Moralisme anti-violence et démocratie policière

, par Alain Brossat


Dans Les Lip, l’imagination au pouvoir, film documentaire de Christian Rouaud (2007), Charles Piaget, figure marquante de la longue épopée autogestionnaire dont le souvenir demeure attaché à ce nom (Lip, à Besançon), relate l’anecdote suivante : le jour où la police évacue l’usine qui est, depuis de longs mois le site d’une expérimentation unique exposée aux feux de l’actualité – celle de la capacité d’un collectif ouvrier à redémarrer la production (des montres) en l’absence d’un patron et de relations hiérarchiques – , il se trouve, lui, à l’extérieur de l’usine. Ses amis du syndicat, la CFDT, lui envoient une voiture conduite par une militante, afin qu’il tente de revenir sur les lieux et délibérer avec ses camarades de la conduite à tenir. Mais lorsque la voiture parvient à Palente, le quartier où se trouve l’usine, un barrage de police la bloque – d’autant plus qu’elle est équipée d’un haut-parleur ! « Vous ne passerez pas, demi-tour ! », intime le gradé. « Alors, répond placidement Piaget, nous allons devoir nous battre… » « Comment ? », dit le flic interloqué. « Oui, reprend paisiblement Piaget, si vous voulez nous empêcher de passer, ma camarade et moi, nous allons nous battre plutôt que faire demi-tour… ».
Le policier est embêté : il a reconnu Piaget, bien sûr, dont le visage est sur tous les journaux et toutes les télés, et, redoutant la gaffe, il appelle son supérieur qui statue – laissez-les passer. La voiture arrive aux portes de l’usine où un face-à-face tendu oppose les ouvriers et leurs sympathisants accourus à la nouvelle de l’évacuation aux CRS. Piaget est acclamé, il improvise un discours, rassemble les énergies vacillantes – le mouvement continue. Quelques pierres et boulons vont voler, un peu plus tard, en direction des cordons de police – mais l’essentiel est ailleurs : l’intelligence stratégique, l’endurance des Lip va leur permettre d’esquiver la provocation du pouvoir, de « rebondir » en inventant d’autres lieux, d’autres formes de lutte.
Tout, dans cette anecdote, contraste avec la situation présente : le prestige de la figure ouvrière, l’exemplarité de la lutte qu’incarne Piaget sont alors tels qu’il suffit à ce militant de tradition chrétienne et connu pour sa pondération de mentionner la possibilité d’un geste violent pour que le cordon policiers s’ouvre devant lui comme la Mer rouge devant Moïse. Puissance des mots, force du symbolique ! Ce n’est évidemment pas la réserve de violence de cet homme chétif et de sa compagne syndicale qui font reculer les flics, c’est ce qui se détecte dans sa détermination, son indifférence à l’arsenal policier : les puissances d’un mouvement sûr de son droit, sûr de sa force et fort du prestige de ce dont il est l’un des noms propres, dans le monde ouvrier d’alors et bien au-delà. Il y a quelque chose de proprement souverain dans la « menace » dérisoirement ironique brandie par Piaget. Les flics savent que Piaget malmené, Piaget en prison – et c’est l’émeute dans les rues de Besançon et l’émoi dans les plus hautes sphères ; il est proprement le corps intangible de la lutte dans un monde, une « époque » où, en solidarité avec les Lip, des dizaines de milliers de manifestants venus de toute la France et de l’étranger vont bientôt défiler une journée entière sous une pluie battante.
Dans le contexte où s’exprime Charles Piaget, la tournure violente qu’est susceptible de prendre la lutte s’énonce comme une évidence, tant il va de soi qu’il ne s’agit que d’une modalité du conflit en cours, un effet éventuel de la radicalisation des enjeux, d’un tournant, du passage à une autre phase, un autre palier de l’affrontement. La violence n’est dotée d’aucun potentiel stratégique propre, elle n’est ni rédemptrice ni salvatrice (à l’encontre de ce qu’énonce une certaine rhétorique révolutionnaire de l’époque), mais elle fait, tout naturellement, partie du tableau. C’est ce qui lui permet d’annoncer tranquillement à son interlocuteur policier qu’après l’évacuation forcée de l’entreprise par ses collègues, la lutte va prendre une autre tournure, susceptible d’inclure des gestes violents. Ni sacralisée ni diabolisée, la violence est un mode éventuel de la détermination, de la radicalité, de la résistance.

