Au-delà du désir de soulèvement

, par Alain Brossat, Alain Naze


« O homme, admire la baleine, prends modèle sur elle ! Toi aussi conserve ta chaleur au sein des glaces. Toi aussi, sache vivre en ce monde, sans être de ce monde ».
Herman Melville, Moby Dick

Dans le texte précédent (« Confiner la bêtise épaisse et gluante de nos gouvernants »), nous avons mis l’accent sur les facteurs de désorientation qu’a accentués le surgissement de l’épidémie de covid 19 – désorientation qui exerce ses effets bien au-delà de ce qui saute immédiatement aux yeux : la faillite des gouvernants à l’épreuve de cette crise, celle-ci ne faisant que confirmer une nullité et une malfaisance qui s’étaient déjà affichées lors des épisodes précédents (Gilets Jaunes, réforme des retraites).
Désorientation : nous voyons, à l’occasion de l’épidémie, surgir un certain nombre de problèmes (ou s’épaissir les traits de ces derniers), nous pouvons tenter de les déplier, de les exposer – mais rapidement, nous tombons sur une aporie – le chemin se perd, il « ne mène nulle part ». C’est autre chose qu’une impasse : quand on se retrouve acculé au fond d’une impasse, on peut toujours se retourner, sortir son couteau de sa poche et jouer son va-tout. Dans le cas présent, c’est différent : on avançait, on « raisonnait » – et puis plus moyen d’avancer – à l’évidence, pas de solution, un mur de broussailles, inextricable. On peut toujours faire demi-tour, évidemment, mais alors à quoi bon avoir fait tout ce chemin ? Si la méthode (methodos, comme recherche d’une voie) conduit à une aporie (aporos, comme le difficile, l’impraticable ; aporia, comme le non-passage), on doit en tenir compte, en envisageant son éventuelle fécondité, et approfondir le cheminement, au lieu de rebrousser chemin. Reprenons donc la réflexion.
Les apories que nous avons relevées portent sur les incohérences, les inconsistances et les failles du régime de la démocratie contemporaine. Face à ce type de crise majeure dont on peut augurer qu’il va se multiplier dans les temps à venir, la démocratie ne peut se suspendre elle-même, alors-même qu’elle est incapable, à l’évidence, d’affronter le péril sans mettre à mal ce qui constitue son fondement même, d’un point de vue formel, mais aussi institutionnel. Il lui faut donc agir en parfaite contradiction avec elle-même – en intégrant des dispositions, des procédures, des décisions et des façons de faire qui non seulement sont « contraires à ses principes », mais qui minent son socle même – sa légitimité, ses institutions ; qui sapent la qualité démocratique même de la relation entre gouvernants et gouvernés. Cette qualité démocratique telle qu’elle s’entend elle-même, encore une fois, non pas telle que nous, auteurs de cet article, la prendrions pour argent comptant...
Les démocraties libérales n’affrontent les menaces vitales du type de la pandémie qu’en introduisant dans leurs pratiques des éléments « auto-immunes » qui sont autant de menaces pour leur intégrité. Elles se contaminent elles-mêmes et se mettent à ressembler par bien des traits à ce qui est supposé être leur contraire – des régimes autoritaires, des dictatures, des autocraties. Sur ce point, nous intégrons tout à fait la remarque d’Ali Kebir, enrichissant et précisant notre approche de cette auto-négation des régimes démocratiques : à envisager spécifiquement la démocratie comme « technologie de pouvoir », on peut apercevoir que c’est aussi sur ce versant que les régimes démocratiques travaillent eux-mêmes à leur propre mort. Gouvernement et discipline des conduites doivent en effet être envisagés de concert, comme indice du fait que les libertés individuelles « ne sont pas seulement dissoutes comme telles [là est le versant gouvernemental], mais réutilisées à l’intérieur de dispositifs participatifs-communicationnels de contrôle des populations et de majoration de leurs forces » [1].

Ici, l’analyse échoue à continuer d’avancer en proposant une « solution » ou en dessinant clairement une « ligne de fuite » hors de ce cercle vicieux. Les démocraties ne peuvent pas sauter par-dessus leur ombre, ce sont donc les faillis, les incompétents eux-mêmes, ceux qui n’ont pas su anticiper sur la crise, mettre en œuvre le principe de précaution destiné à empêcher que celle-ci prenne la tournure catastrophique que l’on a connue, c’est à ceux-là mêmes que revient par défaut la tâche d’organiser la « guerre » contre ce désastre. Pas moyen de les virer pour les remplacer sur le champ par un comité exécutif composé de personnes compétentes et vertueuses auxquelles serait confié l’exercice de pouvoirs étendus avec l’assentiment du peuple assemblé, unanime. Impossible bifurcation vers un suspens légitime et indiscutable du temps de la démocratie, avec ses appareils, ses pesanteurs, ses professionnels... Ce qui, dans ce type de situation, « sauve » le régime démocratique de bien paradoxale manière, c’est sa force d’inertie – dans le temps de l’incapacité démontrée de ses dirigeants à mettre en œuvre les moyens adéquats face au coup dur qu’ils n’ont pas su anticiper, c’est son aptitude à continuer son chemin en ingérant le poison de l’exception qui assure non pas son salut, mais, plus modiquement, sa non-disparition sur un mode plus ou moins apocalyptique ou calamiteux. La démocratie, en ce sens, ne résout jamais ses contradictions, elle les « dialectise » en les diluant dans le cours du temps qui jamais ne s’interrompt, elle ne résout rien, elle se contente de durer – pour autant que rien ne vient interrompre son parcours – désastreux pour ceux qu’elle tient sous sa coupe, en l’occurrence.

