Après les réjouissances du 2 décembre à l’Arc-de-Triomphe : un entretien exclusif avec le Soldat inconnu
– Alors, camarade Soldat inconnu, cette visite impromptue des gilets jaunes ?
– Ah, mon gars, le pied, t’imagines pas ! Depuis le temps ! Ça fait un siècle ou presque que je ne vois que ça – des badernes de toutes provenances, des médaillés jusqu’au trou de balle, des gorilles à six étoiles, tout le rebut des guerres coloniales, des requins pressés en Armani... et puis, les touristes, non mais quelle engeance, les touristes, et encore les touristes, j’te dis pas, avec leurs gosses qui me tournent autour comme des mouches et leurs blagues à la noix, toujours les mêmes – « Tiens, si ça se trouve, le gars, là, dans le caveau, c’est un Spountz, un Fritz, un Boche ! - Tu rigoles – un bamboula, un tirailleur sénégalais, quoi ! » Et ces sonneries aux morts et ces « présentez-arrrmes ! » qu’ils me gueulent dessus, et ces homélies de 11 Novembre, et ces « pour signer le Livre d’or, par ici, Monsieur le Président ! », et tous ces levers des couleurs, ces pitreries militaristes et ces cocoricos qui m’empêchent de dormir ! Ah, quel pied, oui ! Enfin des gens, des vrais gens qui parlent normalement et qui disent ce qu’ils veulent, et qui sauront, eux, pourquoi ils se sont battus ! Tiens, pour un peu, j’aurais versé ma larme, quand je les ai entendus débouler : « Macron démission ! Les gilets jaunes triompheront ! »...
– Mais ces gens qui disent : ces violences, tout de même... les tags sur l’Arc-de-Triomphe, les Champs-Elysées saccagés...
– Non, par les gens – les journaux. Laisse donc ce ton versaillais aux éditorialistes du Monde ! A France Info ! Moi, je te le dis, depuis le temps que ça couvait, depuis le temps qu’il faisait tout pour, le petit marquis, fallait bien que ça finisse par péter ! Qui sème le vent récolte la tempête ! Tu vois, moi, l’avantage de ma situation, c’est que de là où je suis, je vois tout, le poste d’observation idéal – et puis quand ils sont pas à m’emmerder avec leurs fanfares et leurs homélies, j’ai tout le temps pour réfléchir... Les nuits sont longues au milieu du rond-point, avec juste les quatre flics à dragonne qui montent la garde... Alors c’est forcé, j’observe et je pense, je gamberge... et donc, cela fait un petit bout de temps que je me dis que ça peut pas, que ça va pas durer longtemps comme ça... Que le bouchon va sauter, que ça va exploser, que les gens vont se révolter... Et quand j’ai entendu que ça se rapprochait, l’autre jour, que ça bagarrait ferme tout autour, les cris, les grenades, les charges et les contre-charges et les gilets jaunes qui donnaient du fil à retordre aux condés – là, je me suis dit que c’était bon... Et quand ils ont déboulé de partout sur l’esplanade et se sont serrés autour du caveau, eh bien, je te le dis, j’ai eu envie de lever le couvercle pour les prendre dans mes bras !
– La fraternisation, quoi...
– Oui, et même un peu plus... ça fait un moment que je repasse ça dans ma tête : au point où en sont arrivées les choses, la seule façon d’en sortir, c’est un bon vrai soulèvement ! Eh bien nous y voilà. Même si ça devait tourner vinaigre, je serai content que ça ait eu lieu. A force de piétiner l’aorte aux gens, on fait revenir le peuple, c’est forcé. Et pas un peuple d’opérette. Un peuple en rogne. Et qui casse – c’est forcé. C’est ce qu’ils comprendront jamais – les autres...
– Avant de faire Soldat inconnu, tu faisais quoi ?
– J’étais typo, anarchiste, abonné à La Guerre sociale...
– Ta révolte vient de loin...
– De très loin, et elle ira loin...
– Et tu t’appelais comment ?
– Jules...
– Jules comment ?
– Sais pas – j’ai oublié. Tout le monde s’appelait Jules, à l’époque...
– Belle Epoque ?
– Mon cul !
– Merci, camarade Soldat inconnu.
(propos recueillis par table tournante, le 3 décembre 2018).