Aujourd’hui, lorsque des ouvriers, réduits aux dernières extrémités par la menace de fermeture de leur entreprise, suite à une délocalisation ou une faillite frauduleuse, menacent de « tout faire péter », de déverser des produits toxiques dans une rivière, saccagent une sous-préfecture, ils pratiquent un chantage auto-défensif à la violence, voire au chaos, au cataclysme dans une « époque » où pèse désormais un régime de prohibitions particulièrement lourdes sur un usage politique de la violence. En brisant sciemment ce tabou, en mettant en scène une sorte de « terrorisme de papier », ils jouent leur va-tout dans l’espoir – non pas tant de renverser le rapport de forces, d’amener la multinationale qui les traite en matériau jetable à composition que d’améliorer les conditions du « plan social » auquel, aussi bien, ils n’échapperont pas. La mimétique du « tout ou rien » qu’ils mettent en œuvre, le cri de rage, de désespoir ou l’appel au secours que met en scène le recours à des images, des conduites de violence susceptible d’attirer l’attention des médias et la sympathie du public – tout ceci est inclus en quelque sorte dans un horizon où les formes radicales du combat sont rigoureusement déliées de tout programme, de toute perspective d’émancipation, de tout imaginaire porteur d’une alternative aux conditions présentes.
La violence qui s’expose alors prend la tournure de l’exhibition d’une condition de victime. Piaget pouvait parler tranquillement de « se battre » sans y songer vraiment, car il se savait dépositaire d’une formidable légitimité, d’une confiance et d’un inoxydable optimisme politique et, plus largement, anthropologique : après tout, ce que démontraient jour après jour les ouvriers de Lip dans leur usine autogérée, c’est bien l’inanité des arguments de bon sens qui statuent que rien ne peut changer, qu’une entreprise ne saurait « tourner » sans chefs d’équipe, contremaîtres ni patrons, qu’on ne change pas « les hommes », etc.. Les ouvriers d’aujourd’hui qui succombent à ces accès (généralement passagers) de nihilisme qui les poussent à menacer de polluer la rivière du coin sont au contraire en proie à la certitude désespérante que tout est joué d’avance, « plié », que seul le pire est promis, puisque, aussi bien, rien au monde ne saurait empêcher que des ouvriers indiens ou vietnamiens produisent les moquettes de voitures qu’ils fabriquaient jusqu’alors pour des salaires trois fois inférieurs aux leurs… La petite « crise de violence » qu’ils annoncent alors à cor et à cri vaut moins comme moyen en vue d’une fin que comme « témoignage » – elle porte l’estampille de la subjectivité désespérée et poussée à bout de celui qui, dans nos sociétés (et ils sont toujours plus nombreux dans ce cas), se sent entrer dans la peau de l’inutile au monde, du corps ou « matériau humain » superfétatoire.

Les jeux de contrastes qui s’exposent entre les deux configurations ici présentées le montrent suffisamment : « la violence » comme telle ne signifie rien en particulier, elle est un signifiant vide, elle ne « fait sens » (ou non-sens) qu’aux conditions des conflits, des enchaînements, des agencements qui suscitent son apparition. Elle peut signifier la radicalisation, la montée en puissance, la vaillance d’un mouvement collectif comme elle peut signaler le désespoir sans issue d’un groupe et la chute d’une espérance partagée. Ceci suffit à montrer à quel point il est absurde de faire de la violence, comme telle une fois encore, un critère majeur, positif ou négatif, destiné à évaluer une action ou un mouvement politique. Une prise d’armes ne vaut rien en particulier, en tant que passage à l’action violente. Elle sera validée ou invalidée, en tant que décision politique, dans l’après-coup, trouvant sa place dans un enchaînement complexe d’actions et de circonstances, une configuration stratégique et un ensemble de données tactiques qui décideront de sa pertinence ou de son invalidité, voire de son aberration.
