Être (devenir) minoritaire - Université d’été, du 22 juillet au 31 juillet 2023 / To be (become) minority - Summer conference, from 7/22 to 7/31

Charlot majeur / mineur

, par Luca Salza


Le personnage que Charlie Chaplin invente à partir de 1914 – même quand il n’est pas a Tramp, c’est-à-dire un exclu absolu vivant de l’aumône – occupe une position sociale toujours subalterne [1]. S’il travaille, il est serveur, apprenti maçon, assistant tailleur, déménageur, homme à tout faire, concierge, ouvrier, etc... Parfois il essaie de gagner son pain en montant sur un ring de boxe… D’autres fois il doit jouer de la musique dans la rue ou monter sur un trapèze pour pouvoir vivre. Il lui arrive même d’être obligé d’émigrer pour chercher sa place dans la société. Souvent il vit carrément en dehors, ou plus précisément sur les marges dangereuses de la société : il est alors bandit, ancien détenu, évadé de prison… En somme, cette frêle figure aspire à incarner les différentes physionomies que la précarité et l’exclusion assument dans le monde contemporain.
Elle est sans toit (son lit est par terre, comme celui d’un chien, A Dog’s life, 1918) sans foi (dans The Pilgrim, 1922, lui, l’évadé, ose se faire passer pour un pasteur ; dans Easy Street, 1917, il se rend dans la mission de bienfaisance afin de dérober la quête), sans loi (Modern Times sont les temps, nos temps, où un prolétaire ou à fortiori un lumpen est obligé de cumuler les délits pour vivre : manifestations illégales, braquages de grands magasins, faux papiers…), il est sans travail ou avec de petits boulots : dans Work, 1915, il se présente comme un esclave ou un animal, il tire une charrette transportant son maître et ses outils de travail. Il est proprement inhumain. D’ailleurs, il est sans nom. En Europe continentale, on a pris l’habitude de lui donner un nom, on l’appelle Charlot, mais dans les films produits aux États Unis le personnage inventé par Chaplin n’a aucun nom. Dans le générique de ces films, il est souvent désigné simplement comme a Tramp (dans The Kid, 1921, ou dans City Lights, 1931, par exemple) ou bien il est présenté selon la fonction qu’il joue à l’écran (a Farmer Worker, dans Modern Times, 1936 ; an Immigrant, dans The Immigrant, 1917 ; a Jewish Barber, dans The Great Dictator, 1940 ; etc.). Il faut insister sur l’article indéfini, comme le suggère Alain Brossat : cette silhouette misérable, migrante, subalterne est une parmi des millions. L’article indéfini ne veut précisément pas déterminer l’identité du personnage, il ne veut pas l’individualiser. Aussi présente-t-il un personnage sous son aspect le plus général sans le rapporter à un être déterminé. Rien ne doit distinguer le Charlot de Chaplin de la foule innombrable du peuple-monde, ce que le poète Jack Hirschman appelle le « planétariat » [2].

Quand Chaplin crée son personnage, quand Charlot fait ses débuts au cinéma, cette figure se présente précisément comme une figure autre, une figure qui ne devrait pas être à l’écran. Or, ce marginal fait tout pour s’imposer à l’écran. Comme s’il était absolument conscient qu’un personnage mineur devait entrer par effraction dans un monde, le cinéma, qui n’est pas le sien.
Je me réfère au tout premier film projeté dans une salle de cinéma où apparaît Charlot (et non le premier à être réalisé). On est en 1914 (date fatidique, rupture épocale dans l’histoire de l’occident), le film s’intitule Kid Auto Races at Venice (traduit en français, va savoir pourquoi, Charlot est content de lui !). Il s’agit d’un court métrage de six minutes. Le voici :

