Le « paumé » dans le faisceau des Lumières

, par Alain Brossat


Gilles Deleuze : «  Quand les gens parlent du roman, il y a quelque chose qui ne va pas. On a pris l’habitude, tellement on a horreur des origines, de prendre toujours les choses par la fin, alors c’était bien quand ça a marché, cette méthode... Nous, notre méthode rhizomatique, c’est toujours de prendre les choses par le milieu, comme ça on ne risque pas de se tromper, c’est la méthode Kafka, c’est la méthode fourmi, c’est la méthode rhizome – on prend les trucs par le milieu, nous sommes des fourmis.

Je dis le roman : on a toujours l’habitude de prendre par la fin. On apprend ainsi que la fin du roman, nous la vivons ou bien nous l’avons vécue avec un roman catastrophique comme L’étranger de Camus, ou alors avec de merveilleux romans comme ceux de Beckett, le point où on ne peut pas aller plus loin, le roman est fini. Ou bien on nous dit : il y avait un moment où il y avait le roman de chevalerie, puis il y a eu une fin du roman de chevalerie, c’est le fameux Don Quichotte et Don quichotte marquerait la fin du roman de chevalerie, le moment où le chevalier n’a plus de sens et ne peut plus être assumé que par Don Quichotte, complètement fou, qui prend les moulins à vent pour je ne sais quoi, là enfin, c’est bien connu, Don Quichotte, la fin du roman de chevalerie (…)
Or, ces
fins , comment on nous les assigne ? On nous les assigne lorsqu’on nous montre que le héros est un pauvre type complètement paumé. Or, je dis juste, il y a sûrement une évolution du roman, je ne veux pas du tout dire que le roman est resté le même, mais s’il y a une évolution du roman, ce n’est à coup sûr pas sur ce point, parce que l’apparition d’un personnage complètement paumé qui ne sait pas ce qu’il fait, qui ne sait pas comment il s’appelle, qui est étranger à tout, qui est le pur déterritorialisé, qui se balade sur sa ligne de fuite, sans rien comprendre à rien, qui s’arrête, qui, quand il n’est pas sur sa ligne de fuite, entre en pure et simple catatonie – vous voyez ce qu’on appelle en psychiatrie la catatonie, le type qui reste parfois des heures dans un mouvement parfois très compliqué qui mélange toute la musculature, pendant six heures, vingt-quatre heures... on n’en voit, plus, hélas, parce qu’ils ont détruit les hôpitaux psychiatriques, du temps des hôpitaux psychiatriques, on en voyait, tandis que maintenant, on voit des gens couchés sur des divans, les catatoniques, c’était des grands actifs ! (…)
Bon, je dis, mais c’est ça l’acte de baptême du roman, c’est ça, si on devait définir le roman, je dirais, c’est à partir du moment où surgit un certain type de personnage... et si on me dit : « Ah, tu définis le roman par le personnage, non mais tu ne sais pas que c’est plus comme ça, que maintenant, c’est le signifiant qui compte » – je rigole – le roman apparaît lorsqu’il y a un certain type de personnage qui ne sait ni son nom, ni ce qu’il est en train de faire, complètement abruti, complètement perdu. Il est là et il regarde – il regarde quoi – il ne sait même pas – on vient lui taper sur l’épaule... Je veux dire, le vrai Albert Camus, c’est Chrétien de Troyes, le premier grand romancier et de Chrétien de Troyes à Beckett, qui, [soit dit en passant] connaît admirablement le Moyen Age, qui connaît admirablement tous les romans celtes et tous les romans courtois... qu’est-ce que vous trouvez quand vous ouvrez un roman courtois, un roman par exemple, un roman du cycle courtois ou un roman de Chrétien de Troyes ?
Vous trouvez, je ne veux pas lire, parce que ce serait trop long, ils sont en livre de poche, achetez-les, ces romans, pour ceux qui ne les ont pas lus, c’est des merveilles...
Vous trouvez par exemple un chevalier : il est là, il est là sur son cheval, de loin, il y a un paysan qui dit : « Tiens, héhé, hahaha, celui-là, tu as vu, un chevalier qui dort sur sa monture, mais pas du tout comme un phénomène exceptionnel, c’est à ça qu’on reconnaît un chevalier, le chevalier, t’as vu, il est [appuyé] sur sa lance, comme ça,
il dort, bon, il dort...
Il y a un autre chevalier qui arrive, vous savez, ils ont des petites périodes de veille... Sa ligne d’errance à lui, sa ligne de déterritorialisation, ou bien le chevalier qui s’est mis en catatonie, en train de dormir, il est sur le territoire d’un chevalier – du coup, là, il est réveillé... le chevalier réveillé lui dit : Ne bouge pas ! (Il n’est pas question qu’il bouge – dans son état...). Ne bouge pas ! Tu entends ce que je dis ? L’autre n’entend rien ! Deuxième sommation, troisième sommation – il y a les trois sommations de la chevalerie... à la troisième sommation, le chevalier réveillé dit : Tu m’as fait une grave offense, tu ne me réponds pas, et il lui flanque un coup de lance sur la tête – ou alors un coup de plat d’épée – l’autre – c’est merveille – le chevalier endormi, le chevalier catatonique se réveille et dit : non mais... tu m’as battu ! Donc, pour ceux qui ne me croient pas, je vais quand même lire rapidement un [passage]... Tu m’as battu... Oui, je t’ai parlé trois fois et tu ne m’as pas répondu. Il [l’autre] dit : Mais si tu m’avais parlé, j’aurais entendu, j’ai rien entendu ! … Ca fait rien, tu m’as offensé, on se bat ! … Pourquoi on se bat ?... J’en sais rien...
La quête du Graal, c’est une merveille : ils ne savent pas ce qu’ils cherchent, ils ne savent pas leur nom, ils ne savent pas leurs propres noms, ils passent leur temps à oublier leur propre nom... Mais
Molloy, c’est rien à côté de Lancelot, c’est quelque chose d’incroyable, il y a des chevaliers, dans un des plus beaux Chrétien de Troyes, il y a un chevalier qui voit une charrette – le conte s’appelle Le chevalier à la charrette – Il regarde, il monte dans la charrette – aucune raison, aucune raison...
Quand tellement d’années après, Dostoïevski fera ses grands personnages qui sortent dans la rue avec un but précis, ils sortent en se disant, ah, il faut que j’aille voir Ivanovitch, c’est pressé, et puis ils sortent et puis ils disent : qu’est-ce que je voulais faire, déjà, et puis ils vont dans l’autre sens, là aussi, c’est... les visages qui se détournent, c’est un drôle de jeu de visagéité, de paysagéité – ils [ne] savent plus, ou bien Kafka – K qui veut aller au palais de Justice, et il donne l’adresse de la banque ou l’inverse, je sais plus, il va à l’autre bout, il y a de drôles de choses qui se passent (...)
 »