Inversement – et c’est, bien davantage, ce qui est en question dans notre présent – déceler dans un geste politique quelconque un élément de violence qui permettrait de le discréditer automatiquement, cela revient à frapper d’ostracisme l’élément fondateur de toute situation politique – la conflictualité. C’est le plus souvent, bien davantage que l’effet d’un sentimentalisme anti-violence, celui d’un calcul et d’une manipulation permettant de discréditer la « violence » des formes de résistance, de refus, des contre-conduites, des luttes surgies d’en bas tout en plaçant hors-champ toutes les formes de violence instituées. Le moralisme anti-violence qui impose sa loi dans les démocraties occidentales constitue de ce point de vue un élément-clé du dispositif général destiné à discréditer toute action politique agencée sur la figure du conflit, tout en redéployant le domaine politique du côté de l’administration des choses et de l’assignation à chacun de « sa place ». Il est cette police de la pensée qui, dans un pays comme la France, fonde les gouvernants à faire valoir que l’ « intolérable » politique, aujourd’hui, ce ne sont pas les persécutions et discriminations qui frappent les étrangers pauvres en situation irrégulière, mais bien le propos d’un humoriste radiophonique évoquant « les yeux de hyène » du ministre (Eric Besson, un transfuge du Parti socialiste rallié à Sarkozy) qui répond de cette xénophobie instituée. La violence insupportable, ce ne sont pas les procédures routinières de « reconduites à la frontière » musclées, les rafles policières dans les quartiers immigrés, les centres de rétention, la destruction au bulldozer des « campements illégaux » des Roms (etc.) – c’est la veine pamphlétaire (entée sur une solide et séculaire tradition, l’amuseur du jour rendant bien des points, dans ce registre, au Hugo de Châtiments) qui consiste à stigmatiser l’ennemi du peuple du moment en l’animalisant
On le voit ici distinctement : l’opération consistant à prétendument moraliser le domaine politique en le décrétant zone de non-violence, immunisée contre les violences vives, mais aussi les « symboliques » (les plus ouvertes comme les subreptices) est avant, dans les stratégies de conduite du récit du monde conçue comme un enjeu primordial de la gouvernementalité contemporaine, une manière de faire porter le discrédit sur ce qui accuse ou incrimine la violence du pouvoir ou, plus généralement, celle du gouvernement des vivants ; c’est une façon de « dire la violence » comme le fait de l’autre – celui qui rechigne à passer sous les fourches caudines de la démocratie de marché, des discriminations légitimées, des abus policiers, etc.
En d’autres termes : le moralisme antiviolence prospère aujourd’hui sur le retrait d’un certain nombre de possibles politiques liés à des invariants comme l’émancipation ou l’égalité. Il est un effet secondaire de la véritable Restauration (d’autres préfèrent dire contre-révolution) qui a pris corps dans les années 1980 et n’a cessé, depuis, de prospérer, sur les ruines de l’empire soviétique d’abord, à la faveur de la fabrication du syndrome du terrorisme islamique ensuite. Il est un élément de ce dispositif hégémonique global, de ce rapport des forces inversé, dont la règle s’énonce sans fard dans la maxime suivante : est naturelle et indépassable la violence de la domination, comme l’est celle du marché, salutaire et morale (car destinée en dernière instance à nous protéger) la violence du pouvoir – comme sont illégitimes, insupportables et scandaleuses toutes les autres.
Pour qu’un énoncé aussi cousu de fil blanc puisse s’imposer auprès du public avec une certaine autorité (variable, certes, mais effective), il faut qu’un mode de liaison plus ou moins anomique entre politique et immunité se soit imposé, là où, naguère, prévalait encore l’articulation politique-conflictualité (division). Ce changement de paradigme libère une « énergie » négative à peu près inépuisable dont les effets destructeurs de la politique vive n’en finissent pas de se manifester.
