A la tête du client

, par Jessica Lioubova


« Au moment même, on les prend pour des heures comme les autres et, après coup seulement, on s’aperçoit que c’étaient des heures exceptionnelles, on s’acharne à en reconstituer le fil perdu, à en remettre bout à bout les minutes éparses . »
Georges Simenon, L’homme de Londres (1962)

1- Brève de comptoir : « Eh bien moi je dis, un parti animaliste qui revendique même pas le droit de vote pour les bêtes, à l’occasion des Européennes, c’est juste une bande de couilles molles – parce que justement, les frontières intra- autant qu’extra-européennes, les bêtes, elles s’en tapent... ».

2- Prendre le plus grand soin à ne pas confondre un avocat marron avec un avocat brun. Le premier peut être, indifféremment blanc, noir ou même jaune, le second, lui, serait plutôt bleu Marine. L’avocat marron est la honte de sa profession. L’avocat brun, lui, est la fierté de son parti qui en fait un député, un maire, un notable défilant au premier rang de la Manif pour tous, contre l’antisémitisme, etc.

3- Les grands vieillards retombent, littéralement, en enfance : quand ils lisent encore, leurs ouvrages de prédilection sont ceux-là même qu’ils dévoraient, gamins. Soit, pour le centenaire d’aujourd’hui, Jules Verne, en tout premier lieu, suivi de près par Dumas père et Zévaco.

4- Il faut reprendre à zéro la question des galères. Il est en effet bien regrettable que leur souvenir demeure si étroitement associé à celui de l’esclavage (Ben Hur) ou des peines barbares en vigueur sous l’Ancien régime (les protestants aux galères sous Louis XIV et XV). Et fait, il suffit d’y réfléchir une minute pour concevoir qu’une galère peut être un parfait moyen démocratique de sillonner les mers – à chacun sa rame, à chacun sa peine, à tour de rôle, et pour le bénéfice de tous et, pourquoi pas, toutes, les femmes sont aptes à ramer autant que les hommes. La galère peut être un dispositif de navigation communautaire exemplairement égalitaire : on construit la galère ensemble, on prend la mer ensemble, on arrive en toute sécurité à Lampedusa ou sur les côtes de la Sicile, une galère, ça ne tombe jamais en panne de moteur ou de carburant, vu que ça marche à l’huile de coude. Pour le trajet en sens inverse, on la loue à des vacanciers de tempérament un peu aventureux et désireux de passer leurs congés de l’autre côté de la Méditerranée, tout en économisant le prix du transport. Avec cette complète réinvention de la sultane, l’expression « Et vogue la galère » trouve pleinement son sens. Au bout du compte, on dirait de la galère ce que certains disent à bon escient du vélo : son achat et les frais afférents à son usage devraient être pris en charge par la Sécurité sociale. Ici, on remplacerait simplement « Sécurité sociale » par Frontex ou bien encore Office des migrations internationales.

5- Une autre règle d’or : pour avoir une chance d’être aimé, il faut commencer par se rendre aimable. Je ne sais plus si c’est chez Nietzsche ou dans Marie-Claire que j’ai trouvé ce beau précepte.

6- Pitié pour les paniers : Cessez de dire, par pure habitude, « con comme un panier ». Personne n’a jamais su m’expliquer pourquoi un panier, objet modeste autant qu’utile, serait plus con qu’un autre, que n’importe quel autre. Dites plutôt : « con comme une fermeture éclair coincée ». Là, on comprend tout de suite, ça tombe sous le sens.

7- Ce que j’aimerais, murmurait N. sur son lit de mort, c’est qu’il en aille de mes livres comme des articles sur Wikipédia : que mes amis, et même mes ennemis, s’activent à les réécrire sans relâche, quand je ne serai plus là pour en bloquer l’entrée. Ce serait bien encore la meilleure façon de leur assurer un avenir, des plus improbables en l’état présent des choses...

8- La France est devenue cette république bananière où les bananes sont chères et alternativement vertes et avariées. Les voisins se marrent, salauds de voisins addicts à la Schadenfreude.

9- Quelle est la différence entre un sac poubelle et un ministre de l’Intérieur ? [1]

10- Le problème, aujourd’hui, avec les candidatures de dérision à la Coluche, c’est que désormais le clown l’emporte à tous les coups, haut la main, et qu’à peine aux manettes, il nous fait amèrement regretter les plus patibulaires et corrompus des politichiens professionnels. Suivez mon regard.

