement pour ce qu’elle est : une opération visant à rendre invivable une existence à Mayotte pour des personnes et des familles non estampillées mahoraises (un parallèle peut être effectué, sans contexte, avec la politique israélienne à l’égard des Palestiniens). Ajouter de la précarité à la précarité, procurer de l’engrais aux ferments racistes à Mayotte, diviser les colonisés, voilà la nouvelle politique colonialiste initiée par Macron et ses sbires. Établir « un rideau de fer dans l’eau » entre Anjouan et Mayotte, voilà qui fleure bon son Orban (et son mur « anti-migrants »), voilà qui actualise l’illibéralisme macronien. Si l’électorat préférera toujours l’original à la copie, les lendemains électoraux peuvent être attalistes : où est la copie ? Où est l’original ?

N’oublions pas, par ailleurs, que toutes ces questions ne se posent qu’à partir d’une infraction française à une résolution de l’ONU, faisant d’un ensemble constitué (y compris sous une forme colonialiste) comme un archipel un tout indivisible. C’est parce que le référendum de 1974 a permis un rattachement de la seule île de Mayotte à la France que les Comoriens apparaissent, administrativement comme des étrangers. C’est donc à constituer le Comorien comme étranger que les affects les moins sympathiques de Mayotte ont coopéré. Résistons à cette tendance mortifère – se distinguer de ses frères sous les catégories du colonisateur est une indignité, et les conséquences de cette soumission sont difficilement mesurables, les Mahorais eux-mêmes devenant ainsi des citoyens de seconde zone.

Alain Naze

Notes

[1Étude citée par Pierre Carminade, Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale, Agone, 2003, 2010, p.95.

[2Pierre Carminade, op. cit., ibid.

[3Cité par Pierre Carminade, op. cit., p.61.

[4Pierre Carminade, op. cit., p.62.

[5Ibid., p.64-65.

[6Denis Duez, L’Union européenne et l’immigration clandestine. De la sécurité intérieure à la construction de la communauté politique, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2008, p.187.