Ce n’est donc pas du tout par un effet automatique de déroulement ou d’enchaînement du processus ininterrompu de la pacification des mœurs et du renforcement de l’autocontrôle (Norbert Elias) – une dynamique qui, naturellement, affecte le domaine politique comme elle concerne les conduites individuelles – que « la violence » tend, de manière toujours plus distincte à devenir le mauvais objet (le « tabou ») de la vie politique telle qu’elle se subjective et se pratique de nos jours, sous nos latitudes. Ce phénomène, bien davantage, renvoie à des contraintes discursives qui, elles-mêmes, sont le prolongement, l’expression et l’issue d’affrontements politiques ayant tourné à la faveur des maîtres d’aujourd’hui. On l’a vu : dans le monde et l’époque configurés par la grève autogestionnaire des Lip (et tout ce qui l’a précédé, la grève à la Rhodiaceta de Besançon aussi…), exemplaire terrain d’expérimentation d’autres formes d’organisation du travail et de production, d’autres formes de relation entre travailleurs à l’intérieur de l’usine, d’autres formes de relations entre le dedans et de le dehors de l’entreprise, d’autres modes de valorisation du produit du travail (tout ces enjeux se condensant dans le slogan des Lip, répercuté alors urbi et orbi « On produit, on vend, on se paie ! »), l’effet premier d’une telle singularité est de donner une visibilité irrécusable à la proposition : un autre monde est possible ; ou, inversement de révoquer en doute l’ensemble des supposées évidences attachées à la division du travail, aux logiques de l’économie de marché, etc.
La figure du conflit, l’agôn qui s’attache à cette situation découle de ce qui fait scandale dans ce nouveau régime de visibilité de l’usine, de la condition ouvrière, de la production industrielle – ce qui en constitue l’insupportable aux yeux du patronat et du gouvernement de l’époque. Ce qui fait sens, alors, ce sont les logiques de l’affrontement programmé par la puissance de reconfiguration et des rapports de force et du sensible par l’événement Lip : il y aura bien bataille autour de cet enjeu tant il engage, dans son contexte, des enjeux globaux, tant il contribue à produire des effets de polarisation et d’intensification des affrontements politiques qui portent bien au delà du théâtre « local » où s’activent les Lip. On pourrait dire ici, en pensant au Foucault de Il faut défendre la société : la lutte des Lip, en l’occurrence, dévoile envers et contre le mouvement de pacification et d’immunisation des espaces politiques (dans nos sociétés), le fond guerrier immémorial du domaine politique.
Ce ne sont pas l’enragement, le fanatisme ou l’agitation des protagonistes qui font qu’affrontement il y aura, sous quelque forme que ce soit, mais bien la densité des enjeux et la logique même de la situation conflictuelle. Voilà qui relativise massivement la question de « la violence » : ce n’est pas parce que l’odyssée des Lip ne s’est pas achevée dans l’émeute et le sang qu’une bataille n’a pas eu lieu ; des moments violents d’intensité variable en ont bien scandé certains épisodes, mais ce sont là, si l’on s’en tient à la logique du conflit, des effets secondaires et nullement des moments en forme d’ordalie. Ce n’est pas le moment violent qui fait la décision, c’est, plutôt, la bataille prolongée pour l’hégémonie qui tranche. Or, la durée travaille, ici, dans un contexte qui n’est pas celui d’une révolution ou d’un cataclysme historique, en faveur des tenants de « la police » , du rétablissement des dispositifs (inégalitaires) d’attribution à chacun de « sa place » – quelques années suffisent pour que la coopérative créée par les Lip, soit acculée à cesser de brosser l’économie de marché contre le sens du poil…
On le voit : l’opération consistant à faire de « la violence » un critère absolu et indépassable de la compatibilité d’une action, d’un geste ou d’une stratégie politiques avec les supposées valeurs universelles a une portée bien distincte – il s’agit de jeter le discrédit sur toute forme de pratique politique qui se déploie hors des conditions générales du dispositif institutionnel fixé par la soi-disant démocratie représentative. Il s’agit de pratiquer ou, mieux, d’instituer le déni du fait que la politique surgit là où le conflit trouve sa forme, spécifique et singulière. Il s’agit de pratiquer le déni du fait que la politique, comme forme de vie, se réarticulant sans fin sur la division et donc l’affrontement, son enfermement de principe dans des formes pacifiées est équivalente à son extinction programmée. La violence demeure, en toutes circonstances, un horizon possible de la politique et l’opération consistant à en pratiquer le déni est celle-là même qui consiste à rendre in-figurables, in-nommables, inarticulables la violence du pouvoir et celle du « système » (le marché, le capital), tout en criminalisant et faisant porter le sceau de l’infamie morale à la violence réelle ou supposée de ceux qui subissent les effets bien réels de la première.
