Mon pote le libraire

, par Andreas Flop


« Seul est supportable le savoir de ceux qui ne rendent pas honneur à la mort »
Elias Canetti

– C’est ton tour, dit Elvis en tendant le pétard à N.

N. aspira une longue bouffée, bloqua sa respiration, mimant l’extase, en vrai bouffon. Puis, ayant rejeté vers le plafond un épais nuage de fumée, il se lança :

J’avais un pote libraire, ça fait pas mal de temps, déjà. Le pauvre, il galérait en province - une petite ville en pleine débine, près de la frontière allemande. Les fins de mois étaient rudes - mais il s’accrochait, organisant régulièrement des soirées poésie qu’annonçait un entrefilet dans L’Est republicain, lançant des concours de nouvelles, invitant, de temps à autre, un écrivain rare qu’il hébergeait sur un canapé... et, surtout, surtout, ne vendant que les livres de son choix, envoyant sur les roses les amateurs de Wellbek, les dames entre deux âges et en quête du roman de Justine-comment-déjà, son-nom-m’échappe... - vous savez bien, la petite jeune femme qui est passée hier soir tard à la télé et qui parlait si bien de son divorce...
Il tirait le diable par la queue, mon pote, éludait quand ses amis l’encourageait à demander une subvention à la Région (« paperasses, paperasses... »), virait les représentants des usines à livres, traitait directement avec les vrais, les bons, les micro-éditeurs obtenait de larges délais de paiement, jonglait avec sa comptabilité, se coupait avec le cutter en ouvrant les paquets, renvoyait les invendus le cœur gros, ne partait jamais en week-end, en vacances, n’avait ni femme ni enfants - juste un gros chat rayé dans les deux sens et nommé Jupien – mais il était heureux. « Je fais c’qui m’va, j’suis dans ma vie », me répétait-il rituellement, lorsque je passais dans le coin et que nous nous retrouvions au P’tit Barrès, autour d’un pot de Gris de Toul, « je fais ce que j’aime - quesse tu veux d’plus... ? », le tout énoncé du ton de la plus parfaite évidence et souligné de son puissant accent des confins...

N’ayant rien à objecter ni à rétorquer, je me contentais d’acquiescer avant de reprendre mes tours – j’étais l’imprésario de Baschung et Patricia Kas, à l’époque...

– Encore un bobard, lâcha Dritan dans un soupir...

Et puis un jour, reprit N., ignorant l’interruption avec un haussement d’épaule, il lui est arrivé un truc extraordinaire, inconcevable, un truc qu’arrive jamais – un héritage venu de l’autre monde, une grande tante dont il avait oublié jusqu’à l’existence (cela faisait des décennies qu’il avait rompu toute attache avec sa famille) et dont il se trouvait être le seul héritier... Des maisons, des forêts, un manoir, une usine de lingerie fine, des voitures de collection, et, comble d’ironie, un atelier de restauration de livres anciens, une imprimerie d’ouvrages d’art...
Eh bien, vous savez ce qu’il a fait, mon copain ?

– On va pas tarder à le savoir, lâcha Julian, d’un ton goguenard...

– Tiens, repasse-moi plutôt le joint, plutôt que dire des conneries !, l’apostropha N. d’un ton jovial. Puis, ayant à nouveau tiré une longue biffe et mimé une manière de râle voluptueux, il enchaîna d’un ton ragaillardi :
 « Eh bien, il a tout vendu, mon pote, tout, rien gardé, pas même la Porsche, un modèle décapotable ultra-rare, revendu un salopard d’émir pétrolier, pour une somme astronomique ! Et quand son banquier (la plaie, mais inévitable en pareil cas) a prononcé le chiffre fatidique, le bénéfice résultant de la liquidation de tous ces biens mobiliers et immobiliers, il a senti le sol se dérober sous ses pas, mon pote - tous ces zéros qui lui tournaient autour de la tête, comme un essaim de guêpes !

Le banquier, bien sûr, a commencé à faire miroiter toutes sortes de placements juteux, du Total, de l’autoroute machin, du nickel, du zinc, du chrome, des métaux rares et précieux, des mines en RDC, en Bolivie, en Afrique du Sud ! Mon copain l’a arrêté tout de suite : « mettez tout sur le compte courant ! Ça va faire long feu ! ».
Et, tandis que le type lui lançait un regard incrédule, il a entrepris de lui expliquer tranquillement le sens de l’expression « faire long feu », souvent mise cul par dessus tête (« ne pas faire long feu »), ceci tout en insinuant que la suite des événements pourrait tout aussi bien l’éclairer (sic) sous un jour nouveau ...

– Abrège et fais tourner le pète, intima Artan d’un ton lugubre.

– Écoute donc la suite, au lieu de la ramener, pisse-vinaigre !, répliqua N. allègrement... Et, là, donc, vous savez ce qu’il a fait, mon pote... ? Il a fait ni une ni deux, et commandé un gros poêle Godin (marque déposée) en fonte, le plus cher qu’il a pu trouver sur internet, flambant neuf, évidemment, le cas de le dire, hein ! Et il l’a fait installer au beau milieu de la librairie, avec un gros tuyau qui s’échappait vers le plafond, même que les ouvriers ils en ont drôlement bavé pour arranger tout ça.
« Bon, on va enfin pouvoir se débarrasser de ces convecteurs qui ne chauffent rien ! », a-t-il alors lancé à sa maigre cohorte de fidèles, attirée par l’agitation. Fini de se les geler en hiver ! (et c’est vrai : ils sont interminables et rudes, les hivers, dans cette petite Sibérie lorraine et les soirées poésie ne parvenaient à leur terme, en cette saison, qu’à grand renfort de grogs bien tassés...).