L’une des questions sur lesquelles nous ne cessons de buter est la suivante : nous voyons sans cesse apparaître sur les écrans du présent des « nouvelles » qui apportent de l’eau au moulin du dégagisme le plus rudimentaire, le plus sauvage, immodéré. Lorsqu’on voit surgir le genre de bavure policière qui s’est produite le 18 avril à Villeneuve-la-Garenne ; lorsqu’il faut lire The Guardian plutôt que Le Monde pour être informé des incidents entre jeunes et policiers qui ont suivi dans tout le pays tout entier, lorsqu’on apprend qu’en pleine épidémie les juges continuent à expédier les procès en flagrance à belle allure, en l’absence d’avocats, bien souvent, et à remplir les prisons ; lorsque l’on constate que les masques, bientôt obligatoires, au moins dans certaines circonstances, ne sont toujours pas disponibles en pharmacie ; que le mensonge d’Etat est partout et la justice sanitaire (un traitement égal pour tous face à l’épidémie, dans toutes ses conséquences) nulle part, etc. – on en vient tout naturellement à se dire que, oui, décidément, la colère est bonne conseillère et que toute perspective de redressement pièce par pièce, progressif, inspiré par un esprit de réforme constructif et éclairé, tout espoir de réparation d’institutions gangrénées jusqu’à l’os comme la police et la justice, incluant son prolongement pénitentiaire, toute perspective gradualiste de cet ordre est vaine et irréaliste. De même, plus généralement, pour ce qui concerne la forme, l’absence de qualité du gouvernement des vivants : aucun espoir, tant que « ces gens-là », cette engeance-là, seront aux affaires que la relation entre gouvernants et gouvernés retrouve figure humaine, redevienne, par quelque biais, acceptable, tolérable pour le peuple ordinaire.
Il est donc important de porter au jour ce que peut être le sens philosophique et politique du dégagisme de la masse (pas celui de rhéteurs à la Mélenchon ou Marine qui sont de la même eau que ce qu’ils appellent à dégager), un dégagisme populaire entendu comme sentiment ou affect nourri par l’expérience que font les gens de l’action des élites gouvernementales, des appareils de pouvoir. Ce que suggère puissamment l’affect dégagiste, c’est donc que des aménagements, des réformes partielles, des renouvellements limités et graduels qui respectent l’ordre des choses, des mesures réparatrices, des compromis constructifs, etc. – rien de tout cela, dans l’état de dégradation du gouvernement des vivants où l’on est tombé n’est susceptible de redresser le cours des choses ni d’impulser quelque tournant décisif que ce soit.
Ce que, par conséquent, « enveloppe » le dégagisme élémentaire (sur le modèle argentin – « qu’ils partent tous et qu’il n’en reste pas un seul ! »), c’est un désir de soulèvement, comme cela est très clairement apparu pendant le mouvement des Gilets Jaunes. Tant il est évident qu’ « ils » ne partiront pas à moins qu’ « on » ne les y force.