En d’autres termes, le moralisme anti-violence qui fait florès aujourd’hui est une opération (un tour rhétorique, si l’on veut) destinée à enrayer par avance toute présentation du tort par ceux qui le subissent.
La criminalisation de plus en plus expéditive et extensive de toute espèce de violence promue par des acteurs non étatiques, non institutionnels, la propension à disqualifier la dimension politique de toutes sortes d’actions et de gestes de résistance ou de protestation requalifiés comme relevant de la déviance criminelle, l’extension incessante du domaine de ce qui va être désigné comme « violent » dans le registre des actes et des conduites – on a là un ensemble de « tactiques » dont la finalité est distincte : réduire à la portion congrue la part de la vie politique susceptible de produire des « irrégularités » voire des déplacements, demeurant essentiellement imprédictibles et donc domaine de contrariétés récurrentes, de ce point de vue pour une « politique » réduite à la dimension d’une pure et simple administration du présent aux conditions de l’économie de marché, de la reconduction du principe oligarchique du gouvernement et des inégalités fondatrices de ce type de régime. La criminalisation et la diabolisation de « la violence » sont la musique d’accompagnement « morale » de la montée des modalités autoritaires (ou, si l’on peut se permettre le jeu de mots, « policières ») au cœur de cette « police générale » qui tend à se substituer à la vie politique et à recouvrir le gouvernement des vivants.
Plus nous avons affaire à une démocratie policière, plus les libertés publiques sont mises à mal, plus l’ « Etat de droit » tend à devenir flexible et compatible avec toutes sortes de lois d’opportunité et néanmoins scélérates et de dispositifs légalisant les abus de pouvoir et les discrimination, et plus la rhétorique anti-violence prospère cyniquement dans le sillage de l’élévation des normes immunitaires et de la croissance, parmi la population d’un hyperesthésie à tout ce qui, de près ou de loin s’apparenterait à des « manifestations de violence ». Dans les années 1960 et 1970, il ne faisait aucun doute au regard du public que lorsqu’une manifestation donnait lieu à une bataille rangée entre ceux qui y prenaient part et la police (ce qui arrivait fréquemment), l’affaire était politique, l’irruption de la violence traduisant l’intensité de l’enjeu en cours. Désormais, toute irruption d’une conduite violente dans un manifestation ou en marge de celle-ci suscite un mouvement de réprobation et toutes sortes de jugements péjoratifs, qui, pour être activement suscités par les médias, les élites et le pouvoir, n’en trouvent pas moins un large écho parmi la population et les couches populaires : c’est qu’assurément le discours anti-violence est devenu, dans notre présent, une construction hégémonique et un dispositif d’arrêt de la réintensification de la politique vive – une sorte de machine « anti-événement », si l’on veut.