***

Le « paumé » dans le faisceau des Lumières

S’il nous fallait absolument nommer les Lumières, en donner une définition, nous dirions qu’elles sont ce qui nous donne le courage de continuer à penser, dans le présent, à l’encontre de tout ce qui y nourrit la fatigue de la pensée et nous décourage de philosopher dans notre actualité, et à propos de celle-ci.
Nous dirions donc qu’elle est, dans cet esprit, tout sauf un héritage, un patrimoine à notre disposition, une collection d’œuvres et de doctrines – avec les noms d’auteurs qui l’accompagnent – mais bien plutôt une attitude, une disposition critique face au présent. Cette approche des Lumières, elle nous vient de la lecture que fait Michel Foucault du texte bien connu de Kant « Réponse à la question ’Qu’est-ce que les Lumières’ » ? Et aussi, plus généralement, des Opuscules sur l’histoire de Kant, notamment de ses réflexions sur la Révolution française.
Cette attitude présuppose, selon Foucault, que le sujet philosophique et, plus généralement, le sujet moderne entendu comme celui qui aspire à rejeter tout état de minorité, considère que ce qui se présente à lui dans le présent comme solidement institué, évident, naturel, légitimé puisse et même doive, néanmoins, être soumis à un examen critique. C’est le motif général de ce que Foucault a nommé « la criticabilité des choses » – cette sorte de second examen opéré sur « ce qui va de soi ».

Plutôt que me mettre à gloser en général autour de ce motif bien connu, j’ai choisi d’emprunter une voie bien étroite, qui consiste à emboîter le pas à Gilles Deleuze, plus précisément à un début de cours sur le roman qu’il fait à l’Université expérimentale de Vincennes, au début des années 1970, et dont je ne connais qu’une version orale, filmée, et qui circule sur Internet. C’est fascinant, parce que ça s’interrompt au bout de neuf minutes, pour des raisons que j’ignore, mais ces neuf minutes ont suffi pour me lancer sur une piste qui me permettra, je l’espère, de répondre à votre attente concernant cet exposé.
Deux brèves remarques pour commencer. Premièrement, on voit bien ici que ce motif de la « criticabilité des choses » est assez largement partagé dans l’espace de la philosophie française des années 1970. En effet, Deleuze commence abruptement son cours par ces mots : « Quand les gens parlent du roman, il y a quelque chose qui ne va pas ». En d’autres termes, on ne peut pas prendre pour argent comptant ce qui se dit couramment à propos du roman, qu’il s’agisse de l’opinion commune ou des doctrines savantes, des théories en vogue – le terme « les gens » est ici assez vague pour englober les deux – le journaliste de télé à son émission hebdomadaire aussi bien que Georg Lukacs. Donc, Deleuze fait ici tout naturellement du Foucault, tout comme Foucault, sur cette question, fait du Deleuze. Deuxièmement, vous savez que Deleuze a défini la philosophie comme l’activité consistant à produire, inventer des concepts. Eh bien, c’est exactement ce qu’il fait ici : dans cette brève intervention de neuf minutes, il produit un concept – pas facile à traduire –, celui de « paumé » – le paumé comme personnage clé, figure reine de la littérature – du moins de la littérature occidentale, incluant ici la littérature russe, puisque sa brève intervention s’achève sur l’évocation de Dostoïevski...
C’est cette figure (ce concept) du « paumé » qui va me servir de fil conducteur pour tenter de faire tenir ensemble les trois parties de mon analyse – celle qui concerne le monde français, puis le monde russe, puis, enfin, le monde chinois. Ce que je voudrais montrer, en partant de Deleuze, c’est que la seule façon pour les Lumières de se montrer en acte, dans une époque qui, pour une multitude de raisons, leur est si hostile, c’est de trouver l’énergie de continuer à développer la puissance de la pensée, à l’encontre de tout ce qui travaille activement à l’éteindre.

