Alle reden vom Wetter, wir nicht !

, par Alain Brossat


« Nul ne peut dire sans être comique qu’il s’apprête à quelque intervention renversante : il doit renverser, voilà tout »
Georges Bataille, La part maudite

Je m’étais entiché, au temps de mes folles années marxistes-révolutionnaires d’une affiche rouge, également diffusée sous forme de carte postale, où l’on voyait Marx, Engels et Lénine, de profil, proclamant crânement, et en allemand : « Alle reden vom Wetter, wir nicht ! » – tout le monde parle du temps qu’il fait, pas nous !
J’y trouvais la pleine justification, sous une forme saisissant l’imagination (avec la combinaison de l’image-choc parodiant l’iconographie soviétique et de la formule bien frappée) de ce qu’il faut bien appeler notre aristocratisme révolutionnaire de l’époque : nous, héritiers directs des susnommés, nous occupions de choses sérieuses, de la révolution, de l’émancipation de l’humanité ; la grande Histoire était notre milieu de vie, tandis que le commun des mortels, lui, passait son temps à bavasser et se perdre en considérations inconsistantes sur la météo du jour. Nous, aristocratie communiste, étions une humanité d’un genre spécial – celui qui consacre sa vie (et la sacrifie au besoin) aux causes vitales et ceci sans égard pour « le temps qu’il fait »...

Aujourd’hui, les livres de Latour, Stengers et Malm ayant supplanté les classiques du marxisme sur le haut de la pile (et sur ma table de chevet), j’en viens à me dire que si les susdésignés, et nous avec eux, plutôt que persévérer aveuglement dans la foi productiviste, industrialiste, développementiste, extractiviste, croissantiste, progressiste (etc.) que nous partagions alors avec nos ennemis, nous étions un peu plus souciés du temps qu’il faisait et surtout qu’il allait faire, quelques décennies plus loin sur cette voie royale (cette ligne de fuite ?), nous ne nous en porterions pas plus mal aujourd’hui...
Nous étions prêts à politiser à peu près tout – la vie du couple, les rapports sexuels, l’aménagement du territoire, l’habitat, la folie (la psychiatrie), la prison, les pénalités, l’Ecole, la Justice – mais pas le temps qu’il fait. Nous aimions, comme tout le monde, qu’il fasse beau, chaud et sec, quand nous nous accordions nos congés militants – un mois, pas plus. Aujourd’hui, le temps qu’il fait s’est divisé en deux : il demeure l’objet « liquide », consensuel en tant qu’inconsistant, des conversations entre voisins ; mais il est aussi entretemps devenu, sous le nom de changement (réchauffement) climatique, la question politique de l’époque, celle à laquelle en viennent à se subordonner désormais, en principe du moins, toutes les autres.

On répète sans fin, après Hegel, que la Raison (s’incarnant sous la forme du développement de l’Histoire) est le domaine des ruses. Plutôt que proprement rusée, je dirais que l’Histoire est joueuse, blagueuse, mais sur un mode quand même un peu corsé : la manière dont elle tourne ici en dérision nos prétentions passées, tant à avoir déchiffré ses « lois » qu’à nous faire les exécuteurs de ses décrets, est tout de même un peu rude. Disons-le carrément : elle nous renvoie à notre néant, en exposant crûment la façon dont nous sommes passés à côté de l’époque qui venait, ne voyant rien venir, précisément, de ce qui aujourd’hui nous est lourdement tombé dessus : « le temps qu’il fait », c’est désormais la question de tout ou rien.
Notre intuition historique (notre Histoire-affect) étaient entièrement placées sous le signe des alternatives tranchées, des « ou bien... ou bien » – socialisme ou barbarie, révolution ou fascisme, la révolution prolétarienne comme seule alternative à la guerre impérialiste, etc. Aujourd’hui, ce mode de pensée dont le propre est d’intensifier notre perception du présent et ce qui s’y décide continue, plus que jamais, à exercer son emprise – mais le voici tout entier (ou presque) déplacé du côté des enjeux environnementaux et climatiques : soit « nous » parvenons non seulement à endiguer la progression du réchauffement climatique mais à en réduire drastiquement les effets mortifères, soit, dans quelques décennies des régions entières de la planète seront devenues inhabitables et les catastrophes environnementales se multipliant, nos existences seront emportées par le chaos.
Ce « ou bien... » ou bien » draconien est agencé sur l’image du compte à rebours – Es is fünf vor Zwölf, pour continuer en allemand, il est minuit moins cinq, « nous » sommes engagés dans une course contre la mort et si « nous » ne savons pas nous établir dans l’état d’urgence et adopter les dispositifs d’exception qui s’imposent, nous entrerons, sans espoir de retour, dans le temps de la catastrophe, de l’apocalypse climatique. D’où l’efficacité, la puissance, dans ce contexte, de l’image de la comète tueuse qui vient à notre rencontre (Don’t Look Up qui n’est jamais qu’une version apocalyptique grinçante et réaliste, pour adultes désillusionnés, de L’étoile mystérieuse, de Hergé – mais les albums Tintin, c’était juste pour donner le frisson aux enfants ; voilà un bon indice de la radicalité du changement d’époque).