https://www.youtube.com/watch?v=H0JacFUP99Y&ab_channel=OldClassicMovies

Charlot est ici un chahuteur, même pas très sympathique. Lors d’une course de voitures d’enfants, placées sur un toboggan et s’affrontant dans une descente, Charlot tente de se faire cadrer par une caméra qui est là pour filmer la course : il se met toujours devant la caméra, de sorte que le caméraman ou son assistant le repousse à coups de poing ou de gifles ou à coups de pieds, bref : tout le répertoire des bagarres du cinéma muet. Dès les premiers moments du film, Charlot cherche toujours le devant de la scène et tente de l’occuper. Dans le final, ce que Charlot tente d’accomplir avec insistance pendant six minutes est accompli : il parvient à s’imposer, à la caméra qui filme le documentaire sur cette course automobile. Kid Auto Races se termine par un gros plan sur le visage fortement grotesque de Charlot.
C’est lui le personnage du XXe siècle, et non la dame du public qui, dans l’une des scènes, se couvre le visage d’une feuille de papier pour ne pas être filmée. Seul celui dont l’apparition a été enregistrée par la caméra peut s’imposer à tous. Seul celui dont la présence a été filmée peut être considéré comme existant réellement.
Ce très gros plan sur la grimace grotesque du Charlot dit que ce personnage naît comme un élément perturbateur, comme une créature nuisible, comme un homme venu d’un autre monde. Il est le vestige agité d’un monde enseveli, qui trouve toutefois la force de se manifester grâce au cinéma (le propre du cinéma de Charlot est de faire émerger la minorité, de lui donner consistance, d’où l’importance de ce geste inaugural).
En effet, l’appartenance de Charlot à une foule d’exclus, de marginaux, de pauvres, de soumis signifie que son existence, comme toute existence prolétarienne ou sous-prolétarienne, se joue sur des expériences limites. Il peut avoir des accidents de travail, il peut rester au chômage, il peut être viré du jour au lendemain, il peut vivre sous les ponts, il peut être obligé de devenir cambrioleur (Police, 1916), on peut lui soutirer le fils qu’il a élevé.
La solitude de Charlot est souveraine, mais ce petit personnage traverse les mêmes tribulations que tous les anonymes, les incomptés appartenant au « planétariat ». Les mésaventures de Charlot sont les mêmes que celles de millions de gens habitant sur cette Terre. Ces gens s’avancent dans l’existence comme s’ils étaient toujours sur une corde raide : des équilibristes entre la (sur)vie et la mort. A Tramp offre une synthèse poétique de ces vies quand il monte sur le fil pour remplacer le funambule dans The Circus, 1928. Quand il perd la corde qui le soutient, il marche en se demandant de quel côté il va tomber. Des singes lui compliquent, en plus, la tâche !

Ici la séquence vidéo :

https://www.youtube.com/watch?v=_Cfr7iv78o4&ab_channel=CharlieChaplin

Comme Charlot, les « derniers de cordée » peuvent d’un jour à l’autre perdre l’équilibre et disparaître. Où finissent par exemple les petites sœurs de la gamine de Modern Times après l’assassinat de leur père durant la manifestation contre le chômage ?
Le début de The Gold Rush (1925) montre des milliers d’anonymes, une masse silencieuse de pauvres, en marche. Les plans d’ensemble donnent l’impression de voir de petits animaux grimpant avec difficulté vers la crête d’une montagne. Quand la caméra s’approche, on voit, sans voir leurs visages, des pauvres, certains parmi eux tombent par terre épuisés.

Ici la séquence vidéo :

https://www.youtube.com/watch?v=irT0-QcXEr0&t=2s&ab_channel=CinemaHistory

Le destin des gens du « planétariat » n’est jamais garanti : la fin de tout est, d’ailleurs, une hypothèse toujours possible. Un peu à l’écart, a Lone Prospector, notre frère Charlot, incarne bien cette possibilité : il marche sur une espèce de corniche, le long d’un abîme perpendiculaire. Une ourse apparaît le long de ce chemin prête pour le dévorer. Il s’en sort, mais, tout au long du film, il continue de côtoyer le danger. Des hommes veulent le tuer, et même le manger tout cru (le devenir-poule de Charlot manifeste bien la façon dont le comique de Charlot peut surgir des terreurs les plus terribles des hommes, comme le dit Benjamin (« Charlot est devenu le plus grand comique parce qu’il a incorporé l’épouvante la plus profonde de ses contemporains »).