11- Avec tous ces permis et certificats d’aptitude que l’on exige de nous pour ceci ou cela, conduire, construire, pêcher, chasser, enseigner, canoter, soigner, coiffer, cultiver, récolter, extraire, etc., on a oublié le principal : le permis de procréer – celui qui, précisément, ne devrait être accordé qu’avec la plus grande des parcimonies. Il faut bien se rendre à l’évidence : la plupart des gens sont foncièrement inaptes à avoir des enfants, à les élever, à en faire des real humans. En couple, aussi bien que séparément. Mais l’immense majorité préfère l’ignorer et persévérer à produire à la chaîne des malheureux qui passeront leur existence à clamer qu’ils n’ont pas demandé à naître...

12- Le monde à l’envers, c’est quand le type qui aurait été choisi entre mille par Julius Streicher pour illustrer son canard nauséabond, devient, à la télé, le préposé à la promotion de la race blanche, dans toute sa pureté et son excellence imaginaires.

13- Il n’est pas vrai que tous les politichiens professionnels sont des corrompus. Une fraction significative d’entre eux a choisi, plutôt, l’option corrupteur. Un emploi qui, lui aussi, peut rapporter gros.

14- La taquinerie, c’est la version soft de la perversité. Parfois, on pourrait dire : sa version low cost. C’est qu’en effet le pervers s’expose à de très sévères mesures de rétorsion. Le taquin plus rarement. Le taquin amuse, le grand pervers transit. Et pourtant : grattez le taquin, vous trouverez souvent un pervers pusillanime. Un gagne-petit de la perversité. Ou alors un type qui, ne voulant rien savoir de son intrinsèque perversité, se voit plutôt en roi de la bonne blague.

15- La petite dame Meloni qui a, depuis toujours (et aujourd’hui qu’elle est aux affaires plus que jamais) les yeux de Chimène pour la flamme tricolore du fascisme italien ne compte que des amis parmi les VIP de la démocratie libérale et illibérale – Rishi Sunak, Viktor Orban, Ursula von der Leyen, Joe Biden, Donald Trump... Ils l’adorent, elle est devenue leur mascotte vert blanc rouge... Ce qui tendrait à montrer que désormais, le fascisme a tout à fait cessé d’être, dans le contexte global du libéralisme politique, ce qui est supposé s’opposer à « nos valeurs » ; que tout au contraire, le post-néo fascisme blond, cool et décomplexé est, dans sa toute dernière version féminisée, l’option la plus en vogue en matière de démocratie néo-libérale.
Quand, demain, le Parlement européen sera un remake du Reichstag version 1933, Meloni et Bardella y donneront le tempo, sous le regard attendri de la baronne tudesque. La presse satirique titrera « Italien siegt an allen Fronten ! » et les enfants des écoles méritants recevront en cadeau, lors de la distribution des prix, des faisceaux de licteur (fasci) en plastique – aux quatre coins de l’Europe, de Brest à Timisoara, de Copenhague à Malaga.