Et en effet, ce que ce dispositif vise en premier lieu à conjurer ou à écarter, c’est la « violence » de l’événement. Au fond, dire qu’il n’y a pas de politique sans événement et dire qu’il y a de la violence dans toute configuration effectivement politique (qu’il y a de la violence sur la ligne d’horizon de toute politique vive), cela revient au même. Il y a quelque chose d’intrinsèquement « violent » à (dans) l’événement pour autant qu’il dévoile le vide de la situation antérieure, selon la formule connue, et permet aux subjectivités de se desceller, de s’émanciper de la tyrannie du présent défini comme le topos où se constitue et se reconstitue indéfiniment l’illusion « réaliste » du caractère indépassable, inexorable, des conditions qui le balisent. La « brutalité » constitutive de l’événement consiste à nous faire passer sans transition du régime du « rien n’est possible ! » (rien d’autre que la redondance de ce qui nous assigne aux conditions présente comme à un destin) à celui du « tout est possible ! » (rien ne saurait borner a priori les puissances ou les promesses de l’événement, sa « jeunesse », son dynamisme).
L’aversion à l’événement que cultive le gouvernement libéral contemporain repose sur plusieurs facteurs. Le plus massif d’entre eux est, peut-être, que les pouvoirs modernes étant, comme dit Foucault, directement en prise sur la vie, le gouvernement des populations est, dans sa constitution même, une biopolitique. Or celle-ci consiste constamment à établir des conditions de prévisibilité, des régularités, des dispositifs de contrôle et des mécanismes de sécurité là où le vivant est porté, lui, aux variations et aux irrégularités. Le gouvernement des vivants sera donc porté, dans les sociétés modernes, à assimiler les facteurs de discontinuité ou de rupture susceptibles d’affecter le corps collectif (la population) ou les corps individuels à l’ingouvernable – à ce qui, donc, par définition, doit être proscrit car il est promesse de crises et de catastrophes. D’où la hantise des accidents sanitaires, des pandémies, des variations climatiques, des désastres naturels qu’ont en partage les acteurs majeurs du biopouvoir contemporain, de plus en plus globalisé.
En termes de gouvernementalité, de calculs stratégiques et de rationalités spécifiques, la biopolitique ne peut appréhender l’événement que sur un mode péjoratif – ce qui, en premier lieu, doit être proscrit afin d’assurer la continuité de la conduite pastorale des vivants.
Mais il est un autre motif, non moins pressant, pour lequel le gouvernement libéral contemporain cultive l’horreur de l’événement : le propre de celui-ci est de rétablir un régime de la vie politique intensifiée, indexée sur la volonté des acteurs, la mise en œuvre de projets ou de grands desseins susceptibles de produire des bifurcations majeures dans le destin d’une société, le redéploiement de la dimension historique de la vie des hommes orientée par des motifs comme la liberté, l’autonomie, l’émancipation, l’égalité (etc.) dont le propre est de pulvériser les principes mêmes d’un exercice du pouvoir et de formes de gouvernement consistant à accompagner le cours des choses (le libre jeu des forces économiques notamment) plutôt qu’à le diriger, tout en veillant à ce que le régime de « répartition des places » ne subisse pas d’atteinte majeure.
Le propre du gouvernement libéral étant de substituer à la politique entendue comme domaine d’action et de création de conditions nouvelles une police des choses destinée à assurer la pérennité des grands mécanismes censés assurer la prospérité des nations et la stabilité des gouvernements, son horreur de l’événement est au fond égale à celle de la politique. On entendra donc que, dans les conditions actuelles, la constance avec laquelle le discours du pouvoir et des élites s’attache à faire de « la violence » un personnage comparable à l’outlaw dans le western classique a pour fond cette horreur même de la politique, une détestation ré-intensifiée et redéployée aux conditions de la restauration présente.
Dans une configuration où le gouvernement libéral prend la tournure d’une administration au jour le jour du chaos (dans le domaine financier, par exemple, mais largement aussi dans les relations internationales, il suffit de songer au complexe proche-oriental) et non plus d’un sage accompagnement des lois du marché, de la concurrence ou d’une garde modérée des grands équilibres entre blocs de puissance ou nations, le discrédit jeté sur toute espèce de violence politique (toute violence vive étant supposée porter en elle les germes du terrorisme) accompagne comme son ombre son redéploiement dans le champ policier. Plus le gouvernement des vivants de tournure libérale échoue à assurer pour la majorité de la population les fondements d’une vie stable et protégée, plus « réformer » consiste, dans la tête et le langage des ultra-libéraux, à démanteler l’Etat social ou ce qu’il en reste, et plus le trait de « gouvernement des riches » ressort crûment aux yeux des moins avertis, lorsqu’il s’agit de caractériser ceux qui exercent le pouvoir ; plus la violence structurelle et concertée d’un tel exercice saute aux yeux du quelconque.