Ici la séquence vidéo :

https://www.youtube.com/results?search_query=charlot+chicken

Dans ce film le comique dérive même d’un tabou qu’on croit suranné, le cannibalisme, et pourtant la barbarie, dit constamment Chaplin, est une des possibilités de l’histoire [3]). Une bourrasque affreuse de vent et de neige arrache du sol la maison dans laquelle a Tramp vit. La séquence où cette maison va pencher pendant de longs moments sur le bord du gouffre avant de chuter nous dit parfaitement la condition dans laquelle vivent les Charlots :

Ici la séquence vidéo :

https://www.youtube.com/watch?v=uFS7H1-YFV4&ab_channel=CharlieChaplin

Les Charlots dandinent leurs corps toujours plus mécaniques entre la lumière et la nuit la plus noire, ils n’ont même pas une maison où se protéger. Le final de The Pilgrim, 1923, est exceptionnel à cet égard : le shérif redonne la liberté à l’évadé, ce dernier commence à rêver de paix et de bonheur au Mexique. Mais il est accueilli dans le désert par des personnes qui se tirent des coups de pistolet. Où aller donc ? Vers la prison, aux États Unis, ou vers la guerre, au Mexique ? Le petit Tramp choisit de rester sur la ligne, il court le long de la frontière entre les deux Pays, un pied à droite l’autre à gauche. Il a appris à rester en équilibre entre deux maux.

https://www.youtube.com/watch?v=_pnr6I_31o8&ab_channel=EnricoGiacovelli

Les Charlots, les petits hommes, n’ont nulle part où aller dans la société contemporaine.

2. Lumières ?

Charlot, un vagabond, une ligne de vie, fait voir, met de la lumière sur ce que vivent de millions d’autres ombres fugitives sur la terre. Que révèle-t-elle cette lumière ?
L’artiste ne voit plus la beauté du monde, il ne voit qu’un monde réduit en cendres. Chaplin ne met pas de la lumière pour chercher un dessein dans l’histoire, pour indiquer un autre futur possible. Quand Charlot allume les lumières, il veut, en effet, montrer la catastrophe.
L’être-cinéaste de Chaplin tient dans cette volonté. Que révèlent-elles, que montrent, par exemple, les « lumières » qu’il allume sur la ville ?
City Lights, 1931, est un film sur la Grande Dépression. Le film s’ouvre avec une séquence où des notables inaugurent un monument « Paix et Prospérité ». Quand on enlève les draps des trois statues pour les montrer et faire commencer la fête, on découvre qu’un vagabond (Charlot) dort sous ces voiles.

Ici la séquence video :