16- Vous ne vous intéressez pas à la politique albanaise ? Vous avez bien tort ! Edi Rama, l’indéboulonnable premier ministre supposément socialiste de ce pays vient de signer avec la néo-mussolinienne Giorgia Meloni un accord scélérat portant sur l’établissement sur le sol albanais de centres de rétention délocalisés, destinés à permettre aux autorités italiennes d’opérer le tri parmi les migrants entrés dans la Péninsule sans y avoir été invités. Un « geste » d’amitié en faveur de la post-néo-fasciste qui, non seulement repose sur un criant abandon de souveraineté (la police italienne sera reine dans cet espace) mais surtout un outrage à la mémoire des partisans albanais qui, pendant la Seconde guerre mondiale, ont lutté pour chasser de leur pays l’envahisseur fasciste italien – non sans succès.
Edi Rama, politicien retors et cynique et « ami » de tout le monde, de Biden non moins que d’Erdogan, de Macron non moins que du Diable et de sa grand-mère, s’est fait connaître au-delà des frontières de son petit pays en exhibant son tempérament artiste lorsqu’il était maire de Tirana – ceci en faisant repeindre aux couleurs les plus vives les HLM délabrés construits sous le régime communiste au bord de la rivière-égout qui traverse la ville...
La culture, le patrimoine est ici le biais par lequel l’apostat du Parti socialiste albanais (plus pro-US et ultra-libéral que lui, tu meurs...) s’est arrogé un profil intéressant, à l’international. Avec lui, le côté artiste du cannibalisme libéral contemporain s’affiche au fil des déplacements à l’étranger, secondé par l’étourdissant polyglottisme de rigueur.
Une fois de plus, il nous faut apprendre à défaire les plis dans lesquels nos opérations cognitives et nos pratiques discursives sont généralement embourbées : non, le monde de la culture n’est pas cette planète enchantée que tout opposerait à la sphère politique vouée, elle, aux jeux de pouvoir implacables et aux calculs glacés de l’ambition. La culture est domaine de pouvoir non moins que la politique politichienne, et le cynisme y donne le ton non moins que dans la politique des partis. Une notion comme celle de la séparation des instances et des pouvoirs, vantée comme qualité vitale de la démocratie en général et de la démocratie contemporaine en particulier, est l’une des plus grossières fabrications de l’idéologie reine. Ce qui prévaut, c’est au contraire la figure du continuum et des fluides circulations, passages, couloirs, correspondances, ronds-points, échangeurs (etc.) permettant de passer en douceur d’un plan à l’autre – dans le cas de Rama, l’ascension conduisant de la mairie de Tirana au poste de premier ministre, via le passage à la couleur tant plébiscitaire que publicitaire d’un quartier plébéien de la ville – se désignera à bon escient comme un vrai travail d’artiste – au sens rigoureusement canaille de l’expression. Mais la culture et le patrimoine sont ici, bien sûr, davantage que les otages de la politique politicienne et du culte du pouvoir, ses plus solides et serviles auxiliaires.

17- La domination a plus d’un tour dans son sac. Dans les démocraties occidentales contemporaines, elle trouve un solide appui dans la perpétuation de toute une gamme de fausses antinomies (fascisme/démocratie, totalitarisme/régime libéral...) ou, ici, de séparations (les fameux « intervalles » arendtiens) devenus imaginaires ou purement rhétoriques – des séparations ou des oppositions, donc, qui présideraient à la répartition des pouvoirs, des instances et des sphères dans nos sociétés. Mais cette fable apparaît toujours plus distinctement cousue de fil blanc – la figure pertinente et opératoire, est aujourd’hui celle des continuités, de l’homogénéité croissante et des circulations toujours plus coulantes entre un domaine (de pouvoir, notamment) et l’autre. Le vrai travail de la philosophie consiste à s’extraire des plis – pas les plis deleuziens (les origamis) –, les plis en forme de sillons, les ornières de la pensée. Chaque nouvelle génération philosophique reçoit une sommation – celle d’avoir à sortir des plis où somnole et ressasse la pensée moyenne, dans l’horizon du présent – à commencer par la doxa philosophique de l’époque. Pour cela, il lui faut trouver des appuis ; on ne s’extrait pas des plis par ses propres forces en se tirant par les cheveux. Les penseurs du présent qui s’approprient ce geste font recours pour cela à des philosophes intempestifs ou mécontemporains d’hier, ceux dont la puissance de la pensée prend les plis du présent par le travers – Deleuze prend appui sur Hume, Nietzsche et Bergson, Foucault s’en va constamment voir ailleurs – ceci avant de devenir eux-mêmes les points d’appui d’une nouvelle génération avide de penser et dire les choses tout autrement.
Tout ça, c’est fini, camarade ! Vieux jeu ! Aujourd’hui, le grand art, ce n’est plus de défaire les plis, mais tout au contraire à s’y terrer solidement, au plus profond. Les postes à l’Université, les livres à succès et les plateaux de télé sont à ce prix.

18- Le plus beau des poèmes, celui des Européennes !