Il faudrait ici distinguer deux problèmes : d’une part, celui des continuités et discontinuités des modes d’intuition et des schèmes de pensée (des images-pensées) sous les conditions desquels nous saisissons notre présent (notre actualité, notre époque, ce qui nous arrive...) ; d’autre part, celui du réalisme ou de la véracité des diagnostics et des pronostics que soutiennent ces modes d’appréhension et des productions discursives qui s’y enchaînent.
Sur le premier point, on ne peut qu’être frappé par les continuités qui s’affichent dans les modes de saisie du présent par la pensée radicale-critique, dans les conditions même imposées par le brutal changement de référent et de paradigme – du tout-Histoire au tout-environnement ou bien du basculement du personnage conceptuel Révolution à cet autre, ce tout autre – Planète ou, avec Bruno Latour, Gaïa. Moi qui ai longuement habité la première de ces sphères (d’un seul tenant affectives et intellectuelles), je ne me sens pas particulièrement dépaysé lorsque je fais mes premiers pas, tout emprunté, dans la seconde : c’est que les « entweder.... oder », ça me connaît, je dirais même que durant tout ma carrière (lol) marxiste-révolutionnaire et bien ultérieure, même, je n’ai connu que ça. L’Histoire, comme milieu de vie primordial, a toujours été pour nous (un tout autre nous que celui qui s’agrège aujourd’hui autour du motif de l’urgence climatique) le domaine des sommations, des diktats, de l’urgence, des chemins qui se divisent en deux : vous vous fourvoyez sur l’embranchement qui part à droite, et vous voilà bientôt en pleine terreur fasciste ; vous prenez le sentier escarpé qui monte à main gauche et là, peut-être, si les auspices sont favorables, c’est le sentier escarpé de l’émancipation qui se dessinera sur la ligne d’horizon.
Dans la pensée et l’action marxistes-révolutionnaires se situant entre la Première et la Seconde guerre mondiale, les trois grands promoteurs (à la fois dans le domaine de la théorie, de l’analyse du présent et de la pratique révolutionnaire) de ce mode d’appréhension du présent placé sous l’égide de cette figure du choix destinal sont Lénine, Rosa Luxemburg et Trotsky. Les écrits de Trotsky sur le fascisme, sur les suites du Front populaire en France et la marche au pouvoir des nazis, justement célébrés pour leur lucidité et leur qualité prémonitoire, sont tout entiers placés sous ce signe : toute décision, toute bifurcation politique, toute dérobade, tout succès ou échec partiel y devient question de tout ou rien. L’Histoire chauffée à blanc de cette période (les années 1930-40) est ce milieu impitoyable dans lequel les tergiversations, la procrastination, la temporisation, les conduites velléitaires ne pardonnent pas. L’inaptitude à affronter les défis du présent se paie au prix fort, et comptant.
Or, cet affect de la pensée subissant la pression de l’urgence absolue, cette figure du calendrier incandescent ou du mécanisme de l’horloge dont le tic-tac se fait toujours plus assourdissant au fur et à mesure que les aiguilles se rapprochent de l’heure fatidique – tout cela se retrouve à peu près à l’identique dans le bruissement des discours agencés autour du motif de la maison qui brûle, à l’heure du dérèglement climatique. Parmi ceux qui récusent le climatoscepticisme (le déni du réel), deux positions s’opposent : selon l’une, le désastre est déjà échu, la catastrophe est le milieu dans lequel se situent nos pensées et nos actions – quand bien même le caractère limité de nos facultés imaginatives nous interdirait de mesurer la pleine portée de cette situation, de cette condition qui est la nôtre ; le désastre échu dessine une clôture qui nous enferme dans des figures de la répétition en forme de perpétuelle aggravation.
Cette position peut conduire à la résignation blasée, angoissée ou hébétée, au nihilisme, comme elle peut relever du pessimisme de la raison, celui qui nous interdit de nous bercer de l’illusion d’une salutaire bifurcation, in extremis, avant que nous ayons touché au point de non-retour – une illusion qui serait en quelque sorte le dernier éclat d’un progressisme entièrement récusé par l’état présent des choses. Selon cette position, c’est du cœur même de la catastrophe qu’il nous faut non pas envisager un avenir dont la possibilité même a été détruite par la catastrophe, mais plutôt des formes de survie faisant référence à des traditions immémoriales.
Mais cette position anti-historiciste, anti-dialectique, est vouée à rester minoritaire, tant elle demeure aujourd’hui contre-intuitive : ce n’est évidemment pas pour des raisons réalistes que nous tenons généralement à persévérer dans l’idée (qui n’en est pas une, à proprement parler, mais plutôt une pure illusion, une vue de l’esprit) selon laquelle la catastrophe, c’est ce qui se tient devant nous, ce qui nous attend si nous ne faisons pas ce qu’il faut pour empêcher qu’elle survienne ; ce n’est pas pour des raisons réalistes que nous campons sur cette position puisque ce que nous avons sous les yeux, c’est au contraire la multiplication des signes les plus tangibles de la réalité et l’effectivité de la catastrophe – au moment même où j’écris, une canicule précoce d’une acuité tout à fait inédite s’est abattue sur la France.
Si donc nous devons nous accrocher au schème de la catastrophe « devant nous », c’est que nous tenons avant tout à conserver des raisons d’espérer. Nous carburons non pas au réalisme, à l’analytique sobre et informée du présent, mais à l’espérance mécanique, somnambulique. C’est la raison pour laquelle la position largement dominante parmi ceux-celles qui s’activent contre le réchauffement climatique, de Extinction/Rebellion (XR) à ses critiques les plus intransigeants, inclus bon gré mal gré dans le même diagramme, demeure celle de l’urgence, entée sur l’increvable imagerie « minuit moins cinq ». Mais fondamentalement, cette position urgentiste/espérantiste repose sur un criant sophisme : si la catastrophe était déjà échue, c’est-à-dire le milieu dans lequel nous vivons, alors cela signifierait que nous les efforts que nous produisons jour après jour pour l’endiguer sont vains et stériles, en radical porte-à-faux sur le présent. Or, cette idée même nous est insupportable. Donc..., etc.
C’est le cauchemar récurrent de ceux/celles qui, ayant consacré toutes leurs forces à sauver le présent, sont tout à coup assaillis par le soupçon qu’ils pourraient s’être trompés d’époque et avoir donc dilapidé en vain leurs forces et leur jeunesse – comme on le voit dans cette scène très poignante du film des frères Taviani Saint-Michel avait un coq où un groupe de proscrits populistes croise un groupe de déportés socialistes, marxistes, qui les abreuvent de quolibets – bande de tarés, vous avez œuvré et souffert pour rien, car vous n’avez rien compris à l’époque !
Le soupçon tout benjaminien qui nous animerait dès lors (toutes choses égales par ailleurs concernant l’irréductibilité des conditions de toute époque à toute autre), ce serait que ceux qui forment le mainstream de la militance mobilisée autour de l’urgence climatique et persistent à voir la catastrophe devant eux, se trompent tout à fait dans leur perception de l’époque et sont victimes d’une classique illusion d’optique sur le présent – plutôt que plonger leur regard au cœur des ténèbres qu’ils habitent, plutôt que regarder la face de Méduse, ils préfèrent rejeter le désastre obscur vers un avenir encore conjurable [1].