Pour Deleuze, ce qui « ne va pas » – que l’on doit donc soumettre à une radicale critique et s’exercer à penser tout autrement – c’est l’idée que pour parler du roman, en général, il faut prendre les choses par la fin – ce qui en constituerait en quelque sorte le point d’aboutissement, le stade terminal – L’Etranger de Camus, donc, avec son personnage central suffisamment absent à ses pensées et ses gestes pour commettre un meurtre sans savoir pourquoi. Deleuze déteste ce roman autant qu’il déteste Camus, comme romancier et comme philosophe – mais ce n’est pas la raison première pour laquelle il rejette cette approche du roman « par la fin ».
La raison principale, c’est qu’il ne veut pas d’une approche historiciste du roman, disons, à la Georg Lukacs, une approche dialectique qui voit le développement du roman comme celui d’une substance historique et culturelle, un processus avec un début et une fin, du roman courtois à Camus en passant par l’âge d’or, le roman d’apprentissage, le roman réaliste des XVIIIe et XIXe siècles. C’est cette approche du roman calquée sur la vision hégélienne de la vie des peuples que rejette Deleuze. Et, pour s’en séparer, dit-il, il ne faut plus prendre les choses par le début ou par la fin, il faut les prendre par le milieu. Ce qui suggère deux choses : prendre le roman non pas tant comme histoire que comme milieu, d’une part, et, de l’autre, considérer que si l’on ne peut pas nier que le roman a une histoire, celle-ci serait davantage faite de variations autour d’un motif infiniment repris avec des déplacements plus ou moins marqués que d’une évolution à proprement parler. La proposition, surprenante a priori, qu’avance ici Deleuze, c’est qu’au fond, le roman n’a jamais fait que parler de la même chose, c’est-à-dire, tourner autour des mêmes histoires et, surtout, des mêmes personnages – puisque pour lui, le roman, c’est quand même ça avant tout, des personnages et, j’ajouterais, des personnages qui sont des images toujours susceptibles de s’intensifier, de se densifier au point de devenir des sortes de concepts – d’images-concepts.
L’idée, donc, complètement contre-intuitive pour nous (Occidentaux) qui avons été habitués, à l’école, au lycée, à l’université, à appréhender le roman par chapitres, au fil de son histoire, c’est que, du roman de chevalerie du bas Moyen-Age jusqu’à Dostoïevski ou Samuel Beckett, le roman n’a jamais fait que « tourner » autour de cette même figure – un personnage dont la caractéristique majeure est qu’il est plus ou moins perdu dans le temps et l’espace, qu’il a des problèmes d’orientation, d’identification – aussi bien en rapport avec lui-même qu’avec son territoire. Ce personnage ne va pas tarder à recevoir son nom de baptême – « le paumé ».
Prendre les choses « par le milieu », ce serait donc ça : plutôt que construire un récit qui serait celui de la lente « maturation » du roman qui conduirait progressivement à l’apparition de ces personnages entreprenants, conquérants qui triomphent dans le roman d’apprentissage (Wilhelm Meister) puis dans le roman réaliste du XIXe siècle, de Balzac à Zola, il s’agirait d’identifier une sorte d’invariant qui, à y bien regarder, est perceptible à l’œil nu dès les grands commencements du roman – le roman de chevalerie français ou anglais.
La méthode critique ou bien, dans les mots de Foucault, le courage de la pensée, c’est donc ici ce qui va consister pour Deleuze à prendre complètement à contre-pied une doxa solidement établie, ceci sur un ton si provocateur et en cultivant des paradoxes si énormes que le public s’en trouve immédiatement conquis (on est là, ne l’oublions pas, dans un exercice oral de la philosophie). Mais le but ultime de l’opération, ce n’est évidemment pas de faire rire les étudiants, c’est de les placer dans une disposition où ils vont commencer à voir les choses autrement – à se dire, qu’en effet, on peut penser la question du roman tout autrement que celle qui prévaut dans les livres scolaires ou bien dans une certaine tradition marxiste alors dominante.
« Prendre les choses par le milieu, cela va donc consister pour Deleuze à identifier dans le roman de chevalerie (XIIe-XIIIe siècle) la figure qui constitue le prototype de toutes celles qui vont s’y enchaîner ensuite, dans un jeu de variations infinies – le chevalier errant comme quintessence du personnage « complètement paumé ». Donc une figure que l’on trouverait dès les commencements, sans avoir à attendre Don Quichotte en tant qu’incarnation de la décomposition du monde de la chevalerie – le Moyen Age – une pique directement adressée, ici, à Lukacs et à sa théorie du roman.

