To be or not to be (a sexual minority)

, par Alain Naze


à Y.

« Les femmes, c’est tellement efféminé qu’ça fait pédé » (Serge Gainsbourg).

C’est aujourd’hui par l’acronyme LGBTQIA+ qu’on désigne fréquemment les minorités sexuelles – englobant ainsi à la fois des situations relatives à l’orientation sexuelle, mais aussi à l’identité sexuelle. En cela, on viserait à la fois des minorités, distinguées de la majorité hétérosexuelle et/ou cisgenre. Il est alors question de minorités de type quantitatif, mais cela peut également faire signe vers une situation de minorisé.e.s, éventuellement sous des angles législatif, social, ou encore symbolique. Qu’une minorité ne le soit même pas nécessairement de manière quantitative, c’est ce que montre le cas des femmes, pouvant faire l’objet de discriminations diverses de la part d’un pouvoir souvent encore masculin, voire patriarcal, bien qu’elles puissent constituer une majorité numérique. Cependant, si l’on en restait à ce niveau de considérations pour définir le statut des minorités, alors, les luttes qui leur sont propres ne pourraient guère prendre d’autres formes que celles s’apparentant à des revendications d’accès à l’espace social, de reconnaissance symbolique, peut-être également d’accès au pouvoir politique, ou encore d’égalité législative. Autrement dit, ce type de revendications irait dans le sens d’une demande d’inclusion au sein de la société. Que la simple possibilité d’exister socialement, et même d’exister tout simplement en passe par une reconnaissance symbolique, mais aussi par une visibilité dans l’espace public, c’est une évidence – comment une personne intersexe pourrait-elle seulement éprouver son être sans une catégorie, socialement et existentiellement efficiente, dans laquelle elle se reconnaîtrait ? Si l’on nomme « inclusion » la revendication de ce minimum vital, on ne peut aller contre, c’est évident. En revanche, si, par inclusion, on entend le simple fait d’être inclus dans la société telle qu’elle est, la question devient plus problématique. En effet, une telle inclusion peut s’apparenter parfois à une forme d’assimilation – ce fut le cas pour le « mariage pour tous », puisqu’il s’agissait, dans ce cas, pour les gays et lesbiennes, de se fondre dans un mode d’union pensé par et pour une société hétérocentrée. Dans cette tentation assimilationniste, c’est le statut de minorité sexuelle des gays et lesbiennes qui tend à se nier. La demande d’une inclusion ainsi entendue implique donc la dilution des minorités homosexuelles au sein de la majorité hétérosexuelle (au sexe du, ou de la partenaire près). On pressent déjà qu’une logique inclusive entendue en ce dernier sens tend à faire perdre aux minorités sexuelles leur dimension d’hétérogénéité, au regard de la société telle qu’elle est, ce qui revient à les faire se dissoudre plus ou moins complètement dans le majoritaire – cela est d’autant plus évident dans le cas de la France que le modèle universaliste républicain ne peut effectuer ce geste d’inclusion que sur le mode de l’assimilation, c’est-à-dire sur un fond d’exclusion.
Pour éviter une telle résorption du minoritaire dans le majoritaire – et ceci est nécessaire, si l’on juge désastreux le fait que les minorités n’envisagent de salut qu’aux conditions du majoritaire -, alors, il conviendrait sans doute de commencer à penser les minorités autrement que selon le seul axe minorité/majorité (car en ce cas, le combat peut difficilement viser autre chose qu’une forme de participation au majoritaire), et bien plutôt envisager les minorités comme ayant à entrer dans un devenir-mineur. Ce n’est qu’à ce prix que le potentiel révolutionnaire du mineur a quelque chance de dynamiter les logiques et les partages les plus assurés de la société majoritaire. Et ce combat, dès lors, rompra tout lien avec une logique corporatiste, puisqu’il concernera en effet tout le monde. C’est bien ce sur quoi me semblent déboucher ces mots de Deleuze, dans Mille plateaux :
« Il y a une figure universelle de la conscience minoritaire, comme devenir de tout le monde, et c’est ce devenir qui est création. Ce n’est pas en acquérant la majorité qu’on y atteint. Cette figure, c’est précisément la variation continue, comme une amplitude qui ne cesse de déborder par excès et par défaut le seuil représentatif de l’étalon majoritaire. En dressant la figure d’une conscience universelle minoritaire, on s’adresse à des puissances de devenir qui sont d’un autre domaine que celui du Pouvoir et de la Domination. C’est la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au Fait majoritaire de Personne. Le devenir minoritaire comme figure universelle de la conscience s’appelle autonomie » [1].

