The frontiers are my prison

, par Julian Bejko


Le conflit récent, récent depuis 150 ans au moins entre la Serbie et le Kosovo me fait rappeler une séquence clou du classique Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone (1966). On est en pleine guerre civile américaine dont les nordistes et les sudistes livrent des batailles à plusieurs reprises sur un vieux pont. Mais ils se tiennent en échec car ni l’un et ni l’autre arrive à dépasser le pont pour s’accaparer le territoire d’autrui. Les officiels sont bourrés d’alcool – la seule condition pour amener les pauvres soldats vers le carnage sans le vouloir – et pourtant cela n’empêche pas de rêver un grand acte, exploser le pont pour en finir avec cette guerre.
Ce pont symbolique paraît être aujourd’hui le pont de Mitrovica, qui divise les Serbes au nord et les Albanais au sud. Mais les parties en question ne sont pas autorisées à faire la guerre car elles obéissent sans trop de plaisir aux puissants derrière elles, les Américains, les Européens, les Russes, les Turcs, l’OTAN, le KFOR, l’ONU, puis la plus grande blague moderne, le droit international. Ils sont tous là depuis 1999, c’est leur projet, et donc c’est à eux seulement qu’on doit mettre à l’examen leur façon de gérer les territoires et les vivants. Pour éviter la guerre, les puissants ont fait du Kosovo une hétérotopie en échec, une misérable Palestine balkanique, l’impasse infinie qui triomphe et dont personne ne peut penser en dehors du cadre cause-effet, victime-bourreaux, pro-anti occidentaux, autochtones et exclus.
De la fin du XIXe au début XXe siècle, la création des États balkaniques posait un premier problème : les populations étaient répandues un peu partout, il y avait des fragments qui se sont trouvés sous un État étranger et hostile, et là ils ont appris le mot minoritaire. Qu’est-ce qu’on fait avec ces minorités chez eux, désormais chez nous ? Du commerce, de l’échange, du trafic de minorités, on leur assure des conditions insupportables pour qu’ils quittent le bout de terre, et s’ils résistent on les écrase tout simplement. Ainsi on désigne des État-nations propres, 100% des nôtres, du sang pur, mais qu’est-ce qui se passe avec nos minorités qui se trouvent à l’étranger ? Au lieu d’échanger les minorités, on réclame aussi le territoire qu’ils occupent chez l’État voisin, sous des arguments historiques en référence aux XIIe-XIVe siècles.
On avance dans le temps. En 1999 la Serbie du régime génocidaire de Slobodan Milosevic vient d’être bombardée par l’OTAN, elle voit perdre de facto une partie de son territoire (Kosovo) habité à 95% par des Albanais, qui en 2008 déclarent l’indépendance et la création de la République du Kosovo, reconnues par la majorité de l’UE, des États-Unis etc. Mais cette nouvelle république n’est pas reconnue par la Serbie, la Chine, la Russie, et en plus, la minorité serbe se trouve toujours au Kosovo, précisément au nord, dans une partie de la ville de Mitrovica et dans d’autres petites communes à côté.
On voit bien que la naissance de la république, protégé par le KFOR et l’OTAN, a depuis 2008 un statut problématique car elle doit normaliser les rapports avec la Serbie vers une reconnaissance réciproque. C’est un problème qui tient en échec le Kosovo aussi bien que la Serbie dans les processus de l’intégration européenne, même si ce dernier est dans une situation plus favorable. En plus, le Kosovo doit régler la question de la minorité serbe.
Sous la pression de la communauté internationale, le gouvernement du Kosovo doit former au plus vite l’association des communes habitées par les Serbes pour qu’eux puissent se gérer par eux-mêmes au niveau administratif, toujours en faisant partie du Kosovo. La peur des dirigeants du Kosovo, au moins leur prétexte – tenant compte du problème de la petite république serbe (Republika Srpska) en Bosnie et Herzégovine – est la création d’une enclave serbe au Kosovo sous l’influence de la Serbie, laquelle dans un futur bien probable pourrait faire un référendum d’indépendance et menacer de s’ajouter à la Serbie. Il est évident que la création de l’association des communes ne donnerait aucune garantie pour une paix perpétuelle entre la Serbie et le Kosovo.
Cette proposition juridique et politique n’est qu’une erreur dans la longue chaine des erreurs faites dans les Balkans et ailleurs toujours par les grandes puissances. Il s’agit bien d’une demi-mesure pour éviter une guerre maintenant et la pousser vers le futur. Mais la peur des Albanais de se trouver avec une enclave serbe à l’intérieur du Kosovo est ridicule, quand on voit que le Kosovo est elle aussi une enclave pas du tout libre, indépendante et souveraine, majoritairement occidentale au sens militaire, qui vit dans l’impasse de l’échec permanent.
L’autre option, celle d’échanger des territoires et populations – la partie habitée par les Serbes au nord du Kosovo passerait à la Serbie, la partie habitée par les Albanais au sud de la Serbie passerait au Kosovo – serait le dernier acte stupide du déjà-vu balkanique aux États à 100% purs, quand c’est précisément l’idée insupportable du pur qui a déclenché les plus grandes violences en Europe et ailleurs.