Ce que ce désir « enveloppe » à son tour, c’est bien, quand même, une idée qui a un sens stratégique. Une idée fondée sur l’expérience partagée par des millions de gens : le « dialogue social », c’est une duperie, c’est l’enfumage perpétuel, cela fait des années, voire des décennies que cela ne nous a rien permis de gagner – tout au contraire : le « dialogue social », c’est, pour nous, la machine à perdre – plus on discute, plus on perd. L’expérience partagée, c’est donc que le temps des luttes encadrées destinées à gagner des droits, améliorer des positions, bénéficier de nouveaux « acquis », ce temps est révolu, comme âge historique. Le temps passant, tout le monde a pu se convaincre que ce qui est en jeu ici n’est pas une affaire de conjoncture défavorable passagère mais bien de changement d’époque. C’est donc bien qu’il faut changer de paradigme de la lutte collective. On voit assez clairement ce qui est mort – mais quant à faire apparaître les contours de ce que serait un nouveau paradigme de la lutte susceptible de sortir du temps des défaites – c’est une autre affaire...
Dans tous les cas, ce qui revient au premier plan, c’est l’idée, qui est plutôt une sorte d’image, de bouillonnement, de signal selon laquelle il n’y a plus rien à attendre ni de la négociation, ni de l’esprit de réforme, qu’il faut abandonner quelque espoir que toute concertation avec les gouvernants ou les détenteurs du pouvoir économique puisse déboucher sur des conquêtes partielles ni même permettre de conserver les acquis. En d’autres termes, on passe d’un paradigme fondé sur la figure de la complémentarité conflictuelle – où les adversaires se reconnaissent mutuellement en s’affrontant sur un mode discursif plutôt que violent – à un autre qui ressemble de plus en plus à la guerre. Dans la foulée, les dispositions qui naguère soutenaient ceux dont le métier était de négocier (au nom des salariés), la modération et ce « réalisme » portant au compromis sont récusés au profit de l’intuition selon laquelle l’époque et les impasses qui s’y constatent appellent des moyens radicaux, et des solutions globales aussi.
Mais le problème est précisément que plus cette intention se fraie son chemin dans la tête des gens, moins se dégagent la perspective, le chemin qui permettraient d’y conduire. Demeure donc, cet affect passablement indéfini du soulèvement – qui rassemble et l’aspiration à la radicalité et le désir de bouleversements globaux – et que l’on sent monter. La perspective indéterminée d’un soulèvement populaire est perçue plus ou moins intensément comme la seule alternative à ce qui apparaît comme le débouché programmé de la crise générale de la faculté de gouverner des élites politiques : l’arrivée aux affaires d’une relève dont les affinités directes avec le fascisme (quand bien même elles ne seraient pas ou plus revendiquées) se voient à l’œil nu.
C’est précisément dans cette configuration où lui seul peut écarter cette perspective que le soulèvement populaire peut trouver une légitimité ; là où les partisans de cette politique du moindre mal qui, successivement, ont hissé sur le pavois Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron en vue de « faire barrage » au clan Le Pen ont si manifestement créé les conditions d’une victoire, in fine, de Marine en 2022.
Seule la dynamique d’un soulèvement populaire, quelle qu’en soient la forme, les modalités et la durée est susceptible de rassembler, dans son mouvement, sur sa lancée, un bloc social et de composer une force politique capable d’enrayer la formation d’un bloc à vocation hégémonique, agrégé autour de slogans réactifs et mortifères – xénophobes, mixophobes, néo-nationalistes, identitaires, protectionnistes, militaristes, policiers, néo-traditionnalistes, misogynes, familialistes, etc.

Ceci étant posé, il demeure constant que le soulèvement est un horizon dans lequel peut se dessiner quelque chose comme un dénouement, au sens littéral de terme à l’intrigue déprimante dans laquelle notre présent se trouve enfermé. Mais il ne constitue en lui-même d’aucune manière une réponse politique ou historique aux questions que pose la faillite de la démocratie de marché. Le soulèvement dénoue, il ne résout pas. Au contraire, c’est avec lui que les problèmes commencent. Il faut, bien sûr, s’organiser pour la lutte partout, à la base, comme l’ont fait les Gilets Jaunes, et en s’auto-organisant, ébaucher déjà, ce que seraient d’autres modalités d’organisation de la vie commune, de la production, de la circulation des biens, des formes de pouvoir. Mais l’auto-organisation n’est pas une panacée, car elle ne règle pas le problème de la centralité du pouvoir – de l’affrontement force contre force tel qu’il prend d’une façon ou d’une autre, envers et contre tout, la figure d’une lutte pour le pouvoir.
Les utopies basistes sont ici mauvaises conseillères, elles sont une perversion de la figure de l’auto-organisation. On doit, pour faire basculer le rapport de forces, s’organiser à la base, partout, selon des formes qui ne trouvent pas dans quelque livre de recettes historiques que ce soit mais s’inventent dans la configuration dessinée par le moment politique et historique (exemple : les ronds-points pendant la séquence Gilets Jaunes, les comités d’action en Mai 68, les comités de soldats en Allemagne en 1918...), mais en même temps, l’affrontement décisif se produit toujours, d’une manière ou d’une autre, au centre. C’est ce dont avaient l’intuition, aussi irréaliste qu’elle ait pu paraître alors, ceux qui, au fort des manifestations les plus offensives des Gilets Jaunes, criaient : « A l’Elysée ! ».
Dans le cours de l’affrontement entre deux blocs de forces se présente toujours un moment où apparaît un point de bascule possible, un lieu, une heure, une configuration éphémère où tout est susceptible de se décider. En ce sens, il s’agirait du faire preuve de virtù, au sens de Machiavel (en inversant la perspective, puisqu’il conseille en cela le « Prince »), mobilisant par conséquent une certaine technique, et donc, à ce titre, liée au kairos, ce moment opportun pour agir, bien plus qu’à la fortuna, forme du hasard, ou du destin, sur lequel on n’a pas prise [2]. C’est en ce sens même que tout ne peut pas se jouer à la base, dans le plus grand des états de dispersion locale.
D’autre part, mettre en avant l’hypothèse du soulèvement comme perspective stratégique dans un contexte où toute espèce de piecemeal political engineering [3] se destinant à améliorer, amender, réparer la relation entre gouvernants et gouvernés dans nos sociétés apparaît de plus en plus comme une vue de l’esprit, totalement irréaliste, cela conduit à changer radicalement les termes de la conversation dès lors que sont en question la violence politique, les formes de pouvoir, les verrous de la domination. Faire sauter ces verrous ne suffirait pas – encore faudrait-il savoir faire en sorte qu’ils ne se referment pas à nouveau, dans notre dos. Les formes qu’a revêtues la conflictualité sociale et politique au cours des dernières années, en France, montrent qu’une partie de ceux qui se sont mis en mouvement et se sont convaincus de la faillite des modèles traditionnels de la mobilisation-pression débouchant sur la négociation a surmonté l’allergie démocratique-libérale à « la violence » – ils ont appris, à leur dépens souvent, que dans ce pays, il n’est plus possible de faire entendre sa voix dans la rue sans avoir à affronter les flics. Ils ont appris et ne sont pas près de l’oublier que la rue, comme espace politique, ça doit être conquis en chaque occasion, de haute lutte, contre la violence de l’Etat. La même chose valant pour les ronds-points et autres lieux où est susceptible de se concentrer et agréger la colère populaire.
Mais la question de la violence ne s’épuise pas dans celle de la légitimité de la violence éruptive, voire plus ou moins organisée (les Black Blocs), elle doit aussi se penser, dans la perspective du soulèvement, comme celle d’appareils de pouvoir ou moyens de force susceptibles de résister à la violence organisée de l’ennemi. Tout soulèvement se destine à être victorieux et, victorieux, à se donner un débouché émancipateur. Le soulèvement est éphémère, mais il doit déboucher sur une durée qui est celle dans laquelle les décisions qu’il a forcées, les brèches qu’il a ouvertes dans l’ordre des choses peuvent s’enraciner dans le réel. Le soulèvement n’est qu’une frairie ou un bref feu d’artifice s’il ne produit pas de l’irréversible – une chose dont Lénine et les bolcheviks avaient une conscience aiguë. Ceci nous conduit donc à penser la violence du pouvoir du côté du soulèvement aussi, de ce qui en résulte et aspire à en défendre le plus précieux – l’irréversible, justement.