https://www.youtube.com/watch?v=cFbftYfXsnc&ab_channel=CharlieChaplin

La petite silhouette de Charlot perturbe la solennité de l’événement en en dévoilant la vérité : on parle de paix et de prospérité, mais il y a des gens qui vivent dans la rue. Les lumières sur la ville – les lumières qu’allume le cinéma, pas celles de la publicité – montrent la misère et la violence des rapports sociaux. Elles illuminent les fêtes, les repas et les cotillons, d’une part, elles montrent la pauvreté extrême, l’atmosphère de mort, de l’autre. En réalité, la paix et la prospérité ne sont nulle part. Le millionnaire qui veut se suicider au début du film indique la décision prise après le krach à la Bourse de New York par beaucoup d’actionnaires ruinés à l’improviste. A Tramp le sauve. Il était sur les quais puisqu’il cherchait sous les ponts un repaire pour la nuit plus sûr qu’un monument. C’est une autre face de la crise économique. Cette rencontre serait l’occasion idéale d’une amitié entre des hommes issus de milieux différents. Or, la nuit, quand le millionnaire est ivre, ils sont effectivement amis, mais quand la lumière du jour apparaît le riche chasse le vagabond comme un malpropre jusqu’au point de le faire arrêter par la police à la fin du film. Entre-temps, le vagabond est tombé amoureux d’une jeune fille aveugle qui vend des fleurs dans la rue. Il lui fait croire qu’il est un millionnaire en subtilisant de temps en temps argent et Rolls Royce au vrai millionnaire. La fille ne voit pas, elle reconstruit dans son rêve la rencontre avec cet homme inconnu : ses lumières sont fortement illusoires, comme celles des publicités. Charlot, en revanche, cabotin, voit tout. Quand il allume les lumières sur la jeune fille, en rentrant chez elle, il découvre qu’elle vit dans une condition sociale misérable. Ses yeux pleins de lumière peuvent savoir qu’elle et sa grand-mère sont menacées d’expulsion de leur logement (le devenir vagabond est une perspective concrète pour tous les pauvres). Se méfiant du rapport avec le millionnaire, il se met à travailler, il devient balayeur (porosité entre le monde lumpen et le monde du travail), il montera même sur un ring de boxe pour gagner de l’argent.
En réalité, la voie légale tout comme le rêve américain du « faire » pour s’en sortir et pour sortir la fille de sa condition ne marchent pas vraiment. C’est ce que les lumières ont montré. Pour obtenir de l’argent qui permettra l’opération des yeux de la jeune fille il doit compter encore sur le millionnaire qui le lui donne, mais il oublie et fait arrêter le vagabond qui est pris pour un cambrioleur. Avant de finir en prison, expérience-limite de tout prolétaire ou lumpen, Charlot réussit à donner la somme d’argent à la fille pour la faire opérer. Quand il sort de prison, longtemps après, des enfants se moquent encore de lui dans la rue. A Tramp est vraiment le dernier des hommes. Il erre, comme d’habitude, dans la ville. Au coin d’une rue, il voit la jeune fille qui a recouvré la vue et possède maintenant un magasin de fleurs. Elle rit, elle aussi, du Vagabond, comme les enfants. Ce Tramp la regarde toutefois avec trop d’insistance. Elle se défend en essayant d’en rire encore avec ses collègues. Mais la jeune fille commence à voir quelque chose. Elle le sent plutôt : quand elle lui prend les mains, elle le reconnaît : « Vous ? ». Son regard se remplit d’effroi. Enfin elle aussi voit et ne peut voir qu’une catastrophe.

https://www.youtube.com/watch?v=ZJKfmsuvGHg&ab_channel=CharlieChaplin

Quelques années plus tard Chaplin propose une même confrontation de l’épouvante entre quelqu’un qui a la lumière des choses et une autre personne qui ne voit pas. Je me réfère à la danse de Charlot, les yeux bandés, au bord du gouffre, dans le grand magasin des Modern Times. Il est amoureux, insouciant, il a même retrouvé un travail, mais il ne voit pas que ses patins peuvent le conduire vers l’abîme. La Gamine, de son côté, le regarde terrorisée puisque justement elle voit le danger.

https://www.youtube.com/watch?v=kPcEFHA3X0c&ab_channel=CharlieChaplin

Les gens du « planétariat » selon Chaplin seraient précisément celles et ceux qui n’ont pas un sol stable où tenir debout – les migrants sur un bateau, les travailleurs dans les mines, les serveurs dans un restaurant plein, les ouvriers sous la menace constante de licenciement, ceux et celles qui vivent dans un équilibre précaire – et qui ne le voient pas [4].

3. Les Temps Modernes

J’essaie de terminer, en me concentrant sur ce film (Les Temps Modernes). La grande question que Chaplin pose est une question écologique, à savoir la question de l’habitabilité du monde. Pour lui, il est impossible d’habiter dans ce monde. La critique de l’oikos est radicale. C’est la raison pour laquelle son personnage principal n’a pas de maison : son exclusion radicale n’est pas dépourvue de sens, Charlot a compris que l’on ne peut plus avoir de maison où se protéger, ni un quelconque refuge en dehors, dans une soi-disant nature. La maison, comme refuge, comme îlot de paix, est une illusion, tout comme la nature.

https://www.youtube.com/watch?v=Q8HyRVgVG_Y&ab_channel=CharlieChaplin

Il n’y a pas de nature chez Chaplin, il n’y a probablement plus rien, comme si tout avait volé en éclats à la suite d’une explosion. La critique de la maison va de pair, chez Chaplin, avec une critique d’une certaine idéologie de la nature. Les paysages bucoliques n’apparaissent qu’en rêve tout comme les moments de paix. Son personnage évolue dans un monde en ruines, la canne lui sert effectivement à voir s’il y a quelque chose qui bouge encore sous les cendres.