Le chevalier errant, donc, entendu comme le type qui dort sur son cheval, appuyé sur sa lance, qui a tout oublié de qui il est, où il est, où il va, « complètement abruti, complètement perdu »... Ce personnage, insiste Deleuze, ce n’est pas chez Cervantes qu’on le trouve, mais d’emblée, dans les romans du cycle courtois, chez Chrétien de Troyes. La première caractéristique du roman, donc, ce serait qu’il est un lieu d’exposition de la désorientation du sujet. Au fond, pour Deleuze, qu’on ait affaire dans le roman courtois à une singularité qui est le chevalier, cela n’a qu’une importance secondaire. Ce qui compte, c’est la capacité qu’a cette figure à se démultiplier, à se déplier, se dupliquer dans la longue durée du roman entendu comme genre. Ce qui compte, c’est que les traits essentiels de ce type absent à lui-même et au monde, on va les retrouver chez tel personnage de Dostoïevski, de Beckett et de tant d’autres. Cette capacité, c’est une puissance qui se répercute de roman en roman, qui traverse les époques, qui se déplace et se transforme tout en demeurant elle-même – et c’est ici, bien sûr, que l’enjeu du personnage comme quasi-concept ou comme image-concept devient sensible – le « paumé » qui parcourt les époques sur son cheval ou bien dans son lit, comme on va le voir bientôt, c’est le personnage de la « reprise » – celui qui se reproduit, se répète, sur le mode de la différence. C’est toujours dans la différence que se manifeste (survient) l’immémorial – ici l’éternel « idiot » – ici un chevalier endormi sur sa monture, là un prince épileptique ou bien encore un handicapé amnésique (Molloy)...
On voit bien ici comment se manifeste, précisément, chez Deleuze, la reprise de la méthode critique telle que nous la plaçons, plus ou moins par convention, sous le signe des Lumières : en brossant nos évidences reçues (à propos du roman) complètement à contre-poil, il nous incite à retrouver dans nos propres références littéraires et culturelles ce qui serait en effet susceptible de compliquer le tableau et d’aller dans le sens de sa lecture novatrice plutôt que de ce à quoi nous adhérons par convention ou habitude. Ce à quoi il nous incite, c’est à nous désorienter nous-mêmes pour retrouver, dans nos propres lectures et souvenirs la trace de cette figure du « paumé » générique, qui est, dans la bouche de Deleuze, quelque chose d’un peu plus compliqué qu’un simple « fou », dans la mesure même où il est irréductible aux conditions de la psychiatrie. Le paumé deleuzien, c’est avant tout le personnage de la désorientation, perdu en lui-même comme dans le monde, dans un état plus ou moins prononcé d’absence ou d’hébétude – en français courant, on dirait aujourd’hui « complètement à l’Ouest », ce qui met l’accent sur l’enjeu de la désorientation : le type « complètement à l’Ouest », c’est celui qui a perdu toute capacité d’orientation, qui ne sait plus identifier les points cardinaux, que le soleil se lève à l’Est, etc.

Telle serait donc la suggestion de Deleuze : le roman, en général, c’est, beaucoup plus qu’un genre littéraire, ce régime d’écriture sous lequel les écrivains, au fil du temps, tentent de saisir un état particulier de la subjectivité humaine – la perte des repères, la confusion mentale, l’absence à soi-même et au monde... – avec les faits et gestes qui s’ensuivent, un régime qui est aussi celui de la reprise perpétuelle, du reenactment ininterrompu de cette figure du « paumé ». Le propos de Deleuze est une invitation à tenter de suivre les déplacements de cette figure, d’un espace culturel à un autre, à défaut de pouvoir en construire, à proprement parler, une généalogie. C’est la raison pour laquelle, à la fin de son intervention, il évoque Dostoïevski et Kafka. Plutôt que mettre exactement mes pas dans les siens, en vous parlant de L’idiot auquel Deleuze fait directement allusion, je voudrais essayer de vous montrer comment la « méthode rhizome » dont Deleuze se fait le promoteur peut faire ses preuves si on l’applique à un autre grand roman russe de la seconde moitié du XIXe siècle – Oblomov, scènes de la vue russe d’Alexandre Gontcharov.
La première chose que je voudrais remarquer, pour montrer comment le personnage d’un roman peut se déplacer vers le concept, c’est qu’Oblomov trouve une dignité particulière, dans l’histoire du roman moderne, du fait que le nom de son personnage principal va se prolonger en un nom commun censé, lui, désigner un état d’esprit et une attitude partagés – l’oblomovisme. Lénine, entre autres, a fait grand usage de ce terme pour stigmatiser l’inertie, la mollesse, la veulerie de la bourgeoisie russe et de ses couches cultivées – les « intellectuels bourgeois ». On parle dans le monde russe d’oblomovisme comme on parle de bovarisme dans le monde français ou francophone. Du fait même de cet effet d’enchaînement, du nom propre sur le substantif, Oblomov, c’est déjà plus qu’une simple singularité, cela tend vers l’idée, sans quitter le terrain de l’immanence – l’oblomovisme est un phénomène bien particulier, qui prend racine dans des conditions culturelles, sociales et politiques particulières, et pas une idée générale et un peu vague, un mot-valise – au même titre exactement que le bovarisme.