Et pourtant, les plus lucides ou les moins naïfs d’entre eux, genre Andreas Malm [2], le disent bien : nous ne nourrissons aucune illusion quant à la volonté des classes dirigeantes à s’atteler vraiment à la tâche d’endiguer le réchauffement climatique. Toutes les grandes messes rassemblant les maîtres du monde autour de l’urgence climatique et des mesures nécessaires à son endiguement, c’est de la frime, ça ne les intéresse pas, car ils sont et demeurent des fonctionnaires de l’économie, de la croissance, du productivisme, de l’extractivisme – et ils carburent au présentisme. Les maîtres du monde sont, par position, fonction et vocation les fourriers de la catastrophe, la production du désastre est leur métier – un constat qui devrait être amplement suffisant pour donner à entendre aux urgentistes du climat que ce désastre, c’est bien désormais l’élément constituant, structurel de notre existence. Ce n’est pas pour rien que lorsqu’ils s’efforcent de dessiner les rudiments d’une stratégie et de tactiques politiques inscrites dans l’horizon du sauvetage in extremis avant que le pire ne s’accomplisse, ils ne font que tourner en rond.
Il nous va falloir, répète inlassablement Malm, forcer la main à ces élites de mauvaise composition et de mauvaise foi, aveugles face à la catastrophe qui vient. Comment ? En interrompant de toutes les façons imaginables le trafic habituel des affaires, de la vie économique, de la course au profit – blocages, occupations, si-ins, occupations du centre des villes, grèves scolaires et autres manifestations bruyantes et colorées. Le problème est évidemment ici celui de l’absence de toute commune mesure entre ce genre d’actions dispersées et sporadiques et la continuité, la massivité, la puissance pour tout dire, de ce que Malm appelle business-as-usual. Il en faudrait un peu davantage pour « disrupt » l’industrie automobile que des petits groupes d’Indiens » métropolitains autant que sporadiques, arpentant nuitamment les rues des grandes villes d’Europe en quête de SUVs (4X4) à égratigner à coups de clés ou à mettre à plat [3]. Il en faudrait un peu plus qu’une succession de rassemblements, marches et performances pour reconduire au réel de l’urgence climatique les élites davosiennes – ou plutôt pour les placer en situation d’avoir à se soumettre ou se démettre, vu que ce réel, au fond, elles le connaissent parfaitement et que le seul problème est celui de leur nihilisme constitutif : elles savent, mais elles ne dévient pas d’un pouce de leur trajectoire, vu qu’elles s’en foutent, elles vivent dans le présent de l’intérêt à court terme et du profit optimal, il y a bien longtemps qu’elles ont perdu la capacité de faire des calculs rationnels d’intérêt à long terme, qui porteraient au-delà de la sphère de leurs propre espérance de vie aux affaires ou au pouvoir. Si « les forcer », comme le dit Malm, c’est l’opposé de les démettre ou de les renverser, ce qu’il s’agit donc bien de préserver avant tout, c’est ce qui sépare un jeu communicationnel d’un soulèvement ou d’une révolution : on ne va pas rayer la carrosserie ni crever les pneus et moins encore brûler les 4X4 de la démocratie parlementaire, on va admonester ses représentants jusqu’à ce qu’ils finissent par se rendre à nos raisons – tels sont les habits neufs du vieux réformisme à la renverse, en version écolo-climatique.