Durant une très longue séquence historique, Chaplin ne cesse de s’interroger sur le désastre sous toutes ses manifestations apparentes : les rapports entre les hommes sont totalement monstrueux (songeons à la relation maître-serviteurs dans Pay Day, 1922), les villes sont des champs de ruine (pensons au début de The Kid), les hommes se droguent, boivent, volent pour pouvoir vivre dans ce monde (The Kid, la séquence de Pay Day où les maçons se retrouvent au pub, les anciens ouvriers de Modern Times).
L’espace de Charlot est, en somme, un désert.
Dans la fin du monde tout est pétrifié, comme le regard de la jeune fille à la fin de City Lights. Charlot bouge là-dedans. Il ne peut pas sortir. Charlot est sur la chaîne de montage dans Modern Times. Il y est comme un condamné à perpétuité. Il subit toutes les vexations possibles.
Les Temps modernes sont précisément les temps où un pauvre n’a pas d’issues à sa situation.
Quels sont les lieux où vit Charlot dans ce film ? Quelles vies mène-t-il ? Quelles expériences affronte-t-il ?
Il vague entre :
a) Un travail mécanisé. L’usine
b) L’hôpital psychiatrique
c) La rue. Il est au chômage.
d) La prison.
Parmi ces endroits et ces différentes expériences, là où il est vraiment bien c’est en prison.

La place idéale de la plèbe est en prison. Loin des dangers, avec les « siens ». Libéré contre sa volonté, après différentes péripéties, Charlot obtient un emploi de gardien de nuit dans un grand magasin et introduit sa nouvelle amie, la « Gamine », « sans toit ni loi » comme lui, dans ces grands magasins pour lui donner la possibilité de dormir dans de beaux draps. C’est la tentative d’insertion de la plèbe dans le monde de la marchandise. Après avoir eu peur avec les patins, Charlot reprend son travail de gardien et inspecte les lieux. Il descend et découvre des cambrioleurs. Il s’agit de ses anciens compagnons d’usine qui ont été licenciés et n’ont pas d’autres solutions que de voler pour vivre. Charlot, cela va sans dire, ne les dénonce pas, il sympathise avec eux et ils passent toute la nuit à se saouler. Solidarité de classe. Se réveillant le lendemain matin dans un tas de tissus, Charlot est arrêté une fois de plus.
Retour donc à la case prison : le cycle recommence. Sorti de prison, il sera au chômage, il trouve un emploi dans une usine. Il est impliqué, par hasard, dans une grève. Par hasard, il jette une pierre sur la tête d’un policier venu mater la révolte ouvrière.
Cette séquence présente quelques éléments caractéristiques de la position de Chaplin :

1) La révolte advient toujours de manière casuelle. Dans une séquence de ce même film, Charlot devient le meneur d’une insurrection ouvrière en ramassant simplement un drapeau rouge tombé d’un camion. Il veut le restituer aux conducteurs de l’engin, il le lève pour être vu, mais ce geste fait réunir autour de lui les ouvriers en colère qui commencent une manifestation. Charlot ne résiste pas, il subit plutôt les situations. Mais il y a toujours un geste inattendu, un mouvement intempestif qui lui permet, par hasard, de se soustraire aux rapports de pouvoir. La révolte est inconditionnée ou n’est pas. Le pouvoir de la destitution – réduire à l’insignifiant tout pouvoir constitué – est un geste éphémère, il apparaît comme un éclair. Charlot le montre bien. Il semble également avoir compris que ce geste ne doit conquérir le temps et l’espace, avec des déclarations, des programmes, des organisations, des chefs, il doit demeurer une suspension du temps, il doit continuer à faire le vide, il doit interrompre toute possibilité d’une réorganisation.