L’histoire récente des Albanais est celle des grandes injustices par les héritiers de ces États lesquels aujourd’hui les protègent. La République d’Albanie de 1912 dont Kosovo faisait partie (l’Indépendance par l’Empire Ottoman), a perdu par des échanges imposés, guerres et génocides presque la moitié du territoire et de la population au profit de la Grèce, de la Serbie, de la Macédoine et du Monténégro.
L’histoire récente des Serbes est aussi celle des grandes injustices, ils se sont trouvés sous un Empire copier-coller des Empires Occidentaux, qui pensa jouir le rêve du triomphe impérial en faisant des guerres sur ses voisins, puis sous un régime génocidaire, sous des bombardements et enfin ils ont vu perdre Kosovo, le berceau de leur deuil historique.
Il y a 15 ans que le Kosovo (un peu plus de 2 millions d’habitants) est une république, isolé, pauvre, méconnu, bloqué sur lui-même et sans issue. Les anciens dirigeants politiques, ceux de la guerre et de la libération sont emprisonnés à la Haye. Les dirigeants actuels représentent une nouvelle génération de l’après-guerre, peut-être nés juste avant la guerre, mais aujourd’hui ils ont 25-30 ans, et ils sont déçus avec cette expérience traumatique et hétérotopique, avec les politiques isolationnistes européennes, des promesses faillites, des jeunes qui attendent la libération du régime des visas pour quitter au plus vite leur triste enclave.
On ne se rend pas bien compte du fait que le Kosovo actuel n’est pas celui de l’année 2000 ou 2008, les gens ne peuvent plus vivre avec la gloire de l’indépendance de carton, ils ont besoin de progresser, de changer, de dépasser les conflits de jadis et de réformer vraiment le pays. Kosovo c’est peut-être le seul cas en Europe, où un pays indépendant qui a fait la guerre, il y a 23 ans, vit toujours aux bords de la guerre, de la violence, sous un Etat policier et militaire, toujours près de glisser vers l’abîme, de voir s’effondrer la réalité déjà fragile.
Pour mieux comparer les choses, l’Albanie envahie par l’Italie fasciste en 1939 puis l’Allemagne nazie en 1943, libéré grâce à la résistance populaire en 1944, était un pays solide 23 ans après, en 1967, grâce aux grandes réformes dans tous les domaines de la vie. En 23 ans seulement, l’Albanie est passée d’un pays féodal typique de l’Empire Ottoman à un pays moderne. Je prends l’exemple de l’Albanie communiste car elle est aujourd’hui le modèle d’inspiration des dirigeants du Kosovo, qui rêvent aussi un Kosovo solide, indépendant, souverain. Cela veut dire faire valoir l’Etat dans tout le territoire y compris la minorité serbe, diminuer le rôle des Occidentaux, décider par lui-même, couper les liens d’interdépendance interne ou mieux de dépendance vis-à-vis du KFOR et l’OTAN. Sa faute grave n’est pas le fait de reformuler les rapports de force avec le monde/modèle Occidental qui la tienne en échec mais plutôt de considérer l’Etat policier, les mesures fortes, le renforcement des frontières et la tension avec les Serbes, comme un instrument de politique populiste et nationaliste dont le but est la souveraineté. Dans son fond idéologique, ce mouvement politique pense que le moment est venu de déclarer l’indépendance vis-à-vis de l’Occident. Ils n’osent pas l’exprimer ouvertement mais c’est leur désir, l’esclave qui veut rompre avec le maitre et avec sa politique décadente du patronage.
Mais cette perspective n’amène nulle part car une république fragile et en conflit avec son voisin-ennemi tomberait très vite dans l’état de guerre, dont l’intervention de l’OTAN, KFOR… Déjà elle n’est pas reconnue par certains Etats européens (l’Espagne, la Grèce, la Roumanie, la Slovaquie et le Chypre) et c’est vraiment une position honteuse car ils refusent de reconnaître à un peuple sujet de génocides, le droit d’avoir son État indépendant.
Les amateurs albanais du nationalisme comic strip inspirés pas des archaïsmes du XIXe siècle, n’arrivent pas à comprendre que le chemin de la liberté ne passe pas par la bagarre avec le voisin mais par l’effacement des frontières. Il ne suffit pas de s’opposer aux échanges territoriaux ou bien à la création de l’association/enclaves des minorités ethniques. Il faut détruire le pont qui rend possible et nécessaire la guerre, pour lequel les gens sont prêts à se tuer sans se rendre compte de la folie populiste de chaque côté.
Les peuples mineurs des Balkans sont tellement proches les uns avec les autres, il y a plus de choses qu’on partage que des choses qui accentuent les différences, et il n’y aurait aucun choc vis-à-vis d’une ouverture entière. Au lieu de jouer aux échecs avec des pièges, des échanges, des enclaves, des minorités, des bases militaires et des bagarres, il faut s’ouvrir à une fédération balkanique, sans douanes, sans contrôles des passeports, sans la peur de l’autre, et pour cela il faut en finir avec les frontières.