Le problème majeur de la lutte contre le désastre climatique et environnemental, c’est l’absence d’un sujet collectif qui la porte, comme lutte révolutionnaire (visant au renversement du désastre établi qui s’est substitué à l’ordre établi de jadis et naguère). Et, à défaut d’organisation qui la soutienne, le défaut d’une suture entre ce qui se désigne comme l’urgence et l’orientation distinctement renversante de la lutte saute aux yeux. En l’absence de ces conditions premières, la figure de la catastrophe imminente et des moyens de la conjurer se dilue perpétuellement dans les incantations, les rodomontades et les velléités. Ce n’est pas pour rien que le livre susmentionné d’Andreas Malm How to Blow a Pipeline trahit cette posture dès son titre – un coup de bluff, une surenchère démagogique, un hymne au sabotage annoncé – pour du beurre, pour jouer à se faire peur et impressionner le chaland : sous ce titre ronflant et vide, le livre se traduit dans toutes les langues et il n’en demeure qu’une collection d’incantations : « Let the capitalists who keep on investing in the fire know that their properties will be trashed » – bonne nouvelle, mais quand ça, ou ça et comment ? Ou bien encore : « Perhaps (je souligne, AB), one day, millions of Egypians will stream into the zone of the Suez Canal to protest against the forces wrecking their lives and some of them veer off towards Sissi’s coal plants... » – on peut toujours rêver, en effet, mais en bon français, ce genre de rêve éveillé, ça s’appelle plutôt du wishful thinking que de la stratégie politique. Et puis encore : « What if hundreds of thousands followed in the footsteps of Reznicek and Montoya [deux activistes condamnées à cent dix ans de prison aux Etats-Unis après s’être dénoncées pour un sabotage pro-environnemental n’ayant provoqué aucune perte humaine] ? ».
Le raisonnement en « What if... ? », récurrent dans le livre de Malm est la signature de l’impuissance et de l’impasse stratégique dans laquelle tourne en rond la radicalité climato-urgentiste dont il se veut le porte-parole. Non, décidément non, ce mouvement, ici enfermé dans les gestes mimétiques du sabotage (par opposition, bien sûr, au terrorisme, le repoussoir universel) ne forcera la main à personne et surtout pas aux gouvernants et aux puissances économiques ; ceci précisément parce qu’il vit en état d’apesanteur, tant sociale que politique – sur quelle composition de forces repose-t-il ? Il ne suffit pas d’incriminer le caractère caricaturalement blancocentrique de classe moyenne d’Extinction Rebellion pour se trouver soi-même exempt de tous les travers de la radicalité Global North de classe moyenne. A aucun moment Malm n’envisage que la figure de la catastrophe imminente et de l’action placée sous le signe de l’urgence pour cette raison même [4] puisse être, avant tout, parfaitement homogène à la perception de la crise environnementale globale par, disons, la fraction éclairée et « conscientisée » de la classe moyenne du Nord global, plus occidentalocentrée que jamais – que cette figure de la catastrophe encore à venir et conjurable puisse être avant tout l’idéologie de cette espèce-là.

Ce qui fait singulièrement défaut à cette espèce-là, c’est la sensibilité à la différenciation des modalités spatio-temporelles de l’urgence climatique. Si elle peut voir le désastre comme non échu, éventuellement imminent mais encore évitable, c’est qu’elle, dans ses conditions propres, ne subit pas l’urgence dans les mêmes formes que d’autres fractions et catégories de l’espèce humaine. C’est que, dans son existence propre, elle en subit déjà les inconvénients, mais sur un mode encore supportable. Si l’image du désastre qui nous guette si nous ne faisons pas ce qu’il faut pour l’éviter (une injonction morale) peut être l’idéologie moyenne des militants de l’urgence climatique dans le Nord global, c’est qu’ils ont, dans leurs existences, dans leur monde propre, encore un peu de marge avant que la catastrophe ne leur tombe vraiment dessus – entendons par là : d’une manière radicalement disruptive qui interrompe effectivement et rende impraticable leur mode de vie et leur business-as-usual. Ils sont encore protégés de ce choc majeur et supposément final par toutes sortes de membranes et de filtres, de sphères, de bulles et autres dispositifs d’immunisation. Ceci par contraste avec toute cette plèbe du monde, pour qui, notamment dans le Sud global mais dans le Nord aussi, pour beaucoup, le présent n’est pas fait de l’ « urgence » climatique, mais bien du désastre environnemental, climatique, politique bel et bien échu – ils sont en plein dedans – ouvriers népalais des chantiers de la Coupe du monde de foot au Qatar, paysans des régions de l’Inde grillées par la canicule, peuples premiers de l’Amazone chassés de leur espaces par la déforestation et la course au minerai, migrants de tous les suds lancés sur les routes de l’exil par le devenir-inhabitable et invivable de leurs espaces propres – et chez nous, ouvriers des chantiers accablés par la canicule.