La brutalisation des pratiques policières, le renforcement de l’arsenal répressif, administratif et juridique, voire para-légal, apparaissent comme des effets directement induits de l’effondrement des fondements légitimes de l’Etat libéral : à l’évidence, ceux qui exercent le pouvoir ont perdu toute force de proposition, incapables de se projeter dans l’avenir en relation avec un programme, des grands desseins ou des projets de transformation, ils tentent désespérément d’occuper un présent qui leur file entre les doigts et qu’à défaut de pouvoir vraiment gouverner, ils mettent en récit à destination du public sur un mode destiné, ils l’espèrent, à le captiver et l’anesthésier. Ce passage, du côté des gouvernants, de la figure de l’homme d’action (de Gaulle) ou, du moins, du pilote (celui qui « tient le gouvernail ») ou du pasteur compétent et bienveillant (dans le biopouvoir) à celle du « raconteur d’histoire » (le camelot ou le bonimenteur au temps de la télé) est fondamental.
D’une manière toujours plus affirmée, dans les démocraties du public au stade terminal, le gouvernement des vivants se trouve réduit à la dimension d’un storytelling (d’où l’importance vitale des fameux « éléments de langage » élaborés, en France, par des conseillers du Président infiniment plus influents que le plus puissant des ministres) dont le propre est, notamment de capter des images de violences éparses au profit d’un gouvernement aux affects, notamment à la peur.
A défaut de pouvoir encore se déployer dans la durée autour de lignes de force présentables, défendables dans leur explicite et leur rationalité face aux citoyens, ceux qui exercent, dans l’Etat, l’autorité suprême vont concentrer leurs forces sur la construction d’un récit du monde fait d’histoires décousues ; le seul trait commun de celles-ci est d’entretenir un lien étroit avec la violence en tant que réserve infinie pour les imaginaires collectifs. Il va donc s’agir de tenir en haleine le public et, dans la mesure du possible, d’en conserver les faveurs en construisant toutes sortes de fantasmagories agencées autour d’images violentes : spectre du « terrorisme » (Tarnac), banlieues violentes (Villiers-le-Bel), réseaux « islamistes », trafics de drogue, agressions contre des policiers, méfaits supposés imputés à des catégories ethniques stigmatisées (Roms…), etc. Peu à peu, l’art de gouverner semble se réduire sous nos yeux à cette capacité d’enchaîner, si possible sans interruption, d’une actualité construite en tant que violente et, même, si possible, hyperviolente, sur une autre. Qu’un tel art du récit repose sur de rigoureux principes d’élection et de sélection des supposés faits et événements retenus va sans dire : l’action d’un trader qui plonge sa banque dans le rouge et « embarque », par ce biais, le tout venant dans ses turpitudes et son délire spéculatif ne sera évidemment pas retenu par les storytellers comme un fait de violence insupportable exercé sur le public, pas davantage qu’une « bavure » policière qui laisse un Gitan sur le carreau…
Peu à peu, sous ce régime tyrannique de la parole manipulatrice des images de violence et des fantasmes qui leur font cortège, le gouvernement des vivants, le gouvernement libéral tend à se transformer en ce que l’on pourrait appeler une politique (par antiphrase) de « feux de poubelles ». Comme on le sait, lorsque, dans un quartier de relégation, quelques adolescents en proie au désoeuvrement et fatigués de faire l’objet des délicates attentions de la BAC (Brigade anti-criminalité) éprouvent le désir de rompre avec ces sombres routines, ils allument quelques feux de poubelles, y ajoutent quelques voitures, et les voici dans le champ des caméras de télévision, experts et policiers sont conviés à commenter leurs excès et à convaincre la multitude que, décidément, toutes sortes de périls pèsent sur nos fragiles existences, et qui requièrent vigilance et