Qui est Oblomov ? C’est un barine, un petit noble russe qui vit à St Pétersbourg au début du XIXe siècle, des rentes que lui rapportent ses terres et le travail des serfs qui y sont attachés. Depuis l’enfance, il est servi par un vieux domestique – Zakhar, un serf, lui aussi. Oblomov ne sort pratiquement pas de chez lui et passe le plus clair de son existence au lit. Ce n’est pas seulement qu’il serait, dans des termes courants, paresseux, indolent, nonchalant, passif, etc. Son mal, si l’on peut dire, est beaucoup plus profond, fondamental : ce qui le caractérise en premier lieu, c’est une sorte d’absence perpétuelle qui le prive de toute prise sur les choses – à commencer par sa propre existence. Voici les lignes sur lesquelles s’ouvre le roman : « C’était le matin, et M. Elie Oblomov était au lit, dans son appartement (…) Il avait les yeux gris foncé, mais ses traits accusaient l’absence de toute idée profonde et arrêtée [je souligne, A.B.]. Cet état d’absence perpétuelle, c’est ce qui fait qu’Oblomov flotte dans son existence, comme il flotte dans le caftan turc ou mongol qu’il porte quand il se prélasse à longueur de journées dans son lit dans un état de demi-somnolence ou de rêverie éveillée.
La fatigue et l’ennui sont le grain le plus fin de la condition existentielle d’Oblomov (on dirait familièrement qu’il est « né fatigué »), ce dont l’effet premier est son incapacité d’entreprendre quoi que ce soit (contrairement à son ami Stolz, un Russe d’origine allemande qui est, en tous points, son opposé) et, même, de prendre quelque décision que ce soit. L’indécision perpétuelle est son état naturel.
La parenté de cette figure et son état subjectif avec ceux que croque rapidement Deleuze est frappante. Oblomov n’est pas saisi par le biais de la psychologie mais de la condition existentielle. Or, de ce point de vue, ce qui le caractérise en premier lieu, c’est qu’il est complètement paumé – dans les petites choses comme dans les grandes : incapable de s’intéresser à la situation générale du pays, inapte à la vie sociale, rétif à tout emploi (il travaillait dans une administration, il en a rapidement démissionné), incapable de se défendre des parasites qui tirent parti de sa faiblesse – mais aussi bien tout à fait inapte à faire le moindre pas dans la vie sans le secours de son serviteur.
On peut relever une évidente parenté entre le couple qu’Oblomov forme avec Zakhar et celui que Don Quichotte forme avec Sancho Pança : dans les deux cas, le serviteur est celui qui a la charge de reconduire le maître « perdu dans son rêve » à la réalité – une tâche à peu près impossible à remplir. Dans les deux cas, le maître, perdu dans ses pensées, ses divagations, sa rêverie ou bien enfoncé dans sa somnolence, a perdu ce faisant le fil qui le reliait à son existence dans le monde sensible, en société. Deleuze établit, en sautant par-dessus les siècles, un lien analogique, si ce n’est tout à fait généalogique, entre deux scènes : celle du chevalier qui dort sur son cheval, qui ne s’aperçoit pas qu’il est sur le territoire d’un autre chevalier, qui n’entend pas les sommations qu’on lui adresse, et le personnage de Dostoïevski qui sort de chez lui avec un projet bien arrêté en tête, et qui, sitôt dans la rue, oublie tout et se laisse emporter dans une tout autre direction.
Toutes sortes de scènes du roman de Gontcharov trouvent aisément leur place dans cette série. Dans l’une d’elles, par exemple, Oblomov, couché dans son lit, appelle Zakhar qui, comme d’habitude, somnole dans la pièce voisine, confortablement installé sur le poêle en faïence. Zakhar saute en bas du poêle et se présente dans la chambre du maître. « Que veux-tu ? », lui demande celui-ci. « Mais vous m’avez appelé... », répond Zakahr. « Moi, je t’ai appelé ? Pourquoi t’ai-je appelé ? Je l’ai oublié, dit Elie en s’étirant. Va un moment chez toi, je tâcherai de me souvenir... ». On a là typiquement la conduite erratique du type qui n’en finit pas de « perdre le fil » de ses pensées et de sa vie – le « paumé ». Dans une autre scène, Oblomov appelle Zakhar à cor et à cri parce qu’il a perdu son mouchoir. Zakhar cherche le mouchoir partout, retourne tout dans la chambre et, pour finir, il s’avère qu’Oblomov était simplement couché dessus...
Chaque fois qu’il lui faudrait affronter un problème réel – déménager, se soucier de ses revenus (il se fait visiblement escroquer par l’intendant qui s’occupe de la gestion de ses terres), il s’évade dans une rêverie qui, généralement, se parachève en assoupissement. Il est totalement apraxique, le champion de la procrastination – qu’il s’agisse de se lever pour se laver, de sortir de chez lui ou de se marier. C’est que cet état d’enfermement, de torpeur, de passivité absolue est, pour lui, comme sans doute pour le chevalier « catatonique » et le prince de Dostoievski cuirassé dans son « innocence » que les gens « normaux » voient comme une forme d’idiotie, une condition immunitaire qui, au fond, procure bien des satisfactions – elle le dés-expose entièrement, comme s’il n’était jamais sorti du ventre de sa mère. C’est bien ce que Gontcharov suggère, d’ailleurs dans le fameux passage où Oblomov revoit en rêve toute son enfance à la campagne – c’est de là que lui vient ce que l’auteur appelle sa « paresse primordiale » qui est le fond de son incapacité de toujours à donner un sens ou une orientation à sa vie.