Ce qui veut dire ceci : la question climatique, pour les climatoconscients du Nord global, conserve le statut d’une cause (davantage que d’une expérience propre) en appelant plus ou moins ouvertement à un sursaut moral, un redoublement de vigilance et la multiplication de dispositifs d’alerte. Or, ce qui serait bien plutôt l’urgence, ce serait la problématisation d’une forme nouvelle de la lutte des classes entendue comme lutte des espèces. Les sévères remontrances et mises en garde que Greta Thunberg et Andreas Malm adressent aux puissants du monde ressemblent trop à ces sermons qui se prononcent dans les églises luthériennes des films d’Ingmar Bergman – ceux/celles qui adoptent cette modalité de l’admonestation sont des prêtres, jeunes ou vieux, hommes ou femmes (L’Eglise luthérienne accorde toute leur place aux pasteur-e-s).
Or, si la question du climat et de l’environnement doit devenir un front de lutte, la condition en est que se forme un peuple non pas du sauvetage de la planète mais de la destruction de ce qui la détruit. Et l’ossature de ce peuple, ce ne sont ou seraient pas les Indiens métropolitains scandinaves autant qu’intermittents, mais bien ceux qui sont déjà au cœur du désastre, la plèbe de la catastrophe climatique, les damnés du saccage environnemental, les spoliés (et non les bénéficiaires, comme la classe moyenne du Nord global) de l’extractivisme, du pillage des richesses naturelles et de l’échange inégal. Et ce peuple du tort subi par l’effet du changement climatique n’a rigoureusement rien à faire des discussions scolastiques entre pacifistes intégraux et pacifistes conditionnels, partisans du sabotage soft et de moyens plus énergiques – le tout sur fond d’horreur et d’abjuration unanime du « terrorisme ».
Lorsque, sous l’effet de l’empirement des conditions générales, cette lutte des espèces mettant aux prises ceux qui, plongés au cœur du désastre, totalement exposés, en sont réduits aux moyens les plus extrêmes et ceux qui, enfermés dans leurs bulles et protégés par leurs sas, continuent, envers et contre tout, d’y tirer leur épingle du jeu, parviendra à maturité, alors, ce sera non seulement une lutte à mort, mais bien vouée aux formes les plus barbares ; une lutte dont l’enjeu seront les moyens les plus élémentaires de la survie – l’eau, la nourriture, l’air respirable, les habitations, les moyens de déplacement – d’ailleurs, la façon dont la vieille Europe pratique le push-back des réfugiés, les voue à la désolation et à la mort est la forme concrète de cette modalité de la lutte – du côté des privilégiés. Attendez un peu le retour de bâton et le contrechamp, it’s just a matter of time...
Ce qu’il est urgent de problématiser, c’est l’émergence d’une nouvelle plèbe mondiale du désastre climatique et environnemental et la politisation de cette figure – à quelles conditions pourraient se produire des compositions de forces selon lesquelles cette plèbe (ces damnés de la terre devenue inhabitable) pourraient devenir un peuple soulevé contre les tenants de l’Ancien régime immobiliste, tirant ses privilèges de la perpétuation du désastre.
Encore une fois, il n’y a rien, ou si peu, à attendre de ces pourfendeurs de l’extractivisme et autres lanceurs d’alerte qui, quand ils dressent devant une audience choisie le sombre tableau (parfaitement informé) de l’état du monde, jettent régulièrement un coup d’œil sur le smartphone dopé aux métaux rares posé devant eux, histoire de vérifier qu’ils ne débordent pas au-delà du temps imparti à leur savante communication ; et moins encore de cette gauche radicale multicartes qui, à Taïwan ou ailleurs, roule en SUV, histoire d’avoir une meilleure vue en surplomb sur l’état des luttes de classes et de bénéficier d’une clim’ plus performante. C’est ailleurs que se passent les choses – là où la question du climat et de l’environnement est d’ores et déjà devenue enjeu de vie ou de mort – et non pas cette inépuisable source de discours, cette machine à intensifier les affects, cette fabrique d’un peuple des émotions et du sentiment (ou de la bonne moralité écolo) qu’elle persiste à être sous les latitudes du Nord global.
Ou plutôt, s’il s’agit bien, dans le contexte de cette nouvelle lutte des classes mondiale placée sous le signe des enjeux climatiques et environnementaux (désormais indissociables de ce qui constitue le substrat de l’immémoriale division entre plèbe et patriciat), s’il s’agit bien de rassembler un peuple de la défection (de l’émancipation...) autour d’un affect, celui-ci ne saurait en aucun cas être, comme le proclament les activistes d’Extinction Rébellion, la peur, celle de la catastrophe imminente. Ce serait bien plutôt la rage, la sainte colère susceptible de mettre en mouvement ce peuple contre les fauteurs du désastre – ne jamais oublier que le crime a toujours « un nom et une adresse ». Des peurs, qui sans relâchent alimentent les fabriques du ressentiment et du rétrécissement de la vie, des craintes et des angoisses de toutes sortes, du réactif affectif, ce n’est pas ce qui manque, par les temps qui courent – l’époque en est même percluse et c’est bien là l’une des raisons pour lesquelles elle est si mal en point. Rajouter la peur à la peur, fût-ce pour la plus vertueuse des raisons (« réveiller » les gens face à l’urgence climatique), c’est une politique de gribouille, une politique d’esclave et de prêtre. L’émancipation ne carbure pas à la peur, un peuple de l’émancipation ne saurait se tremper dans la peur, à l’heure du péril. Si la peur est là, elle doit se convertir en énergie combattante face à un ennemi identifié. La haine, la Grande Haine de ce qui exténue nos existences, au sens où Nietzsche parle de Grande Santé, est ici infiniment préférable à la peur qui, immanquablement, frappe de sidération et pétrifie. La Grande Haine qui rassemble et met en mouvement, celle qui investit et renverse les Bastille(s) est, dans le registre des affects collectifs, d’une autre trempe que la peur ou l’angoisse qui, lorsqu’elle devient contagieuse, rétracte, paralyse ou bien alors conduit aux plus mortifères des passages à l’acte – lynchages, pogromes, expéditions punitives, quête des boucs émissaires, etc. Les militants d’Extinction Rebellion qui font des cordons devant les boutiques de luxe et les banques pour éviter que leurs vitrines volent en éclat agissent en auxiliaires de la police ; un pas plus loin, ils livreront aux flics les violents qui perturbent leurs gentilles manifestations.