Dans mon propos, pour le dire d’abord rapidement, il va s’agir de se pencher sur la question de l’homosexualité, ou plutôt des homosexualités, en vue d’arracher les sexualités gays à l’axe homo/hétérosexualité. L’intention est de chercher à donner corps à l’idée d’une homosexualité fluide, qui circule, à une homosexualité non substantielle, c’est-à-dire à une homosexualité non définie par le sexe des partenaires. Non substantielle, cette homosexualité s’avèrera donc effectivement mineure, en concernant bien tout le monde. Elle ne sera donc pas l’affaire des seul.e.s dit.e.s « homosexuel.le.s, qui, en tant que groupe social minoritaire, reproduisent fréquemment des mécanismes majoritaires, notamment en créant de l’exclusion, variable selon les époques, dans la supposée « communauté » gay – pensons à l’actuel jeunisme qui y règne, ou encore à la méfiance à l’égard des racisé.e.s pas toujours assez enthousiastes à l’idée d’accéder à un « mariage pour tous », ou à l’idée de devoir recourir au coming out, mais aussi envers les « Folles », censées donner une image dégradante de la « communauté ». Au fond, c’est bien une recherche de respectabilité qui se joue à travers ces pratiques de marginalisation, de stigmatisation. Or, aux yeux de qui est-elle recherchée, sinon aux yeux de la majorité hétérosexuelle ? Le phénomène n’est pas nouveau, et Guy Hocquenghem faisait déjà remarquer, en 1977, dans La dérive homosexuelle, la tendance des gays à l’uniformisation, rendant de plus en plus délicate la distinction entre homos et hétéros :
« La pression normalisante va vite, même si Paris et les boîtes de la rue Sainte-Anne ne sont pas toute la France. Il reste encore des folles à Arabes en banlieue ou à Pigalle. N’empêche que le mouvement est lancé d’une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme. Et il est assez curieux de constater, à regarder les publicités ou les films, puis la sortie des boîtes de tantes, l’apparition d’un modèle unisexuel – c’est-à-dire commun aux homosexuels et aux hétérosexuels – proposé aux désirs et à l’identification de chacun. Les homosexuels deviennent indiscernables, non parce qu’ils cachent mieux leur secret, mais parce qu’ils sont de cœur et de corps uniformisés, débarrassés de la saga du ghetto, réinsérés à part pleine et entière non dans leur différence, mais au contraire dans leur ressemblance » [2].
Dans ces mots, on retrouve bien cette tentation d’une minorité à se rendre fréquentable par la majorité, mieux, à lui ressembler. Dans ces quelques lignes, ce sont les « tantes » et les « Arabes » qui font les frais de cette transformation, qu’on pourrait bien nommer petite-bourgeoise, en ce qu’il s’agirait, pour les gays en l’occurrence, de se débarrasser des stigmates de la marge. Loin d’engager un devenir-mineur de la minorité gay, il s’agirait alors de la laver des traces du ghetto, pour la placer dans un rapport d’homogénéité avec la société bourgeoise. Dans le même livre, Hocquenghem le dit très clairement, le sacrifice d’anciens compagnons est rendu nécessaire par cette recherche de respectabilité :
« Quand l’homosexualité s’avoue et se rationalise, elle tente de repousser dans l’ombre ses anciens compagnons des bas-fonds. La rupture avec les amours interclassistes est la condition du salut homosexuel » [3].
Il m’a dès lors semblé utile d’interroger, à travers un regard rétrospectif, ce que cette « rupture avec les amours interclassistes » avait profondément transformé dans la manière d’être de la minorité gay. Pour ce faire, je me suis penché sur le beau et si riche livre de George Chauncey, Gay New York, portant sur la période allant de 1890 à 1940 [4]. Les enseignements qu’il m’a semblé possible d’y puiser n’alimentent pas une démarche nostalgique, ni ne visent à engager une restauration (de toute façon impossible, et par certains côtés, non souhaitable) d’une époque ancienne. Il s’agit plutôt pour moi, sans doute en lecteur de Benjamin, d’identifier certaines virtualités, qu’il serait peut-être utile de faire surgir dans notre présent.