2) Le caractère aléatoire de ce geste préserve la solitude souveraine de Charlot. La position du Vagabond est une position minoritaire même à l’intérieur d’un groupe social opprimé comme la classe ouvrière. C’est comme si Chaplin voulait être une minorité de la minorité, comme s’il ne voulait jamais s’intégrer dans un groupe, une classe sociale. En des termes deleuziens, on pourrait dire que Charlot n’est jamais mineur, il ne cesse de le devenir. En somme, ce devenir confirme que la condition mineure de Charlot n’est pas seulement une question sociologique.

4. Conclusions

Le geste inaugural du cinéma de Chaplin est la tentative de Charlot de s’imposer devant la caméra dans Kids Auto Races at Venise. Il s’agit de l’irruption violente de la condition mineure dans ce nouvel art qu’est le cinéma. Mais Chaplin ne s’arrête pas là. Après avoir mis un vagabond devant la caméra, son opération consistera à s’emparer de cette caméra. C’est une opération titanesque : ce cinéma mineur veut se transformer aussi en cinéma majeur. Chaplin devient réalisateur pour accomplir cette tâche. Il n’est pas encore « content de lui ». Il deviendra producteur et distributeur de films. Pas à petite échelle. Il est un des créateurs de l’industrie cinématographique hollywoodienne.
A partir de ce moment, à partir du moment où Chaplin fonde United Artists Corporation, son cinéma mineur vit dans un équilibre précaire avec cette opération majeure.
Le personnage est toujours le même, les thématiques aussi, ils sont toutefois transportés vers une dimension industrielle. La tentative de Charlot consiste en inscrire la figure fragile, minuscule, d’un plébéien dans la durée, dans l’histoire du cinéma. C’est évidemment aussi une tentative de protéger sa liberté artistique. Tout au long de ce parcours Chaplin sera adulé par un public enthousiaste aux quatre coins de la planète, mais on ne lui jettera pas que des fleurs. Chaplin a beau être un milliardaire et l’homme le plus populaire du monde, il sera chassé comme un migrant quelconque des États Unis.
Son opération échoue peut-être. Un de ses derniers films – un des plus beaux, selon moi – Limelight (1952), est, en fin des comptes, le constat de l’échec de la tentative de porter le cinéma mineur dans une dimension majeure.
Dans ce film Chaplin raconte son monde, le monde de son enfance, le monde des artistes populaires de Londres, le monde d’avant la Grande Guerre (le film se situe quelques semaines avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale), le monde du music-hall, le monde du cinéma muet (incarné par la réapparition à l’écran d’un extraordinaire Buster Keaton). Le déroulement de l’histoire du film démontre que ce monde est désormais mort. En effet, Cravero, la dernière transfiguration de Charlot, mourra. Il meurt englouti, comme son monde, par l’histoire triomphante du cinéma hollywoodien. Chaplin a perdu sa bataille artistique et politique. Alors qu’il est à Londres pour la première du film, le 16 octobre 1952, les autorités des USA se déchaînent contre lui au point qu’il décide de quitter ce pays. Son rêve de porter l’art mineur dans la forteresse du capitalisme mondial et dans l’histoire majeure du cinéma n’est pas couronné de succès.
Tout est fini ? Oui, tout est fini. Mais les images de Chaplin – les vies précaires qu’elles fixent – survivent à leur propre naufrage chaque fois qu’un enfant les regarde.

Luca Salza

Bibliographie

The Tramp : The Great Deserter / Charlot : le grand déserteur, K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, 10 – 1 / 2023. URL : https://revue-k.univ-lille.fr/numero-10.html

Agee, J., 2010, Le vagabond d’un nouveau monde, traduit de l’américain par P. Soulat, Paris, Capricci.

Banda, D., Moure, J. (éd.), 2013, Charlot : histoire d’un mythe, Paris, Flammarion.