D’une façon générale, les admonestations, les « vous ne voyez donc pas que... ?! » ne servent à rien. Ce ne sont pas les mises en garde proférées sur tous les tons, les implorations ou les adjurations qui tirent les gens de leur torpeur et les arrachent à leur passivité ; c’est dans le champ de leur expérience propre que se produisent les déclics éventuellement salutaires, susceptibles de les « réveiller » – de les rendre tout à coup sensibles à l’insupportable, à un problème, un danger mortel. Or, la question irrésolue est là : la plèbe du monde, qu’elle vive dans le Nord global ou le Sud global sur laquelle s’abattent d’ores et déjà de la manière la plus accablante les effets du dérèglement climatique et de la déconstruction de l’environnement est celle-là même qui, pour vivre et survivre, pour gagner sa vie, est vouée à être la main d’œuvre de la destruction continuée de l’habitabilité de la planète – petits agriculteurs abonnés aux pesticides, travailleurs du bâtiment embarqués dans la bétonisation à outrance des espaces urbains et des moyens de communication, forçats de la surpêche, etc. Telle est nœud coulant qui les étrangle : plus les conditions climatiques et environnementales se dégradent, plus leur condition d’esclaves du développement aveugle se renforce, plus leurs conditions de travail et de vie deviennent insupportables – le désastre, c’est donc pour eux, par excellence, le présent ; et pourtant, il leur faut interminablement contribuer à l’aggraver.
Comment passer de cette condition d’agents subalternes du désastre échu (plutôt que de la catastrophe annoncée) à celle de peuple de la défection et de la destitution du principe (du système) de destruction, ou encore ce que l’on pourrait appeler la matrice du désastre ? – cette question encore et toujours pour nous la quadrature du cercle. Mais du moins, face à cette aporie qui nous surplombe, le pessimisme de la raison vaut-il mieux que les sermons. Les prêtres de l’urgence climatique sont des fonctionnaires employés au ministère de la Moralité publique, qui veillent au salut des âmes tandis que continuent à prospérer l’horreur économique et la procrastination concertée des gouvernants, impliqués jusqu’au cou dans la destruction en cours. Ils ne sont pas les ennemis de ces derniers, plutôt leur prothèse morale, ceux qui, dans ce monde de brutes, ont à charge la sauvegarde de la common decency.
C’est la raison pour laquelle, les mantras autour du désastre imminent sont aussi étrangers à la situation réelle que les prêches dominicaux assortis de lectures et commentaires des Evangiles le sont à ce qui se joue, dans la vie réelle des hommes au-delà des portes de l’église ou du temple. C’est la raison pour laquelle la propagande de l’urgentisme environnementale manifeste cette prédilection marquée pour les chiffres et les graphiques, les expériences de pensée, les scénarios catastrophes, les projections – et beaucoup plus rarement sur l’analyse concrète des situations concrètes ; le recours à l’expertise scientifique ou à la connaissance légitimée a, bien évidemment, de solides assises face à la prolifération des stratégies de la désinformation calculée (comme le souligne à bon escient Bruno Latour) ; cependant, dans sa tournure dominante, cette expertise tend à être apolitique – en ce qu’elle ignore, notamment, l’état du monde dans sa texture géopolitique parcourue de tensions et de conflits ; ou plutôt elle s’en tient, sur ces questions, à la plus convenue des doxas du jour : demandez aux activistes de l’urgence climatique ce qu’ils-elles pensent de la guerre en Ukraine, du conflit entre les Etats-Unis et la Chine, et vous aurez, dans l’immense majorité des cas, du copié-collé des éditos du Monde ou du prêt-à-consommer télévisuel.