Par certains côtés, Florence Tamagne réalisera pour l’Europe (Berlin, Londres et Paris, entre 1919 et 1939) [5] un travail s’apparentant à celui de Chauncey pour New York. Dans les deux cas, il s’agit d’abord de s’opposer à l’idée reçue selon laquelle les émeutes de Stonewall (en 1969) [6] constitueraient l’événement fondateur ayant donné naissance, pour la première fois, à une visibilité homosexuelle, avec l’idée qu’auparavant les gays et lesbiennes étaient nécessairement condamnés au « placard ». Ce que ces deux livres vont établir, c’est bien que dans la première moitié du XXe siècle (et même dans les dernières années du XIXe pour New York), dans certaines métropoles, une vie gay intense existait déjà, notamment au travers de cabarets, bars, boîtes, lieux de rencontre, avant que la réaction (sous des formes diverses aux États-Unis et en Europe), depuis les années 40, y mette fin. D’ailleurs Chauncey indique qu’alors l’expression consacrée pour désigner l’entrée dans une existence gay manifeste était un composé de coming out et de coming into (coming out into), signifiant ainsi qu’on insistait moins sur une sortie de la clandestinité, dont il se serait agi de s’affranchir, que sur une entrée dans un monde spécifique. Il décrit ainsi cet emprunt à la culture féminine du rituel de la « débutante » présentée à la société de son milieu culturel :
« Le “coming out” d’un gay signifiait donc qu’il était officiellement présenté lors de la plus grande manifestation collective de la société gay d’avant-guerre, à savoir les gigantesques bals travestis, qui étaient calqués sur le modèle des bals des débutantes et des bals costumés de la culture dominante et se tenaient à date fixe à New York, Chicago, La Nouvelle-Orléans, Baltimore et dans d’autres villes » [7].
Toute une subculture gay se révèle ainsi, avec ses codes, ses modalités spécifiques de sociabilité et de divertissements. Et le coming out, s’il est into, indique bien qu’il ne s’agit pas de « s’avouer » aux non-gays, mais de se présenter publiquement, sur la scène qui sera la sienne – une forme d’intronisation, si l’on veut. Ce sur quoi il faut peut-être surtout insister, c’est que si un monde gay visible existait en effet au début du XXe siècle à New York, ce monde entretenait des liens très évidents avec les milieux populaires, et ce monde, par ailleurs, n’existait pas de manière étanche à l’égard des hétérosexuels. Chauncey insiste sur l’acceptation beaucoup plus grande des gays dans les milieux populaires qu’au sein de la classe moyenne :
« Alors que les établissements et les bars du Bowery servaient avant tout de lieux de rencontre aux hommes des classes populaires, aussi bien gays que “normaux”, ils étaient également fréquentés par des hommes de classes moyennes, et pas seulement ceux qui venaient des quartiers résidentiels pour y passer une nuit sans tabous. De nombreux hommes gays des quartiers résidentiels y venaient aussi, afin d’échapper aux contraintes qui pesaient sur eux dans leur propre milieu. […] Dans la mesure où “le monde supérieur, chic, hypocrite et bigot, affirme Werther [un étudiant qui a vécu à New York dans les années 1890 et 1900 – AN], considère le bisexuel [par quoi il entend “un type intermédiaire” ou tante, précise le traducteur] comme un monstre ou un paria, j’ai été conduit à me retrouver dans le monde des bas-fonds, démocratique, franc et large d’esprit” » [8].
Ce monde, que fait revivre Chauncey, faisait se croiser, dans des bars, sur les quais, des « tantes » (gays d’apparence efféminée), des hommes virils, considérés comme de « vrais hommes », des hommes des classes moyennes, des ouvriers, des marins, mais aussi des prostitué.e.s de tous les sexes. Ce tableau, qui n’est pas sans rappeler les romans de Jean Genet, indique un univers aux frontières poreuses, faisant se rencontrer une diversité sociale et sexuelle évidente, à l’opposé du caractère « unisexuel » et socialement homogène du monde gay, que dénonçait Hocquenghem. On comprend que, dans cet univers, on échappait radicalement à la résorption de l’homosexualité dans une conception objectiviste (en fonction du choix de l’objet sexuel), qui ferait plus tard un gay de quiconque entretient des rapports sexuels avec d’autres hommes. Il est évident que si les « tantes » recherchaient de « vrais hommes », leur attirance pour eux était fondée sur le fait qu’ils ne les considéraient pas comme gays, de même que si les hommes virils acceptaient ce type de relations, ils ne se considéraient pas eux-mêmes comme gays. On reviendra sur les difficultés qu’une telle conception peut poser, mais écoutons d’abord Chauncey, lorsqu’il évoque un témoignage selon lequel la ligne de partage homo/hétéro a réduit les possibilités de rencontre avec des hommes dits « normaux » pour les gays :
« Un […] témoin, barman dans des établissements gays depuis 1940, atteste ce rétrécissement des possibilités ouvertes aux “normaux”, en notant, en 1983, que lui-même et ses amis considèrent qu’il est devenu plus difficile, depuis un certain nombre d’années, “de se faire des hétéros”. Ce barman suggère une explication à cette évolution, en reprochant amèrement au “mouvement gay” d’avoir “fait peur” aux hétéros qui auraient pu avoir des rapports avec lui – peur de se voir alors eux-mêmes étiquetés comme gays. […] Le changement observé par le barman ne portait pas seulement sur la manière dont les gens “pensaient” la sexualité, mais aussi sur la façon dont l’idéologie se traduisait dans les règles gouvernant les pratiques érotiques ordinaires » [9].