– Et alors ?, fit Blerim d’un ton rogue en tirant vainement sur le mégot éteint.

– Alors voilà, enchaîna N. d’un ton triomphant : le con, voilà qu’il se met à commander des centaines de « livres de la rentrée », de ces croûtes promises à un prix ou l’autre, de pleines brassées de toute cette camelote dont sont faits les événements littéraires célébrés par la presse mercenaire, et puis encore, à chaque office, sans faiblesse et au quintal, toute la pacotille qui se vante sur les ondes, les plateaux de télé, les réseaux mon cul et le reste...
Et tous les matins que Dieu fait, à pied d’œuvre dès le lever du jour dans sa boutique , il était là à s’activer, histoire de bien commencer sa journée à vider le poêle de ses cendres, réduire un gros Michel Serres (Pierre Legendre ?) en lambeaux, jeter une allumette dans le foyer et voir, avec une joie toute enfantine, la flamme claire s’élever dans le corps généreux du bon gros Godin... Une douce chaleur ne tardait pas à se répandre dans la librairie, attirant pêle-mêle (tandis qu’il gelait à pierre fendre dehors), retraités désœuvrés, précaires de tout poil, oisifs, ménagères sur le chemin du marché, profs du lycée voisin entre deux cours, et même, venus en voisins, quelques Allemands frontaliers et lecteurs de LundiMatin dans le texte. Tout ce beau monde faisait cercle autour du poêle grondant et rougeoyant, tendant les mains vers la flamme gourmande, se disputant l’honneur de le recharger périodiquement du dernier Sollers ou de quelque épais (autant qu’inepte) Boucheron, prélevé sur le dessus de la pile ...
Les amis d’outre-Rhin qui, depuis toujours, répugnent à radiner en Lorraine les mains vides, avaient pris l’habitude de se munir d’un assortiment de Leberwurst et autres Delikatessen sarroises qui, débitées en fines tranches et cuites directement sur la fonte brûlante, régalaient la compagnie tandis que mon pote entreprenait, pour la centième fois, la lecture à voix haute des plus belles pages de Michael Kohlhaas ou, aussi bien encore, Benito Cereno, Le nègre du narcisse... Mais gare à qui s’aventurerait à feuilleter le dernier numéro de Temps critiques les doigts pleins de graisse !

– Y’a plus rien à fumer ?, s’enquit la petite Bletra, brusquement réveillée en sursaut.

– Et maintenant, vous voulez que je vous dire combien de temps il lui a fallu pour tout claquer, à mon pote, et à ce régime-là ?

– On s’en fout un peu, fit Kutjim, ce qu’on veut, c’est un autre pète – et à boire : tu l’as planquée où, la bouteille de rakia ?

– De toute façon, je vais te dire, renchérit Elvis : elle est nazie, ton histoire, c’est les nazis qui brûlent les livres !

– Ah, celle-là, je l’attendais !, éclata N., triomphant. Eh bien, c’est moi qui vais te dire : t’es complètement hors sujet, mon pauvre Elvis ! D’abord, la différence entre mon pote et les nazis, c’est que les premiers brûlaient de préférence de bons livres tandis que lui, c’est rien qu’avec des mauvais qu’il se chauffait, rien que des mauvais, pas tous les mauvais, évidemment, il aurait fallu un million de poêles comme le sien pour ça... Et puis ensuite, les gens qui détruisent les livres, à la tonne, par les temps qui courent, les bons et les mauvais, sans distinction, qui les réduisent en confettis pour en faire de la pâte à papier et par la suite pour imprimer des mauvais livres, encore et toujours, eh bien, c’est les mêmes qui les fabriquent, les livres – les éditeurs, les rois du pilon. Il n’y a pas de honte à se chauffer avec un mauvais livre – ça pollue moins que l’anthracite... Mais il y a sûrement honte à fabriquer des mauvais livres-marchandises pour en faire des confettis et de la pâte à papier, ça oui...

– J’ai une idée, dit Dritan : je vais aller faire un tour chez le vieux Sali, histoire de voir s’il aurait pas un pétard à nous passer...

– Riche idée, acquiesça Julian, pendant ce temps-là, on va tâcher de retrouver la bouteille...

– Finalement, conclut sobrement Kutjim, elle était nulle ton histoire... Et il est devenu quoi, ton pote ?

– Sais pas, fit N. soudain songeur. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il tenait une échoppe de kebabs, à Sarreguemines...

– Bon, moi j’en ai une meilleure, plus marrante, lança Blerta, tout à fait réveillée. Vous m’écoutez ?

– Bon, j’monte me coucher, soupira Blerim – assez entendu de conneries pour aujourd’hui...

– Non, attends, j’me rappelle où est la bouteille...

(etc.)