Or, ce point d’inflexion est essentiel, si l’on veut conserver le cap d’une approche politique réaliste et non morale/sentimentale des enjeux présents de la destruction de l’environnement et du dérèglement climatique. Le blank spot perpétuel du discours de l’urgence climatique aujourd’hui, c’est le recoupement ou le recouvrement de cet enjeu avec (par) le retour dans notre actualité du risque d’une guerre placée sous un autre régime que les guerres locales que nous avons connues depuis la disparition de l’URSS – la guerre des mondes. L’urgentisme climatique et ses représentations du présent sont, en ce sens, totalement déconnectés de toute pensée de l’actualité, de l’événement – de ce qui nous arrive, effectivement.

Dans un roman pour l’essentiel raté (dans sa construction littéraire) mais dont l’intrigue peut nous être ici utile à approfondir notre approche de cette question, un roman intitulé, donc, The World Set Free, H. G. Wells imagine, précisément, une guerre des mondes boosté par l’invention de l’arme nucléaire (belle anticipation, le roman est publié en 1914). La figure dessinée par Wells est déroutante : c’est celle d’une guerre nucléaire opposant deux coalitions ressemblant à s’y méprendre à celles qui furent aux prises au cours de la Première guerre mondiale et qui réduit l’Europe en cendres – ses capitales dévastées et des hordes de survivants hagards et abandonnés de tous errant sur les routes, déferlant sur les campagnes – « For a time in Western Europe at least it was indeed as if civilisation had come to a final collapse ». Mais, et c’est ici que se dessine le paradoxe troublant mis en scène par Wells, cette radicale interruption du cours de la civilisation en forme de destruction, et de ses fondements matériels et de ses bases spirituelles, va, dans le cours des choses, s’avérer providentielle – un grand ménage permettant à l’humanité et à ses élites gouvernantes de repartir d’un bon pas, dessinant l’horizon d’une complète refondation de la vie commune. Face à la faillite des pouvoirs traditionnels, impuissants à enrayer le désastre, une nouvelle élite formée de sages instruits par la Science émerge et jette les bases d’un gouvernement mondial. L’horizon d’un monde débarrassé de la guerre et de la plupart des maux qui, jusqu’alors, retardaient le développement humain et le progrès moral, se dégage.
Avec une sorte d’irénisme dont on ne sait trop s’il est naïf ou ironique (à entendre au second degré), Wells célèbre, avec ce roman bavard, mal ficelé et parfois carrément kitsch, les noces barbares de la catastrophe et de l’émancipation. La terreur (la guerre et la destruction atomiques) est décrite d’un ton tranquille comme le terreau du renouveau : « The catastrophe of the atomic bombs which shook men out of cities and businesses and economic relations shook them also out of their old established habits of thought, and out of the lightly held beliefs and prejudices that came down to them from the past (…) they were released from old ties ». La découverte par un physicien de génie de la radioactivité et de la puissance concentrée de l’énergie atomique, à la fin du XIXème siècle, devient, dans ce récit, l’instant béni conduisant l’humanité sur le chemin d’une mutation essentielle – avec ce passage obligé par la catastrophe : « This Modern State of ours [fondé sur la maîtrise de l’énergie atomique], which would have been a Utopian marvel a hundred years ago, is already the commonplace of life ».
Ce que Wells a ici en tête, c’est bien une dialectique de la catastrophe et de l’émancipation – il faut en passer par le désastre pour entrer dans cet âge post-historique où « there is no absolute limit to either knowledge or power » – « It is as if a great window opened », conclut le grand sage nommé Karenin (comme Anna Karénine...) qui a accompagné ce bond prodigieux dans le New Age...