Et c’est ici que « ça cale », en général, que ça résiste – là où il est question de redonner des couleurs à la figure d’une résistance qui s’arme contre le retour de l’ordre ancien, une résistance qui ne peut que prendre la tournure d’une puissance qui ne se dérobe pas devant sa propre violence, sa nécessaire forme « autoritaire ». C’est ici que viennent se coaguler la sensiblerie démocratique qui, envers et contre tout, demeure la chose la mieux partagée en matière d’allergie à la violence et les sensibilités libertaires plus ou moins épidermiques qui voient, par instinct autant que tradition, toute forme de pouvoir autoritaire (« la dictature ») comme le pire des maux. On peut d’ailleurs faire remarquer que cette allergie à tout recours à un tel pouvoir, quand bien même il s’avèrerait, pratiquement, inévitable pour sauvegarder l’acquis d’un geste révolutionnaire, n’a pas toujours eu cours au sein de toutes les conceptions initiales de l’anarchisme. En effet, il arrive que Bakounine utilise l’expression de « société » (ou celui de « province », ou de « commune »), dans le sens de ce qu’il faut bien, semble-t-il, apparenter à une dictature du peuple [4]. Et comment pourrait-il, en effet, y avoir conservation d’une société anarchiste, si l’on ne s’appuyait que sur une forme d’optimisme à tout crin, qui tablerait sur l’enracinement effectif, en chacun, d’une morale anarchiste ?
C’est que la chose demeure constante : si le soulèvement victorieux entend être un acte de création, une fabrique d’irréversible, s’il entend s’opposer victorieusement au retour des formes anciennes, il lui faut bien, d’une façon ou d’une autre, se donner la tournure d’une dictature populaire légitime. C’est sans doute l’une des tâches les plus importantes de l’anticipation politique dans le présent : penser « autour » de ce que serait une dictature du prolétariat en l’absence de prolétariat, post-prolétarienne, c’est-à-dire, répétons-le, dans une époque où s’est effondré le mythe dynamique et agrégateur du prolétariat (le prolétariat comme grand récit susceptible de produire de puissants rassemblements assez dynamiques pour faire « trembler le monde sur ses bases »). Une dictature populaire légitime, en tant que post-prolétarienne, en bref.