Ce énième rebond des Lumières que constitue la suggestion faite par Deleuze de « prendre les choses par le milieu » consiste au fond, pour emprunter les termes de l’essai qu’il a écrit avec Félix Guattari sur Kafka, à se tourner vers un mode mineur de la littérature, là où l’on ne va pas tant rencontrer des conquérants prêts à affronter toutes les épreuves, des héros positifs équipés pour surmonter toutes les figures du négatif, mais bien plutôt toute une séquelle infinie de perdants, de vaincus, de marginaux, de déprimés, de fous, de plébéiens, de bohèmes... En d’autres termes, la posture adoptée par Deleuze ne consiste pas à adopter un ton de diseur de vérité prenant la parole pour révoquer l’erreur et les mauvaises lectures, mais plutôt à prendre les choses autrement et inciter ceux qui l’écoutent à faire de même, c’est-à-dire à lire la littérature selon un autre pli (une notion fondamentale chez Deleuze) qu’on ne le fait autrement. Il ne s’agit pas de réfuter, récuser le faux, mais bien de changer d’orientation, de perspective, en mettant en place un autre dispositif de lecture et d’examen.
De cette façon, ce sont d’autres paysages, d’autres perspectives, d’autres pistes qui s’y découvriront. Changeons de pli – et nous verrons les choses tout différemment... Prenez un roman comme Jacques le fataliste de Diderot : en mode majeur, vous y verrez bien sûr le pur et simple esprit des Lumières entendu comme l’éloge de la Bildung, la formation de l’individu et le façonnage de sa raison au fil de la dureté du réel qu’il affronte et des épreuves qu’il surmonte – ce message de progrès, d’optimisme, cet éloge de l’intelligence humaine – ce type de généralités... Mais si vous prenez le roman de Diderot sous l’angle du mineur, alors, c’est un tableau bien différent qui se dégage : Jacques, c’est avant tout le plébéien (le serviteur) aux prises avec le maître, c’est non pas l’intelligence du monde en général, mais bien l’intelligence de ceux d’en bas, l’intelligence du quelconque, confrontée à la présomption et à l’apraxie fondamentale du maître – encore un « paumé » à sa manière, encore un qui s’endort au mauvais moment – pour se faire voler son cheval.
On pourrait tout aussi bien prendre Les Misérables, la « mère » de tous les romans modernes, sous cet angle : en mode majeur, sous un angle, disons, hégélien, c’est le pur et simple éloge de la relève (Aufhebung), du négatif surmonté et retourné en son contraire. En mode mineur, c’est-à-dire, pour faire vite, benjaminien, c’est le char des vainqueurs qui passe sur le corps des vaincus, de ceux que l’Histoire immémoriale et les lois d’airain de l’ordre ont marqués au fer rouge – le galérien...

Le changement de pli, c’est ce qui va nous permettre d’agencer un autre récit, une autre façon de « parler du roman » – un « contre-récit », si l’on veut et qui, en s’amorçant sur ce mode mineur, va pouvoir prendre peu à peu de l’épaisseur en faisant remonter à la surface tout ce que la modalité hégémonique du récit avait réduit au silence – le roman d’apprentissage comme horizon indépassable et couronnement de l’auto-développement (la genèse) du roman dans son histoire propre. Voici donc que nous reviennent en mémoire pêle-mêle les monstres des romans de Sade, la bohème de Murger, et le « pauvre Gaspard » (Kaspar Hauser) de Wassermann... Et Emma, la pauvre « héroïne », par antiphrase, de Flaubert, somme de toutes ses frustrations ? Pas un peu à l’Ouest, dans son bocage normand, elle aussi ?
S’amorce ainsi une litanie qui, au fur et à mesure qu’elle enfle, ouvre des brèches dans le récit dominant et met à mal le mode majeur... Prenez, bien avant que les personnages du roman deviennent évanescents comme chez Beckett ou flous, flottants, comme dans le Nouveau roman, ce qui, dans la première moitié du 20ème siècle français est considéré comme une sorte de point d’aboutissement de la tradition réaliste incarnée par Balzac et Zola – Les Thibault de Roger Martin du Gard : deux lignes de vie brisées, abîmées sur le récif d’une Histoire déréglée, apocalyptique, deux frères de bonne souche et qui, chacun à sa manière, perd le fil de sa vie dans les méandres de cette histoire devenue folle. Deux « idiots », entendus comme dupes intégrales, de la catastrophe qui s’est abattue sur l’Europe en août 1914, sans crier gare...