Bazin, A., 2000, Charlie Chaplin, Paris, Cahiers du cinéma.

Cendrars, B., 2005, La naissance de Charlot [1926], in Id., Aujourd’hui, Œuvres Complètes, vol. 11, textes présentés et annotés par C. Leroy, Paris, Denoël.

Chaplin, C., 2022, Histoire de ma vie. Mémoires [1964], traduit de l’anglais par J. Rosenthal, Paris, Laffont.

Comolli, J.-L., 2021, Une certaine tendance du cinéma documentaire, Paris, Verdier.

Eisenstein, S., 2013, Charlie Chaplin, traduit du russe par A. Cabaret, Paris, Circé.

Freud, S., 2010, Malaise dans la civilisation, in Id., Anthropologie de la guerre, traduction et commentaires de Marc Crépon et Marc de Launay, Paris, La Découverte.

Gehring, W. D., 2014, Chaplin’s War Trilogy. An evolving Lens in Three Dark Comedies, 1918-1947, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company.

Goll, Y., 1968, La Chaplinade ou Charlot poète [1920], in Id., Œuvres, I, édition établie par C. Goll et F. X. Jaujard, Paris, éditions Émile-Paul, pp. 106-127.

Hirschman, J., 2022, Planétariat, salut !, anthologie bilingue français-anglais, traductions en français de G. B. Vachon, A. Bernaut et F. Combes, Paris, Manifeste !

Hobsbawm, E. J., 1999, L’âge des extrêmes. Histoire du court XXème siècle, traduit de l’anglais, Bruxelles, Complexe.

Le Blanc, G., 2014, L’Insurrection des vies minuscules, Paris, Bayard.

Notes

[1Je présente ici une version sensiblement différente, surtout dans les derniers chapitres et les conclusions, du texte sur Charlot que j’ai écrit pour K Revue : https://revue-k.univ-lille.fr/data/images/Numero-10/4-SALZA%20CHARLOT.pdf

[2Voir ici un extrait d’un de ses poèmes : https://www.casadellapoesia.org/e-store/multimedia-edizioni/the-arcanes-2-jack-hirschman/estratto. En français on peut lire une anthologie des poésie de Hirschman : J. Hirschman, Planétariat, salut !, anthologie bilingue français-anglais, traductions en français de G. B. Vachon, A. Bernaut et F. Combes, Paris, Manifeste !, 2022. Cette notion poético-philosophique de « planétariat » fait évidemment penser à « prolétariat ». Dans ses poésies Hirschman parle effectivement du prolétariat d’aujourd’hui, à la fois éclaté en mille morceaux (homeless, travailleurs pauvres, nouveaux hobos, migrants, ouvriers) et majoritaire (nous sommes les 99%, comme le proclamait Occupy Wall Street). Jack Hirschman, par ce mot, veut indiquer que c’est une même « classe » qui se manifeste autour de la « planète », un peuple dans lequel les différences entre les « garantis », l’ancienne classe ouvrière, et les « non garantis », les lumpens, s’amenuise toujours plus. Ce peuple est un peuple-monde car il configure déjà une nouvelle « Internationale », non plus seulement ouvrière. En plus il pose aussi la question de l’habitabilité de la « planète ». À mon avis, Charlot, avec ses différentes apparences, non seulement lumpen, exprime l’appartenance à une classe universelle, comme le « planétariat » remplie de singularités non individuelles. Le point de vue de Chaplin est toujours indéniablement un point de vue « de classe », mais une « classe » entendue au sens très large (nous sommes déjà les 99,9%) et une « classe » qui n’uniformise pas les individus : une classe sans classe, c’est pourquoi Charlot, les Charlots, les exclus de tout, les solitaires, peuvent en faire partie, ou pas.

[3Dans cette optique benjaminienne, le comique de Chaplin est souvent très proche du comique de Beckett.

[4La nouvelle Internationale chaplinienne est, dans cette optique, tout à fait inconsciente de sa condition sociale, et aussi forcément muette. Sa force, son infinie force faible, naît de cette inconscience : elle est enfantine et primitive.