La dictature a mauvaise réputation, la cause est entendue. Le problème, insistons sur ce point aussi, est que cette mauvaise réputation est fondée sur des raisons elles-mêmes mauvaises autant que bonnes. Les mauvaises raisons sont celles qui trouvent leur origine dans la discursivité démocratique contemporaine fondée sur le déni du conflit et la colonisation du corps social par le paradigme immunitaire, avec, en conséquence, l’allergie à « la violence » et l’incapacité d’identifier l’ennemi, l’aveuglement des gens massifiés en public par le tout-communicationnel. La dictature, en ce sens, c’est évidemment l’horresco referens perpétuel du récit démocratique de l’histoire et du présent, l’autre répulsif et terrible ; ceci au point que l’on en vient à oublier que la dictature, avant d’être un cauchemar, une menace superlative, c’est une forme politique, un mode d’organisation de la relation entre gouvernants et gouvernés, une modalité pratique de la domination dont les acceptions peuvent être variables, mais qui n’est pas soluble en tout cas dans des notions comme la tyrannie, le régime autoritaire, le totalitarisme...
La dictature, c’est avant tout, dans sa forme historique originaire, la concentration extrême de la puissance exécutive entre les mains d’un seul ou d’un nombre restreint de dirigeants, dans le but d’affronter un péril imminent et vital. Le dictateur en ce sens originaire ne s’auto-institue pas, il est en mission (ce qui est différent d’un mandat, dans un système représentatif). Sa légitimité, il la tire de la forme dans laquelle cette mission lui est « confiée » – d’où celle-ci émane. En ce sens, une dictature peut parfaitement être populaire et tirer sa légitimité de cette forme même. La légitimité politique, cela renvoie toujours, en dernière analyse, à des procédures de reconnaissance davantage qu’à proprement parler de délégation. Ce qui importe en dernier ressort est que le peuple reconnaisse et identifie la dictature (davantage que le dictateur lui-même ou ce qui en tient lieu) comme la forme la plus appropriée pour affronter le danger. Cette reconnaissance se rattache au motif de la volonté générale, pas à celui du plébiscite ou de la popularité (formes bonapartistes) – elle suppose une relation organique et constante entre le peuple et cette puissance exécutive chargée d’agir, de mobiliser, d’organiser la défense ou la résistance.
En ce sens même, la dictature, si elle suspend les formes délibératives du type de celles que pratique la démocratie parlementaire ou la démocratie du public, ne s’oppose pas à l’auto-organisation populaire, sous toutes ses formes – au contraire, elle la suppose. Le peuple en acte est la condition pour que la dictature ait un sens effectif de salut public – ce qui suffit à dire qu’elle se situe aux antipodes du type de rassemblement des débris des appareils politiques en lambeaux dont rêvent des chevaux de retour du républicanisme néo-nationaliste à la Chevènement... En ce sens même, la dictature n’est pas ce qui s’oppose à toute forme de « démocratie » – elle suppose au contraire l’initiative (la « mobilisation », si l’on veut – mais le terme est ambigu) populaire permanente. C’est ce que, dans une toute autre configuration historique que la nôtre, les bolcheviks appelaient « la démocratie des soviets » (des conseils).

Les bonnes raisons pour lesquelles la dictature a mauvaise réputation sont bien évidentes, profondément enracinées dans l’expérience historique du XXème siècle : la « dictature du prolétariat », là où elle a succédé au renversement de l’autocratie tsariste, ne s’est pas seulement transformée en dictature d’un parti sur la masse, en machine répressive, elle a été le truchement de l’invention d’une forme terroriste de domination de la société – le régime totalitaire dans sa version soviétique. Cette involution de la dictature du prolétariat et son association subséquente avec la terreur de masse et les exterminations sont évidemment des raisons plus que suffisantes pour que le terme dictature, même très explicitement dissocié de l’usage qu’en ont fait les régimes fascistes au XXème siècle, apparaisse proprement et définitivement irrécupérable.
Mais ceux/celles qui campent sur cette position diraient-ils que le mot démocratie est devenu, décidément, irrécupérable, vu l’usage qu’en font dans notre présent des énergumènes d’Etat du type Trump, Bolsonaro et consorts ? Les raisons historiques pour lesquelles toute notion d’une dictature qui ne soit pas associée au négatif absolu apparaît irrecevable sont en effet très puissantes, impérieuses. Mais cet empêchement à réinvestir la dictature de quelque puissance positive que ce soit ne nous aide en rien à avancer dans la solution du problème obsédant que nous rencontrons avec la faillite des démocraties libérales face aux irrégularités majeures qu’elles doivent désormais affronter dans le monde présent – non seulement « en crise », mais ouvertement déréglé, sorti de son orbite. L’épidémie présente, de ce point de vue, constitue un test équivalent à celui qu’ont connu et les Etats européens et, plus spécifiquement les social-démocraties européennes avec le déclenchement de la Première guerre mondiale en août 1914 – une faillite, l’effondrement d’un système de gouvernement des peuples.