Ce que suggère Deleuze, c’est que l’approche historiciste, organiciste, progressiste, humaniste du roman repose sur un faux-semblant : l’idée que le personnage-clé du roman, s’affirmant de plus en plus distinctement au fur et à mesure que l’on s’approche de l’âge d’or du roman, c’est le conquérant, celui qui va s’emparer du monde et qui, pour ce faire, se doit d’avoir les deux pieds solidement campés dans la réalité – Rastignac, pour faire simple, ou bien alors Bel-Ami... L’idée de Deleuze, si on la déplie un peu, ce serait que d’une façon ou d’une autre, le personnage du roman, c’est toujours et avant tout un type qui est perdu dans un rêve, emporté ou englouti par un rêve. C’est que, bien sûr, il y a toutes sortes de rêves, y compris chez Oblomov – des rêves surgis au plus profond du sommeil, des rêveries éveillées, l’esprit qui dérive et divague au gré d’un état de somnolence, des rêves au sens de vagues velléités conçues dans un état de passivité extrême, etc. En suivant la piste deleuzienne, on trouverait sans faire beaucoup d’efforts qu’en effet, le rêve est le fil conducteur de plus d’un récit... Julien Sorel qui dort d’un sommeil sans rêve la nuit précédant son exécution est un jeune homme ambitieux qu’anime de tout en bout un rêve de grandeur un peu pathétique (l’affinité qu’il cultive avec Napoléon...), Des Esseintes, le personnage du roman « décadent » de J. K. Huysmans, (A Rebours) qui fait dans sa tête un grand voyage sans bouger de ses lieux familiers à Paris et en revient tout aussi content que s’il avait traversé la moitié de la Terre... et puis, dans une sorte de stade terminal, le devenir spectral (Derrida) du personnage du roman, chez Kafka ou Hermann Broch – ce n’est sans doute pas pour rien que l’un des grands ouvrages de ce dernier s’appelle Les Somnambules...
Dans le recueil d’essais d’Emile Zola sur la littérature, titré Le roman expérimental (le titre n’est pas de lui), l’auteur de La Bête humaine soutient que toute une partie de l’œuvre de Balzac est purement et simplement jetée sur le papier sous l’effet de fantasmagories, l’auteur y écrit dans la condition d’un « rêveur éveillé ». Voici donc que celui-là même qui est supposé avoir porté le grand réalisme classique sur ses fonts baptismaux se fait traiter par son successeur en titre de « rêveur éveillé »...

En résumé, ce que la « méthode fourmi » de Deleuze fait apparaître, c’est que, sous le personnage familier de l’entreprise, de l’édification et de la conquête, « somnole » une autre figure, moins visible, moins éclatante, moins bruyante – mais pas moins insistante, le gars qui rêve, qui s’égare, qui fait défection – le « paumé ». La méthode de Deleuze consiste en somme à « soulever le coin du tapis » de la modernité pour faire apparaître ces figures minoritaires qui se trouvent cachées – en dessous... Ce qui a pour effet de faire apparaître qu’après tout, le minoritaire n’est peut-être pas si minoritaire que ça : retournez le tapis, et vous aller voir surgir toute cette vie dérobée qu’ignorent ceux qui se contentent de gloser sur les couleurs et les motifs du tapis. Prenez Melville – Achab, emporté par son rêve de vindicte et qui poursuit la baleine blanche en somnambule ; T. E. Lawrence, poursuivant dans les sables du désert d’Arabie son impossible rêve de grandeur et de pureté – Les sept piliers de la sagesse... Et Proust, lui aussi bien calé entre ses oreillers, et Kafka, si appliqué à inventer un régime d’écriture calqué sur le rêve...
Le « il y a quelque chose qui ne va pas » de Deleuze entraîne progressivement l’effondrement d’un récit légitimé vermoulu et débouche sur l’avènement d’un concept qui émerge, précisément, non pas dans la gloire et la majesté du Concept, mais vient à nous en guenilles, comme Ulysse déguisé en mendiant – un concept « plébéien », un concept « gueux » plutôt que Roi – « le paumé », l’ « idiot ».

Et la Chine, dans tout ça ? Là, il me faut prendre un risque, faire un pari, puisque la géo-philosophie du roman de Deleuze ne franchit pas l’Oural ni le Bosphore – elle est rigoureusement européenne, occidentale. Un pas qu’il me faut donc franchir, à mes risques et périls – voilà, c’est fait, j’enjambe l’Oural, je saute par-dessus le Bosphore, j’avance, j’avance, en somnambule, comme Don Quichotte sur son cheval et, au bout d’un moment, qu’est-ce que je rencontre sur mon chemin – des paysans avec des chapeaux coniques, des gens qui mangent avec des baguettes, des drapeaux rouges au fronton des édifices – je comprends que je suis en Chine. Je suis fatigué, j’ai envie de m’asseoir quelque part, je regarde autour de moi, je vois un vieux cinéma dont les lumières clignotent, j’entre, les lumières s’éteignent, la projection commence. Je déchiffre le titre du film, ni trop vieux ni trop neuf : Fenyang – Pickpocket, en français, film de Jia Zhang-ke, 1997, cinéaste bien connu appartenant à la sixième génération du cinéma chinois.