On peut adresser bien des objections à ce modèle où l’homosexuel est la « tante » et où l’homme viril, lui, ne relèverait pas de la catégorie « gay ». On pourrait d’abord considérer que ce type de subjectivation des rapports sexuels se contente de reproduire le schéma hétérosexuel, en ce que la « tante » serait considérée comme une femme, l’homme viril, comme un homme. Et l’on ne peut nier qu’il arriva que bien des « tantes » fussent méprisées par leur amant, selon cet angle viriliste faisant que certains hommes établissent un rapport de supériorité à l’égard des femmes. Chauncey le reconnait tout à fait :
« Dire que les tantes étaient tolérées dans la plupart des milieux populaires ne revient pas à dire qu’elles étaient respectées. Les hommes qui devenaient des tantes devaient renoncer aux privilèges que leur donnait leur statut d’hommes. Si la culture populaire du genre offrait un espace aux tantes, c’était un espace problématique, et elles devaient se battre pour se créer une place en tant que tantes dans leurs propres quartiers. […] Si les tantes et les autres homosexuels étaient largement reconnus en tant que types sociaux dans les rues des quartiers populaires, ils étaient aussi considérés comme des proies commodes par les bandes de jeunes qui contrôlaient les rues. “Aller casser de la tante” était une manière facile de se faire de l’argent, observait un jeune Italien de dix-neuf ans appartenant à une bande de Harlem au début des années 1930 » [10].
C’est en cela que je précisais, en début d’intervention, que rien n’était plus étranger à mon intention que de prôner un retour pur et simple à cette période de la première moitié du XXe siècle pour les gays. Cela dit, pour cerner l’intérêt, malgré tout, de cette période, pour nous, aujourd’hui, il convient d’abord de faire remarquer que ce n’était pas avec n’importe quel type de femmes que les « tantes » étaient quasiment assimilées – elles étaient avant tout rapprochées des prostituées femmes. Or, le statut que les hommes accordaient aux prostituées et aux « tantes » différait du statut qu’ils conféraient aux femmes en tant que telles. C’est là qu’un trouble dans le genre et dans la sexualité s’introduit, de fait, quand bien même il ne jouerait que sur le fond d’un mépris social :
« Un homme pouvait avoir une relation romantique avec une femme qu’il espérait épouser et qu’il traitait avec affection et respect, mais il se sentait libre cependant d’avoir recours aux services d’une prostituée pour satisfaire ses besoins sexuels immédiats. Très peu d’hommes auraient pu ne serait-ce qu’imaginer de remplacer leur bien-aimée par une tante […]. Mais pour nombre d’entre eux, il était relativement facile de remplacer une prostituée par une tante, puisque tous les deux offraient une satisfaction sexuelle immédiate, et les plaisirs et les amusements d’une compagnie “féminine” débauchée » [11].
On peut bien sûr insister sur le fait que c’est, dans cette période d’avant la seconde guerre mondiale, la représentation, généralement partagée, du fait qu’un homme ou une femme, en pratiquant une fellation, se trouve déchoir de son statut social, qui implique que cette pratique est sollicitée auprès des prostituées et des « tantes ». En ce cas, on insisterait sur le mépris social s’attachant à ces dernières. Mais on peut également effectuer un pas de côté, en vue de s’interroger sur le caractère alors interchangeable des prostituées et des tantes. C’est bien à une dimension qu’on nommerait aujourd’hui queer de l’identité sexuelle et de l’orientation sexuelle qu’on a à faire ici. Insistant sur le fait que le préjugé selon lequel les prostituées femmes étaient plus susceptibles de transmettre des maladies sexuelles que les « tantes » n’était pas rare, les hommes préféraient avoir recours à ces dernières, ne considérant donc pas que ce type de relations fût de nature à remettre en question leur virilité, Chauncey en conclut que l’appartenance sexuelle anatomique semble dès lors importer bien peu, ce qui conduit, de fait, ces relations sexuelles avec des tantes à sortir de l’axe homo/hétérosexualité :