Il faut, en ce temps où tout tend à écraser la vie politique sur le temps le plus court des crises gouvernementales et le plus inessentiel des calendriers électoraux, rétablir la dignité et la signifiance des perspectives stratégiques et historiques. A quoi bon, dira-t-on, évoquer l’après d’un soulèvement victorieux, alors même que celui-ci apparaît si improbable, si irréaliste ? N’est-ce pas là pure Schwärmerei (rêverie) de philosophe, sans objet ni conséquence ? Eh bien non : se projeter ainsi vers l’avant apparemment inactuel et improbable, cela sert à ne pas se laisser écraser et compresser dans le temps court de l’actualité politicienne dont le propre est d’enfermer les puissances de la pensée dans le réduit du présent le plus pauvre [5] ; cela sert à s’orienter, envers et contre tout ce qui, dans ce présent mutilé même, alimente la désorientation.
Nous réitérons donc qu’il importe de penser, au-delà du soulèvement populaire qui enfonce la porte de ce présent (de la violence et l’injustice qui nous y sont faites), ce qui vise à en conserver la puissance, l’élan, l’inspiration – une forme de pouvoir ou de gouvernement, donc, nécessairement, assez fort pour tenir en lisière l’ennemi qui ne désarme pas. C’est ici donc qu’il importe d’insister sur le fait que la dictature dont nous entendons faire revenir le nom dans l’espace de la réflexion sur une politique populaire radicale (révolutionnaire si vous voulez), cette dictature dont nous parlons ne se destine évidemment pas à opprimer le peuple mais bien à inspirer la terreur aux ennemis du peuple.
Cette idée d’usage si courant selon laquelle une dictature, n’importe quelle dictature, cela a par nature et intrinsèquement pour vocation d’opprimer et terroriser le peuple – cette idée vaut exactement ce que vaut l’énoncé qui statue, une fois pour toutes : les révolutions, fatalement, ça finit mal. C’est l’idée qui embrume en permanence l’esprit du sujet démocratique moyen et qui, substantiellement, s’énonce ainsi : mieux vaut s’abstenir d’agir en vue de prendre notre sort entre nos mains et secouer les tutelles qui entravent nos vies, car agir en ce sens, cela conduit toujours au pire. C’est la disposition inavouable du sujet démocratique, dans un contexte où il n’est plus possible de choisir entre le piecemeal social (political) engineering et le utopian social (political) engineering, l’un et l’autre en état de mort cérébrale ; l’idée, si l’on peut dire, selon laquelle la condition de victime est, au fond, celle qui lui convient le mieux ; être victime perpétuelle, là où la condition immunitaire s’avère, à l’usage ou l’expérience (celle de l’épidémie par exemple), pas si immunisante que ça... D’où l’horreur suscitée par le nom même de la dictature – car pour penser la dictature comme mise en œuvre d’une puissance collective, de l’endurance du soulèvement acharné à « conserver son être », il faut évidemment commencer par se dépouiller de ses enveloppes immunitaires et victimaires. Ou bien alors, si l’on pense qu’il n’y a pas matière à se soucier d’inspirer la terreur à l’ennemi, en aucune occasion ni en aucun lieu, c’est bien que l’on est la victime-née, la victime par vocation et que l’on entend bien ne pas renoncer de sitôt aux douteux conforts de cette condition... Sur ce point aussi Gracchus Babeuf pourrait nous inspirer :
« Perfides ou ignorants ! vous criez qu’il faut éviter la guerre civile ? qu’il ne faut point jeter parmi le peuple le brandon de la discorde ! Et quelle guerre civile plus révoltante que celle qui fait voir tous assassins d’une part, et toutes victimes de l’autre ? Pouvez-vous faire un crime à celui qui veut armer les victimes contre les assassins ? Ne vaut-il pas mieux la guerre civile où les deux partis peuvent se défendre réciproquement ? » [6].

Dans les démocraties contemporaines, la subjectivité la mieux partagée, la subjectivité reine, ce n’est pas la subjectivité citoyenne, c’est la subjectivité victimaire – le victimisme, c’est le doublon, le versant « malheureux » (au sens où l’on parle de « conscience malheureuse ») de la condition immunitaire. Impossible de s’en extraire sans faire face à la figure de la violence qui repousse l’ennemi, lui inspire la terreur – celle d’une sorte de dictature ou d’une autre.
La dictature entendue en ce sens, ce n’est pas le Dr Hyde de la sage démocratie, c’est plutôt une puissante hétérotopie politique et qu’il nous faut apprendre à reconnaître, identifier dans les ruines du passé, mais aussi à imaginer en nous projetant vers l’avant.