On peut tout à fait se débarrasser des divagations catastrophistes et futuristes de Wells d’un haussement d’épaules et lui préférer la supposée sagesse (devenue cliché, commonplace) des dystopies orwelliennes – 1984, La ferme des animaux. Mais il se pourrait aussi que ce roman mal ficelé recèle une sagesse subreptice. Le découvrant aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de le rapprocher de la plus récente et massive des catastrophes qui a effectivement et durablement interrompu le cours du désastre ordinaire – celui qui nourrit jour après jour la destruction de l’environnement et le dérèglement du climat : la pandémie du Covid 19. La grande leçon « épocale » (epoch-making dans sa puissance d’interruption) que nous pouvons tirer de cet interminable épisode est bien celle-ci : ce qui a mis le couteau sous la gorge aux gouvernants et aux barons de l’économie, à l’échelle mondiale, ce ne sont pas les pressions, véhémentes ou amicales des mouvements écologistes et des activistes de l’urgence climatique, ce ne sont pas les objurgations et les appels à la raison – mais bien les conditions dictées par le désastre sanitaire. La figure de la ruse de l’Histoire revient bien dans cette suture qui s’est opérée sous nos yeux ébahis entre les deux dimensions de la pandémie – un désastre sanitaire à six millions de morts, au bas mot, à l’échelle de la planète et, dans le même temps, cet instant suspendu durant lequel la pollution s’éloigne du centre des villes, le vacarme quotidien cesse, le productivisme et le croissantisme sont heureusement à la peine, etc. La catastrophe, dans cette configuration, devient bien ce cas de force majeure, cette dévastation ou calamité qui, provisoirement, expose aux yeux de tous l’inconsistance des illusions sur lesquelles se fonde notre modèle de civilisation.
C’est, dans notre expérience propre et sous nos yeux, la pandémie qui occupe la place de ce désastre providentiel que constitue, dans l’utopie dystopique de Wells, la guerre nucléaire.
Un pas plus loin, il ne s’agirait évidemment pas de dire que c’est la guerre des mondes qui s’annonce sous les oripeaux de la nouvelle Guerre froide encore en mer de Chine et chaude déjà en Ukraine, qui nous sauvera du désastre environnemental et climatique annoncé. Il s’agirait simplement de mettre en lumière que les incantations climato-urgentistes qui ne tiennent aucun compte de la situation réelle dans la dimension historico-géo-politique, valent exactement ce que valent les mantras pacifistes de tous temps, sans prise sur les configurations et les champs de force réels – on veut la paix, pas la guerre, etc. – OK, d’accord, mais les bases US à Okinawa, vous les voulez, ou pas ? Il s’agirait simplement de dire qu’il se pourrait bien que ce qui manifeste sa puissance interruptive de la catastrophe (environnementale, climatique) ce serait plutôt une autre catastrophe (une guerre des mondes) qu’une nouvelle et pathétique adresse de Greta Thunberg aux puissants de ce monde, soutenue par cent performances d’Extinction Rebellion aux quatre coins du Nord global.
La question infiniment sérieuse que pose en toute candeur et maladresse, pourrait-on dire, le roman de Wells est celle de savoir de quel « bois » spécial doit être faite une catastrophe pour que celle-ci devienne un événement qui dessine l’horizon d’une bifurcation heureuse, émancipatrice, pour l’humanité dans son ensemble. Pour ce qui concerne la guerre atomique, le moins que l’on puisse dire est que Hiroshima et Nagasaki ont démenti de la manière la plus radicale et catégorique la prédiction (et l’espérance) wellesiennes. En revanche, on pourrait argumenter, mais ce serait un travail de précision, qu’après Auschwitz le signe d’exception qui s’associe au génocide tend à faire du rejet de celui-ci une idée régulatrice que l’humanité aurait en commun. Mais ce ne serait là, dans tous les cas, qu’une bifurcation partielle et conditionnelle – d’autres génocides ont eu lieu après Auschwitz ; rien à voir, donc, avec le grand tournant heureux qui, dans le roman de Wells, relance la civilisation humaine. Persiste cette idée tenace qu’il faut parfois en passer par une catastrophe inouïe pour sortir de l’impasse dans laquelle une civilisation s’est jetée – une impasse que nous ne connaissons que trop bien : nos pénates y sont installés.

Comme souvent, c’est ici la littérature (ou le cinéma) qui nous aide à penser l’impensable, à faire face à une image insupportable surgie dans le présent, à la regarder dans les yeux – celle du désastre qui interrompt la catastrophe, à moins que ce ne soit l’inverse. Et la chose plus surprenante drôle et amère à la fois, est que ce soit ici un roman aussi mal foutu que possible qui remplisse cette fonction de réveil. Le raté est, à cet emplacement, non pas un défaut mais une qualité – comme au cinéma avec ces nanars qui, envers et contre tout, nous donnent du grain à moudre, nous font penser...

Alain Brossat

Notes

[1Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de traiter par le mépris tous-tes ceux-celles qui s’activent contre le réchauffement climatique et la destruction de l’environnement, les militant.e.s mobilisé.e.s par et pour des causes incontestables méritent le respect – il s’agit d’autre chose : s’interroger sur le tracé des mouvements, leur impensé et les échecs qui s’y annoncent.

[2Andreas Malm : How to Blow-up a Pipeline, Verso, 2021. Ce livre existe en version française aux éditions La fabrique.

[3L’allergie à « la violence » dans ce monde de l’urgentisme climatique est si forte que pour la majorité de ses activistes, les rayures sur la carrosserie des monstres rutilants et archi-polluants qui hantent désormais les rues de nos villes, les SUV, les coups de canif dans leurs pneus surdimensionnés, c’est déjà du quasi-terrorisme. Non, il faut dévisser le capuchon donnant accès à la valve, y glisser un grain de poivre, revisser le bouchon – le pneu se dégonfle lentement, sans qu’aucune « violence », à Dieu ne plaise, n’ait été commise contre le véhicule... Les ravages exercés par la pensée immunitaire sur les radicaux de notre temps n’ont jamais été aussi patents que dans ce cas d’école.

[4Une figure qui est le parfait décalque, dans la forme, du motif de l’Histoire qui nous « mord la nuque », selon la formule impérissable forgée par Daniel Bensaïd et qui fit longuement fureur dans notre mouvement.