Avec Léon, je reprends la main (la droite ou la gauche ? On s’y perd...)
Avec Marion, je fais le fier
Avec Nathalie, je choisis mon camp (retranché)
Avec François-Xavier, je maîtrise mon destin
Avec Marie, je verdis (je pâlis aussi)
Avec Selma, je révolutionne, en urgence
Avec Valérie, je monte en force (lol)
Avec Raphaël, je sonne le réveil (des morts)
Avec Florian, je frexite
Avec Jordan, je fais triompher les trois couleurs (couleuvres)
Avec Manon, je change tout (enfin, presque)

Mais surtout :
Avec Hélène, je miaule, je meugle, je bêle ! Les loups vont entrer à Strasbourg ! A Bruxelles !

19- Aujourd’hui plus que jamais, le fait qu’une population soit placée sous la dépendance d’un Etat disposant de la force nucléaire ne constitue pas pour elle une protection mais tout au contraire un facteur d’exposition – mortelle. La chose saute aux yeux dans le contexte de l’escalade en cours en Ukraine et de la montée des menaces globales qui l’accompagnent. Le jour où les dirigeants russes, en mauvaise posture dans le conflit ukrainien, se résoudraient à jouer leur va-tout (plutôt qu’à perdre le pouvoir) en recourant à l’arme nucléaire, la population vivant sur le territoire français serait aux premières loges, du fait même que la France est une puissance nucléaire. Ce ne sont pas l’Allemagne, l’Italie ou les Pays-Bas, dont les gouvernants sont pourtant fortement engagés dans le conflit ukrainien mais qui ne sont pas dotés de l’arme nucléaire qui seraient alors la cible prioritaire des ogives russes, mais bien le pays de la « force de frappe ». La Grande-Bretagne, autre puissance nucléaire, demeurerait, elle, à couvert de son protecteur états-unien lequel, selon toute probabilité, ne s’engagerait pas dans une guerre totale sur le sol européen. Les rodomontades du matamore élyséen ne font ici que pimenter le risque de l’escalade, si visible à l’œil nu que même Le Monde s’en émeut.
Or, dites-moi un peu, quel est l’état de préparation des pouvoirs publics et des populations à une attaque nucléaire contre la bonne ville de Clermont-Ferrand, l’agglomération d’Aix-Marseille, Toulouse et sa banlieue ? Même scénario que pour le Covid, en grand, très grand ?

20- Ils n’ont pas de programme, ils n’ont que des idées fixes surgies du plus profond de leur cerveau reptilien et soutenues par le plus féroce, le plus irrépressible des appétits de pouvoir. Rien d’autre ne compte, leur programme change tous les jours, selon les opportunités du moment. Ce dont ils rêvent toutes les nuits, c’est d’une police chauffée à blanc et toute entière à leur dévolution, d’épais tapis rouges qui les attendent au pied de l’avion de la République, et de 20 heures à répétition où paraître en majesté, épaulés par les cireurs de bottes de service. Ils piaffent et écument aux portes du pouvoir. Ils n’en peuvent plus d’attendre le jour et l’heure où ils prendront possession des moyens de l’Etat comme on s’empare d’une colonie. Ce ne sont pas des partis mais des corps expéditionnaires, des bandes organisées, ne reculant devant rien. Les partis politiques d’aujourd’hui, dans les démocraties occidentales et leurs imitations, ressemblent de plus en plus à des gangs, des triades, des cartels en guerre contre d’autres gangs, triades, cartels. Le plus roublard, dépourvu de scrupules, menteur invétéré l’emporte – jusqu’à ce qu’il ait, à son tour, trouvé son maître.
A l’évidence, il est déjà trop tard pour leur limer les dents.

21- Plus ils ont en partage les mêmes obsessions et les mêmes éléments de langage, plus ce qui les sépare est évanescent, et plus le conflit imaginaire qui les oppose doit être mis en scène avec bruit et fureur, comme s’ils étaient sur le point d’en découdre, les armes à la main. Plus les démocraties contemporaines sont vouées au consensus informe, plus le pathos du conflit simulé et surjoué doit être cultivé. De quoi vous dégoûter du théâtre à tout jamais.

22- K-pop sur clés USB contre mégots et crottes de chien – c’est aujourd’hui le quotidien de la propagande échangée par ballons entre Corée du Nord et Corée du Sud. La guerre qui vient emprunte des chemins enchanteurs. Demain, on rigolera moins...

Jessica Lioubova

Notes

[1Il n’y en a pas – ils contiennent l’un et l’autre des polluants éternels.