Tout ce que nous essayons de dire ici à propos de « la dictature » relève de l’expérience de pensée en un temps où tout conspire à éteindre toute approche prospective et anticipatrice de la politique, toute capacité imaginative à se projeter dans le futur. C’est que, dans le cours de l’histoire du XXème siècle, tous les régimes politiques qui ont tenté d’emprunter le chemin de l’ingénierie politique globale, « utopique », fondée sur l’idée d’une reconstruction de la société « sur plan », à partir d’une table rase (etc.) ont enregistré des échecs retentissants, lesquels se sont enracinés dans la mémoire ou l’expérience collective comme autant de traumatismes, ceci d’autant plus que les ennemis de ces régimes ont eu à cœur de jeter du sel sur ces plaies, sans relâche : planification, industrialisation à marche forcée, collectivisation pratiquée sur un mode autoritaire et terroriste dans les campagnes en URSS. Grand Bond en avant puis Révolution culturelle en Chine. Transfert massif de la population urbaine vers les campagnes au Cambodge, sans oublier toutes les copies plus ou moins approximatives de ces tentatives dans divers pays du tiers-monde, en Afrique notamment ou dans le cas d’espèce albanais... Ce n’est pas sans motif que l’ingénierie politique et sociale globale (par opposition à « par morceaux » ou pas à pas) a mauvaise réputation – les régimes qui y ont eu recours se sont soit effondrés, soit ont été contraints à tourner casaque de manière précipitée et ils ont souvent payé le prix fort de ces expérimentations « utopiques » – et, avec eux, les populations des pays concernés.
Mais en même temps, nous voyons bien que le modèle de l’ingénierie politique au jour le jour, sans « vision » d’avenir, dépourvu de toute capacité de se projeter et d’anticiper, ce modèle par défaut dans lequel sont englués nos gouvernants, il est celui-là même qui conduit à des faillites du gouvernement des vivants aussi cuisantes et coûteuses que celle à laquelle nous assistons, en ce moment même, avec l’épidémie de coronavirus. Il nous faut donc bien apprendre à réparer le lien entre politique et imagination de l’avenir, en ce temps, justement où, comme nous l’avons dit précédemment, l’avenir apparaît en premier lieu comme ce qui désavoue le présent et en dénonce l’inconsistance.
Dans un contexte aussi déprimé où tout ce qui se revendique d’un réalisme supposément fondé sur la prise en compte des contraintes du présent (et porte plus ou moins inéluctablement au sinistre « il n’y a pas d’alternative ») exhibe son inconsistance, il nous faut réapprendre à rêver non pas tant l’avenir en général, trop vaste programme, qu’une politique de l’avenir. Et au cœur de ce rêve, il y a cette question du nœud infaisable entre le soulèvement et ce qui viserait non pas tant à l’instituer ou le constituer en pouvoir doté d’une autorité et d’une puissance légitime mais, tout simplement, en conserver l’effet, la percée, le déplacement produit (le soulèvement comme lancer de dés qui abolit radicalement la configuration (la « partie ») antérieure).
Ce nœud est infaisable parce que se dessine un précipice entre la puissance, la dynamique, les formes du soulèvement et ce qui vise à en conserver les effets – une forme de pouvoir ou une cristallisation de la puissance qui se doit d’être terrible. Ce que nous appelons ici « dictature », c’est ce qui correspond à ce trait ou cette propriété – le terrible, c’est-à-dire la faculté de terrifier ou terroriser l’ennemi. Or, le problème est qu’une telle forme terrible est toujours vouée, d’une façon ou d’une autre, à s’auto-instituer en se supposant et présentant comme l’incarnation de la volonté populaire. Elle n’est pas à proprement parler investie par le peuple, aussi sincère et convaincue soit-elle d’agir dans le sens de la défense et les intérêts du peuple. Le peuple « sensible », s’il était appelé à l’investir effectivement, ne manquerait pas de se diviser, de se quereller à son propos. Or, ce qu’il faut conserver dans cette forme, c’est le caractère indivis du peuple ou plus précisément de la volonté populaire entendue comme volonté générale. Pour conserver cette indivision, la dictature (« le dictateur ») doit nécessairement faire comme si, comme s’il était investi par le peuple. Mais c’est une fiction et celle-ci est susceptible de s’effondrer, au fil des circonstances, comme l’est, aussi bien, la fiction qui met en intrigue la démocratie contemporaine – faire comme si les gouvernants étaient les représentants effectifs et authentiques des gouvernés.

C’est ici que nous disons que le nœud entre le soulèvement et ce qui vise à le conserver comme nouvelle forme d’organisation politique des vivants est infaisable. Demeurera toujours cette faille entre l’un et l’autre, dans laquelle sont susceptibles de venir s’immiscer tous les césarismes, les bonapartismes, les dictatures entendues comme tyrannies. Ce précipice est notre pont-aux-ânes, car c’est ici que notre imagination politique échoue à nous indiquer le moyen de le franchir. Nous « pouvons toujours rêver » d’une heureuse résolution de cette tension, mais nous ne saurions nourrir l’illusion qu’une utopie hardie nous indique la ligne de fuite hors de cette situation où nous nous retrouvons face au vide. Tout au contraire : c’est en ce point, précisément, que l’utopie tend à se renverser en dystopie, dans le champ de l’expérience historique dispersée mais tenace du XXème siècle. Au fond, nous sommes ici face à une aporie comparable à celle face à laquelle se trouvait Georges Sorel, selon la lecture que fait Benjamin de sa distinction entre « grève politique » (visant l’obtention de concessions, avant que de reprendre le travail ») et « grève générale » (ou « anarchiste ») (visant à ne reprendre le travail qu’une foi celui-ci complètement transformé). En effet, si Sorel en tirait la conclusion suivante : « Avec la grève générale […] la révolution apparaît comme une pure et simple révolte et nulle place n’est réservée aux sociologues, aux gens du monde amis des réformes sociales, aux intellectuels qui ont embrassé la profession de penser pour le prolétariat » [7], signifiant, pour Benjamin, que « Sorel interdit au mouvement révolutionnaire toute sorte de programmes, d’utopies » [8], Walter Benjamin, de son côté, faisait tout de même remarquer que « […] l’économie actuelle, envisagée dans son ensemble, est beaucoup moins comparable à une machine, qui s’arrête lorsque son chauffeur l’abandonne, qu’à un fauve qui se déchaîne aussitôt que le dompteur a le dos tourné […] » [9]. Sorel tient ainsi la position consistant à se méfier, à raison, de toute captation de la volonté du prolétariat (du peuple, pour notre ère post-prolétarienne) par quelque instance tentant de parler en son nom, et même de toute utopie, allant au-delà de la révolte, et Benjamin, lui, tient ici le rôle de qui souligne le risque de cette vacance du pouvoir initiée par un geste de « pure et simple révolte » – il y a fort à parier que ce pouvoir abandonné ouvre la voie à un déchaînement de violence autoritaire s’exerçant sur le peuple (l’équivalent de l’emballement du « fauve » économie, une fois le pouvoir régnant sur elle seulement abattu, mais non remplacé). L’intérêt de Benjamin pour La dictature de Carl Schmitt, sur lequel on a tant glosé, ne s’explique sans doute pas autrement qu’à travers le fait qu’il se trouvait lui-même devant cette aporie, que nous retrouvons (mutatis mutandis) aujourd’hui, et qui nous indique que l’équation à résoudre (peut-être d’ailleurs insoluble ?) inclut la « dictature » comme un de ses termes.