« S’il était […] possible de comparer les risques pour la santé que représentaient les prostituées et les tantes, c’est bien parce que l’on présupposait que les hommes pouvaient remplacer les prostituées par des tantes sans mettre en péril leur masculinité. Cette capacité des hommes à évaluer les plaisirs et les risques inhérents à chaque type de rencontre fournit la meilleure preuve que l’axe hétéro-homosexualité ne gouvernait pas la manière dont ils pensaient leurs pratiques sexuelles. Dans certaines circonstances, presque tous pouvaient faire le choix d’expérimenter l’étrange plaisir d’un rapport sexuel avec une tante » [12].
On pourrait bien évidemment insister sur les assignations de sexe qu’impliquait une telle conception des « tantes », mais il me semble intéressant de bien voir que les pratiques qui en découlaient ne se trouvaient pas limitées par ces représentations. En effet, le caractère substituable des « tantes » et des prostituées implique un tel brouillage des identités qu’on peut bien dire qu’en ce genre de relation circule de l’homosexualité, bien que ni l’homme viril ni la « tante » ne s’identifie comme homosexuel. Encore une fois, il est vrai qu’on pourrait y discerner le triomphe de l’hétérosexualité, avec des pôles masculin et féminin, mais on peut tout aussi bien y voir une commune destitution de l’homosexualité et de l’hétérosexualité. On se trouve face à des pratiques qui n’impliquent pas une orientation sexuelle déterminée. Plus précisément, des rapports objectivement définis comme homosexuels peuvent être vécus très différemment, et il en va de même pour des rapports identifiés objectivement comme hétérosexuels. J’y reviendrai en conclusion. Dans ces conditions, dire qu’il y a de l’homosexualité dans tout type de rapports sexuels, cela signifie à la fois qu’on ne peut définir objectivement un rapport sexuel comme homo ou hétérosexuel, et, d’autre part, que les pôles masculin et féminin ne recèlent rien de monolithique (ce serait le cas si l’on référait le genre à l’anatomie), leur définition tenant bien davantage à une sorte de jeu social. Il suffit de jouer à la « tante » pour être classifié comme femme, il suffit de jouer au macho pour être classifié comme « vrai homme ». Pensons à Querelle, de Jean Genet : le personnage de Nono présente tous les attributs d’une extrême virilité, et cela ne l’empêchera pas d’accepter de se faire sodomiser par le patron du bar, à la suite d’un pari perdu. Nono en éprouvera un plaisir certain, ce qui indique quelque chose du jeu (de dupe) social auquel donne lieu le fait de surjouer la masculinité ou la féminité. Dans ce monde de mâles, la tendresse (inavouée) y trouve aussi sa place – pensons au film Chant d’amour, du même Genet, lorsque le rapport sexuel entre deux mâles en passe par la métaphore de la cigarette. Se joue indéniablement une dimension performative de l’identité sexuelle et du rôle sexuel en toute cette affaire, et le fait qu’un homme se considérant comme « vrai homme » puisse considérer qu’en ayant un rapport sexuel avec une prostituée ou une « tante », cela ne change rien, prouve la puissance effective du performatif.

