Primo Levi : « C’est à nous, Juifs de la diaspora, de rappeler à nos amis israéliens qu’être juif signifie autre chose »


Extrait d’un entretien de Gad Lerner avec Primo Levi, L’Espresso, XXX, 30 septembre 1984, n.39

Ne pensez-vous pas qu’étant nés majoritaires dans leur propre État, les Juifs d’Israël ont aujourd’hui changé par rapport à ceux de la diaspora, qui ont toujours été habitués à se sentir "minoritaires" dans le pays où ils vivent, façonnés par leur propre "diversité" ? Les Juifs européens dont vous parlez dans vos livres sont très attachés à la valeur fragile de la tolérance. N’est-il pas vrai qu’en normalisant, les Israéliens changent aussi leur identité ?

C’est un avenir prévisible. Je crois que c’est à nous, Juifs de la diaspora, de nous battre. De rappeler à nos amis israéliens qu’être juif signifie autre chose. De garder jalousement le fil juif de la tolérance. Bien sûr, je me rends compte que j’aborde ici un point crucial, à savoir la question suivante : où se trouve le centre de gravité du judaïsme aujourd’hui ?

Au moins depuis 1948, les principales institutions sionistes n’ont aucun doute : le centre de gravité est Israël.

Non, j’y réfléchis depuis longtemps : le centre de gravité se trouve dans la diaspora. Moi, juif diasporique, beaucoup plus italien que juif, je préférerais que le centre de gravité du judaïsme reste en dehors d’Israël.

Cela pourrait ressembler à l’annonce de votre détachement de la nation israélienne telle qu’elle a changé.

Pas du tout, c’est le développement d’une relation profonde et passionnée. Je crois simplement que le courant principal du judaïsme est mieux préservé ailleurs qu’en Israël. La culture juive elle-même, en particulier la culture ashkénaze, est plus vivante ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, où elle est même déterminante.

D’après ce que vous dites, il semble que rester dans la diaspora, c’est-à-dire rester une communauté minoritaire, soit presque une condition obligatoire pour perpétuer l’identité juive. En exagérant, le juif est-il juif dans la mesure où il est en diaspora ?

Je dirais que oui. Je dirais que le meilleur de la culture juive est lié au fait qu’elle est dispersée, polycentrique.

En attribuant aux Juifs de la diaspora la tâche d’éduquer les Israéliens aux valeurs du judaïsme, vous allez susciter beaucoup de réactions virulentes. N’est-ce pas l’inverse ? N’est-ce pas Israël qui a insufflé la force et la confiance à tous les Juifs du monde ?

Malheureusement, il faut parler d’un renversement. De la source où les Juifs de la diaspora puisaient leur force, ils tirent aujourd’hui des motifs de réflexion et d’angoisse. C’est pourquoi je parle d’une éclipse, que j’espère momentanée, du rôle d’Israël en tant que centre unificateur du judaïsme. Nous devons soutenir Israël, comme ses bureaux diplomatiques nous le demandent, mais nous devons aussi lui faire sentir le poids numérique, culturel, traditionnel et même économique de la diaspora. Nous avons le pouvoir et aussi le devoir d’influencer dans une certaine mesure la politique israélienne.

Dans quel sens ?

En premier lieu, je crois qu’il faut insister sur le retrait du Liban. Il est tout aussi urgent d’arrêter les nouvelles implantations juives dans les territoires occupés. Ensuite, comme je l’ai dit, le retrait de la Cisjordanie et de Gaza doit être poursuivi avec prudence mais détermination.
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