Notes

[1Ali Kebir, « J’objecte ! », 1er mai 2020, Ici et Ailleurs : https://ici-et-ailleurs.org/contributions/actualite/article/j-objecte
L’objection parfaitement ciblée d’Ali nous conduit à préciser ceci : notre approche de la démocratie contemporaine n’est pas celle, courante, qui statue qu’elle est un faux-semblant, infidèle à ses principes – une dénonciation qui suppose l’existence d’une forme authentique (de la démocratie) à laquelle il s’agirait de revenir ou qu’il s’agirait d’instaurer. Nous ne parlons pas en « démocrates » déçus ou scandalisés et soucieux de rétablir la vraie normativité démocratique. Nous parlons en analystes des évolutions récentes qui conduisent à se demander de quoi au juste serait faite la normativité des régimes qui se disent démocratiques et ce qui, en conséquence, les distinguerait effectivement d’autres régimes. Que reste-t-il de la normativité des régimes démocratiques entendue comme ce qui est censé les distinguer de tous les autres et les désigner comme civilisés par opposition à tous les autres – mis à part le mot « démocratie » lui-même, entendu comme inépuisable plaisanterie de comptoir (« pouvoir du peuple ! ») – mais précisément, pendant l’état d’urgence, il n’y a même plus de comptoirs où plaisanter – les bistrots sont fermés...

[2« […] afin que notre libre arbitre ne soit pas complètement anéanti, j’estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions mais que pour l’autre moitié les événements dépendent de nous. » – Machiavel, Le Prince, chapitre XXV.

[3Karl Popper, qui n’est pas notre ami ni politique ni philosophique, a forgé la notion de piecemeal social engineering, (ingénierie sociale procédant morceau par morceau ou pas à pas) et qu’il oppose au terrible (pour lui) Utopian social engineering. Nous paraphrasons ici sa nomenclature, tant par jeu que par commodité.

[4Au chapitre « Droits individuels » de son Catéchisme révolutionnaire, Bakounine défend bien le principe de la liberté individuelle : « La liberté de chaque individu majeur, homme ou femme, doit être absolue et complète, liberté d’aller et de venir, de professer hautement toutes les opinions possibles, d’être fainéant ou actif, immoral ou moral, de disposer en un mot de sa propre personne […] ». Cependant, il en tire des conséquences relevant du souci que cette liberté ne débouche pas sur la fragilisation de la société anarchiste mise en place, car s’il défend bien l’idée que « [l]a liberté ne peut et ne doit se défendre que par la liberté ; et [que] c’est un contresens dangereux que de vouloir y porter atteinte sous le prétexte spécieux de la protéger […] », il n’en soutient pas moins cette position : « Pourtant la société ne doit point rester complètement désarmée contre les individus parasites, malfaisants et nuisibles. Le travail devant être la base de tous les droits politiques, la société, comme une province, ou nation, chacune dans sa circonscription respective, pourra en priver [de ces droits] tous les individus majeurs qui n’étant ni invalides, ni vieillards, vivront aux frais de la charité publique ou privée, avec l’obligation de les leur restituer aussitôt qu’ils recommenceront à vivre de leur propre travail. […] Tout individu condamné par les lois d’une société quelconque, commune, province ou nation, conservera le droit de ne pas se soumettre à la peine qui lui aura été imposée, en déclarant qu’il ne veut plus faire partie de cette société. Mais dans ce cas celle-ci aura à son tour le droit de l’expulser de son sein et de la déclarer en dehors de sa garantie et de sa protection. Retombé ainsi sous la loi naturelle œil pour œil, dent pour dent, au moins sur le terrain occupé par cette société, le réfractaire pourra être pillé, maltraité, même tué sans que celle-ci s’en inquiète. Chacun pourra s’en défaire comme d’une bête malfaisante, jamais pourtant l’asservir ni l’employer comme esclave » – Mikhaïl Bakounine, Catéchisme révolutionnaire.

[5Pensons à ces mots de Gracchus Babeuf : « […] si nous ne voulons rien laisser voir, si nous ne montrons rien qui ressemble au bonheur après l’anéantissement de la tyrannie, pourquoi voulez-vous qu’on se détermine contre elle et qu’on songe à la troubler ? Pourquoi et pour qui voulez-vous qu’on s’échauffe ? » – Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017, p.16.

[6Gracchus Babeuf, op. cit., p.37 – nous soulignons.

[7Georges Sorel, Critique de la violence, cité par Walter Benjamin, in « Critique de la violence », trad. Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p.231.

[8Walter Benjamin, ibid.

[9Ibid.