Ici, il me faut ouvrir une petite parenthèse : le cinéma, selon l’idée que je m’en fais, me semble avoir largement pris la relève de la littérature dans la production de personnages-concepts, et la formation d’une communauté de lecteurs/spectateurs assemblés autour de ces personnages et de leur histoire telle que la relate le film. Les films, du moins ceux qui ne sont pas de purs produits industriels, promus par les industries culturelles, sont des « lettres » adressées aux spectateurs par ceux qui les font, au même titre que l’étaient les romans au public lecteur, aux XVIIIe, XIXe, et encore pour un bonne part au XXe, siècles. Le cinéma prend progressivement la relève dans le cours de la seconde moitié du XXe siècle et il semblerait bien que quelque chose encore soit en train de prendre la relève aujourd’hui... Tout ça pour dire que je me sens bien fondé, de ce point de vue, à parler de Xiao Wu, le personnage central du film de Jia Zhang-ke, au même titre exactement que d’Oblomov ou du Chevalier à la Charrette – comme un paumé au sens deleuzien du terme.

Xiao Wu est un paumé : comme il ne semble rien savoir faire de sa tête, qu’il est sans emploi ni qualification, il dirige une bande de jeunes pickpockets dans la petite ville du Shanxi qu’il habite. Il est perdu dans son époque : tandis que ses anciens copains profitent de l’ouverture économique qui accompagne la restitution de Hong Kong à la Chine pour monter des business lucratifs, il végète, traîne dans les rues en fumant des cigarettes à la chaîne, le regard vaguement égaré derrière ses lunettes à grosse monture qui lui donnent un vague air de faux intellectuel. Humilié qu’un de ces nouveaux riches, jadis son alter ego, ait sciemment négligé de l’inviter à son mariage, il erre comme une âme en peine, ressassant son amertume, ivre de vengeance. Il fait les poches des passants, garde l’argent et s’amuse à narguer la police en lui restituant les cartes d’identité. C’est le gars qui rate toutes les occasions et qui voit toutes les portes de la vie se refermer devant lui, une à une : ses parents, des paysans pauvres le chassent de la maison familiale, l’amour pourrait le sauver, lui offrir une bifurcation salutaire – mais le voilà amoureux d’une petite entraîneuse qui n’a rien à faire d’un looser de son espèce... Absolument sans orientation dans le présent, comme l’indique l’agitation spasmodique de sa tête (Wang Hongwei, prodigieux acteur amateur...), il va dans sa ville errant comme le chevalier endormi de Deleuze. Il est juste assez présent à sa propre vie pour se décrire lui-même comme un pauvre type, un bon à rien. Pas seulement un « raté » « inadapté » qui regarde passer les trains de la nouvelle époque, et qui, à ce titre, serait aussi bien ce que Walter Benjamin appelle un « vaincu de l’histoire »). Ce qui voue sa propre histoire à mal finir, tant il est « hors sol », complètement « à côté de ses pompes » : il se fait prendre en flagrant délit de chapardage, les passants l’observent comme une bête curieuse menotté à un poteau électrique, en attendant une suite infiniment prévisible – fin du film.

Il y a chez Xiao Wu une sorte d’innocence primordiale, une fragilité, une irréalisable envie d’être « bon », une souffrance de tous les instants qui font de lui un proche parent de l’idiot de Dostoïevski – un personnage qui, vous le savez, a migré vers l’Asie orientale par la grâce d’un superbe film d’Akira Kurosawa – beaucoup plus qu’une « adaptation » du roman russe, une « reprise » dans le sens énoncé plus haut. Et l’on discerne chez lui aussi une espèce d’hébétude, d’état parfois presque narcotique, qui établit de solides affinités électives avec le chevalier errant de Deleuze qui, comme lui, s’en va « droit dans le mur »...

Voilà – la boucle est bouclée, je me suis efforcé de répondre à la commande, puisque commande il y avait, tout en tentant de jouer un peu sur ses limites, en cherchant un peu des lignes de fuite. Vous imaginez bien que tout éloge des Lumières en bonne et due forme est exposé au risque de tourner au discours de commémoration, et rien ne ressemble plus ici à un discours de commémoration qu’un discours d’enterrement. C’est ainsi qu’on en arrive souvent, en voulant célébrer les Lumières, à produire l’effet exactement inverse – les ensevelir sous les fleurs et les guirlandes.
Ce que je voulais à tout prix éviter – d’où ce déplacement un peu osé du côté de la verve de Deleuze, de son humour, de sa superbe ironie.

Alain Brossat