J’objecte !

, par Ali Kebir


[Une réponse à l’article d’Alain Brossat & Alain Naze, « Confiner sans ménagement la bêtise épaisse et gluante de nos gouvernants »]

Promouvoir la dictature, quelle idée lumineuse ! De l’art de baffer les niais démocrates là où ils ne s’y attendent pas ! Et puis, c’est vraiment une leçon de réalisme et de lucidité qui, sans parfaitement éteindre toute inquiétude, est tout à fait éclairante.
Une réserve néanmoins. Elle ne porte pas sur le contenu de l’analyse à laquelle je souscris à peu près. Elle concerne, le statut qu’y occupe le référent « démocratie ». Pour aller directement au fond de l’affaire, je dirais qu’y est effectuée une critique démocratique de la démocratie et que le texte ne parvient donc pas tout à fait à s’« extraire de la normativité démocratique », à « différer d’avec elle » comme il est dit. Du moins, cela n’est fait qu’en un sens restreint. En effet, la démocratie demeure pour les auteurs un horizon normatif quand ils valorisent la dictature à la romaine ou la dictature de commissaire à la Rousseau : ils préfèrent les mesures d’exception qui se font « en le disant » (principe de publicité) à celles qui se déploient en loucedé. Et ils avancent que cette proposition est justifiée car « la suspension ouverte et déclarée de l’État de droit préserve l’intégrité de la démocratie et, bien sûr, se fonde sur la condition de son retour annoncé – lorsque le danger vital aura été éloigné ». Cette dictature est celle qui, je le dis vite, sauve le peuple avant de lui restituer sa pleine souveraineté. Une dictature en vue de la démocratie donc. Corrélativement les auteurs accusent les gouvernants actuels d’être de faux démocrates et nos régimes de consister en une « accommodation permanente de l’État de droit (de plus en plus réduit à la condition de fiction légitimante des dominants) aux conditions d’un état d’exception dont la vocation est d’être indéfiniment perpétué dans des formes modulables ». Et les auteurs concluent (sans véritablement le justifier si ce n’est en faisant jouer silencieusement la désirabilité de la vraie démocratie, la leur) que « ce pli de l’indistinction entre État de droit démocratique et ce qui s’y oppose – disons, dictature – est la pire des formes d’involution du gouvernement des vivants ». En somme ce n’est donc pas d’avec la normativité démocratique per se qu’ils diffèrent mais, je dirais, d’avec une certaine version de celle-ci, une vulgate écœurante, celle du discours ordinaire des chancelleries occidentales et leurs dichotomies archétypales (démocratie vs dictature, Occident vs Chine, etc.), vulgate qu’ils nomment très justement « La bêtise démocratique, ou, ce qui est la même chose, le pseudo-sens commun démocratique ».
Leurs considérations trouvent leur source dans le fait qu’ils identifient la démocratie à une forme de souveraineté (peuple roi) et une forme juridique (État de droit). Ce positionnement, dont je ne conteste aucunement la pertinence, commence à poser problème quand il tord quelque peu leur tableau clinique. Il me semble qu’une suspension radicale de la normativité démocratique aurait dû les conduire à voir que la démocratie n’est pas qu’une forme juridico-souveraine, mais aussi une technologie de pouvoir qui existe y compris quand la dite forme juridico-souveraine est mise à mal ou, mieux, qui participe de l’extinction à petit feu des droits fondamentaux par la quotidianisation des mesures d’exception policières. Où l’on voit comment, d’une certaine manière, la « démocratie » travaille à la mort de la démocratie. Ils touchent néanmoins du doigt cette dimension quand ils évoquent la mobilisation de la population : « Bien sûr, il y a la police qui patrouille, les amendes qui pleuvent [...], mais le levier premier, c’est la participation de la population, le consentement ». C’est ce qu’ils appellent « le côté Foucault de la chose », à savoir « la production d’une subjectivité épidémique collective incluant donc la mise en œuvre par les gouvernés eux-mêmes des gestes supposés salvateurs ». Or, me semble-t-il, il y a là une dimension essentielle de la machine de pouvoir mise en branle sous nos latitudes et qui mêle gouvernement et discipline des conduites qui doivent bien être comprises comme les composantes d’une police démocratique. A la saisie souveraine des corps on adjoint, comme élément de légitimation, mais aussi d’efficacité, un mouvement, volontaire et participatif, d’auto-saisies individuelles et collectives. Cette conduction des conduites n’a rien à voir avec celle du libéralisme ou du néolibéralisme qui téléguide en jouant, pour le dire vite, sur des calculs individuels utilitaristes. Elle est bien démocratique en ce sens qu’elle veut produire une subjectivité épidémique faite de civilité, de gestes barrière qui sont vus comme autant de gestes citoyens permettant de tisser une Nation « en guerre » contre le virus. Cette norme produit évidemment ses moutons noirs comme on peut le lire ici sous la plume d’un journaliste : « Le succès des mesures prises par les gouvernements dépendra pour l’essentiel du comportement des citoyens [...]. Les français en sont-ils capables ? Il est permis d’en douter quand on a vu les gilets jaunes manifester le samedi 14 mars en pleine épidémie... ».
Cette dimension, les auteurs l’ont évidemment vue, mais il me semble qu’elle doit être comprise et analysée comme démocratie pour bien rendre compte de ce qui se joue dans le progressif engluement des libertés fondamentales dans le marais des mesures d’exception : elles ne sont pas seulement dissoutes comme telles, mais réutilisées à l’intérieur de dispositifs participatifs-communicationnels de contrôle des populations et de majoration de leurs forces (l’appel à fabrication de masques par les bonnes volontés citoyennes pour pallier les manquements de l’État bat son plein ! Et ce sont surtout les femmes qui s’y collent depuis leurs foyers où elles assurent déjà nombre de tâches gratuites. Où l’on voit comment la police démocratique puise dans l’exploitation patriarcale et la reconduit).
Enfin, un mot rapide sur l’horizon de leur proposition, sur sa temporalité sous-jacente. En cela, l’utopie pointe le bout de son nez. Je suis quelque peu embarrassé par l’issue du comité de salut public ou encore de la dictature du prolétariat évoquée incidemment. Si leur horizon n’est pas "révolutionnaire" (en un sens très large), s’ils ne devaient pas faire signe vers un autre monde, sur quoi déboucheraient-ils si ce n’est sur le retour à notre bonne vieille démocratie bourgeoise ou, comme le disent les auteurs, « la démocratie policière et de marché » ? Car après tout, ils le disent eux-mêmes, leur dictature « préserve l’intégrité de la démocratie et, bien sûr, se fonde sur la condition de son retour annoncé ».