À travers ce retour vers le début du XXe siècle, il s’agissait pour moi de tenter une forme de télescopage entre deux temporalités, objectivement très différentes, mais dont les différences mêmes m’ont semblé riches d’enseignements. Aujourd’hui, se reconnaître (et s’affirmer) comme homosexuel passe généralement comme un gain de liberté. Dès lors, dans certaines cultures où l’idée même du coming out est impensable, il semble généralement qu’on est face à des société en panne, du point de vue de la supposée « libération sexuelle ». Les choses ne sont sans doute pas si simples. Bien sûr, on peut y voir une crispation sur une forme de masculinisme, en ce que le fait de se dire gay vous ferait déchoir de votre statut social. Mais l’important n’est-il pas plutôt, au-delà des représentations, dans ce qui peut se produire, effectivement, en termes de rapports sexuels ? Qu’un garçon de culture africaine continue de se dire homme et surtout pas gay, la belle affaire, lorsqu’il entretient une relation érotique avec un autre garçon ! Le fait même qu’il place cette relation en dehors de l’axe homo/hétérosexualité fait de lui quelqu’un qui s’inscrit (sans le vouloir, à son corps défendant peut-être) dans une pratique queer. Il n’objective pas le sexe de son partenaire, et donc pas non plus la nature des rapports qu’il entretient avec lui.
Pour finir, j’évoquerai le superbe roman de Francis Carco, Jésus la Caille. Au milieu d’une foule de personnages entre souteneurs, prostitué.e.s, « tantes », Fernande, sous la domination du Corse, commence à éprouver une attirance pour la Caille :
« Elle aimait alors Petit Maurice et, maintenant, c’est la Caille qu’elle aimait. Elle sentait combien profondément il la tenait. De ses yeux grands cernés, de sa longue mèche blonde, de sa bouche prometteuse et de sa peau de femme, elle était éprise par-dessus tout. Et il lui montait au cœur un impérieux besoin d’être avec lui moins de son sexe que de l’autre ; ce besoin la poursuivait depuis si longtemps !...
D’ailleurs, l’exemple était-il rare d’une fille amoureuse d’un Jésus ? Friquette, Gaby, la môme Gisèle ne se gênaient pas pour choisir comme amants les plus équivoques “flancheurs” du Moulin. Elle était libre enfin et le mot de Friquette : “Ma chère, c’est plus épatant qu’une gonzesse !” lui était resté dans l’esprit » [13].
Comment finir de manière plus explicite cette intervention qu’à travers cette citation, où il appert qu’un garçon efféminé (une « tante ») serait peut-être plus satisfaisant qu’une femme, pour quelqu’un ayant une attirance pour les femmes ? Toute la fluidité d’une homosexualité non substantielle me paraît résider en ces mots.

Alain Naze

Notes

[1Gilles Deleuze, Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, Les éditions de Minuit, 1980, p.134.

[2Guy Hocquenghem, La dérive homosexuelle, Jean-Pierre Delarge Éditeur, 1977, p.132.

[3Id., p.18.

[4George Chauncey, Gay New York. 1890-1940, trad. Didier Éribon, Fayard, 2003 pour la traduction française.

[5Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe, Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Le Seuil, 2000.

[6Les émeutes de Stonewall sont une série de manifestations spontanées et violentes contre un raid de la police qui a eu lieu dans la nuit du 28 juin 1969 à New York, au Stonewall Inn, dans le quartier de Greenwich Village, dans l’État de New York. Ces événements sont souvent considérés comme la première lutte des personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transgenres contre un système oppressant, soutenu par les autorités.

[7G. Chauncey, op. cit., p.17.

[8Ibid., p.62-63.

[9Id., p.36-37.

[10Id., p.81-82.

[11Id., p.111-112.

[12Id., p.115.

[13Francis Carco, Jésus la Caille, Albin Michel, 1932, p.65.