fermeté. Par une sorte de miracle de la transsubstantiation, tout se passe aujourd’hui, comme si le dérivatif de la plèbe indocile des banlieues pauvres était devenu l’expédient privilégié de gouvernants devenus maîtres dans l’art de la surenchère sécuritaire et de sa modalité pratique – une politique de feu de poubelles. Celle-ci va consister à saisir, dans le flux bourbeux de l’actualité, un micro-élément qui, érigé en fait massif, va constituer le matériau inflammable à partir duquel va être suscitée une « actualité » dont les ingrédients connus sont la xénophobie, l’effroi, l’idéologie du rejet, la brutalité renforcée des dispositifs répressifs, l’éloge de la police… Entre les mains de ces incendiaires d’un genre nouveau, tout est susceptible de devenir brandon, truchement de la rhétorique du pyromane et de ses réquisitoires en faveur de l’ordre et la loi : les insolences d’un boucher halal et polygames (mais après de Gaulle, à peu près tous nos présidents de la République le sont, à temps complet ou partiel), le braquage par un jeune Maghrébin d’un casino, l’attaque d’une gendarmerie par des gens du voyage en colère, l’égorgement d’une infirmière par un schizophrène, les déplacements suspects aux abords de lignes de TGV de jeunes « communards » radicalisés – j’en passe et des meilleures… Il s’agit bien, en produisant une agitation réglée autour des intensités et jeux d’association suscités par ces scènes furtives montées en épingle, de mobiliser le public sur le mode le plus vil et morbide qui soit – celui de l’appel aux passions basses et réactives, sensées, en l’occurrence, se reconvertir en votes utiles…
Le motif de l’incendie volontaire, du feu vengeur appartient à l’immémorial des émeutes, soulèvements, révoltes et « émotions » populaires dans des pays comme la France ou l’Angleterre. Un immémorial si tenace qu’on le retrouve encore agissant lors des émeutes de banlieue qui ont agité la France entière à l’automne 1995. On peut dire, si l’on veut, que les incendies de voiture, les feux de poubelles qui scandent le cours de choses dans des banlieues abandonnées à leur sort par les pouvoirs publics sont la menue monnaie de cette tradition émeutière de la plèbe, inusable tradition des vaincus, des sans voix (Benjamin, Foucault…)… Plus singulier est le motif selon lequel des gouvernants, dans un temps où les fondements de leur légitimité se réduit comme une peau de chagrin, retournent, captent ce geste (celui de la révolte élémentaire) pour en faire le dernier recours (c’est, on peut l’imaginer, sur les questions de sécurité que Sarkozy jouera son va-tout lors de la présidentielle de 2012) sur lequel fonder leur autorité…
De quoi est signe pronostique le fait que des gouvernants, littéralement, commencent à jouer avec le feu, à entrer dans le rôle du pompier pyromane ? Ce n’est évidemment pas en cultivant les réminiscences ou les analogies faciles que l’on trouvera ici matière à réflexion – le storytelling sécuritaire a des ressources que la propagande nazie autour de l’incendie du Reichstag n’avait pas. Mais à l’évidence, ce jeu a un parfum prononcé de fuite en avant, comme l’eut, en son temps, et à une autre échelle, la décision de G. W. Bush d’envahir l’Irak, en quête d’introuvables « armes de destructions massives ». Tout tendrait donc à démontrer que la « fuite en avant » n’est donc pas la prérogative exclusive des régimes totalitaires ou des dictatures, elle plane aussi lourdement sur le destin de ma démocratie du public à bout de souffle. Elle comporte, dans tous les cas, ce trait distinct : elle entraîne, dans la sphère politique puis, par contamination, dans toutes les sphères de la vie, une démultiplication de la place de l’imprédictible. Ce qui, traduit en langue populaire, pourrait se formuler ainsi : moins que jamais nos gouvernants ne savent de qu’ils font, où ils vont – mais ils y vont tout droit (et nous avec eux, naturellement).