Aristote et le baume du tigre
Lui : Alors, ça y est ?
Moi : Ca y est !
Lui : Montre un peu...
Moi : (lui tendant la carte) : Tiens, voilà – t’as les mains propres, au moins ? S’agirait pas de la saloper...
Lui (saisissant vivement l’objet) : T’inquiète... Wouah, ça a de la gueule ! (lisant) : « carte de victime n° 37859, délivrée le 1/12/2021, validité permanente » – signée par la Ministre en charge de la Citoyenneté et de la Solidarité elle-même, barrée de tricolore et tout et tout... oui, ça en jette, on peut le dire... Ah, tiens... le grade : « victime de troisième classe » – seulement ? Comment ça se fait ?
Moi : C’est normal. On commence aux échelons les plus bas et, peu à peu, on avance... Mais le motif, tu l’as vu, le motif ?
Lui : Voyons, c’est où... ? Ah, là, voilà : « Harcèlement, avec circonstances aggravantes » ! Parfait ! Excellent ! Tu n’as pas eu trop de mal à remplir le dossier ?
Moi : Mais non – pas eu besoin d’en rajouter le moins du monde... Tu connais l’histoire : comment, alors tout jeune chargé de cours au département de philo, une fin d’après-midi qu’il tombait des cordes, je me suis retrouvé coincé dans le bureau des profs, désert ; comment la directrice a ouvert la porte à la volée, et, l’ayant rapidement refermée et m’avisant seul, a lancé d’un ton sans réplique : « Ah, C., vous êtes-là... Mon cours sur La Poétique m’a crevée... n’y comprennent rien, cette bande d’abrutis... Tiens, ça me ferait du bien si vous me massiez un peu le cou avec ce baume du tigre... – et déjà, elle me tendait le petit pot de pommade gluante et puante – pas moyen de me défiler...
Lui : Ah, l’emprise, l’emprise...
Moi : Tu imagines la situation : moi, fraîchement recruté au département sur un poste précaire et sur un gros coup de piston, devant tout à la bienveillance de ma directrice de thèse, elle, et elle, précisément, spécialiste de réputation mondiale du Stagirite, comme ils disent... comblée d’honneurs et cumulant tous les pouvoirs, ancienne directrice de programme au Collège International de Philosophie, Docteure Honoris Causa de l’Université de Gramsh, Albanie, longtemps boursière de l’Institut de France pensionnaire de la Villa Medicis...
Lui : Belle carrière, en effet... Donc, tu t’exécutes...
Moi : La mort dans l’âme...
Lui : Ça dure longtemps... ?
Moi : Interminablement... un vrai cauchemar... une demi-heure, peut-être... Le pire étant que, plus elle se détendait, plus elle reprenait du poil de la bête : « Et Aubenque, ce plouc d’Aubenque qui n’a pas compris le premier mot des écrits acroamatiques ! Et le pathétique Tricot qui fait contresens sur contresens ! Et ce bouffon d’Heidegger... ! »... Plus les minutes passaient et plus elle se faisait véhémente, me prenant à témoin : « Non, mais là, au Livre E, 3, vous n’allez pas me dire que vous comprenez quoi que ce soit à la nature de l’accident, dans la traduction du pauvre Tricot ! Non mais quelle affliction... » – et tandis que progressivement la séance de massage se transformait en examen et que, emportée par les effluves de l’onguent chinois, elle m’acculait à faire étalage, tant de ma crasse ignorance de la Métaphysique que de mes lacunes en grec ancien...
Lui : Odieux – je vois le tableau... Et ensuite ?
Moi : Ensuite ? Rien : tout à coup, elle s’est redressée, a lancé d’un ton sec : « Bon – assez, merci ! », s’est rajustée, a rapidement rassemblé ses affaires et a quitté le bureau, me saluant à peine...
Lui : Et ça a continué, bien sûr...
Moi : Non, pas du tout, plus rien, jamais, quand elle me croisait dans le couloir ou à l’occasion des réunions du département, elle m’adressait tout juste un vague signe distrait et pendant les dix années qui ont suivi, c’est à peine si nous avons échangé trois mots...
Lui : Mais alors... ?
Moi : Le mal était fait, le traumatisme était là. Tout s’est enchaîné implacablement, mon interminable dépression, mes insomnies, l’échec de mon couple, ma carrière ratée, mes articles jamais achevés, mes absences répétées en cours, mes interventions foirées dans les colloques...
Lui : Tout ça à cause d’un massage ?
Moi : Aristote et le baume du tigre – le mélange n’est pas passé. Comme si j’avais été victime d’une intoxication tenace.
Lui : Un peu tiré par les cheveux, non... ?
Moi : Ecoute, ce n’est quand même pas pour rien que la Commission qui statue sur les plaintes en matière de harcèlement a validé ma demande de réparation et reconnu formellement et à l’unanimité le tort qui m’a été infligé ; ce n’est pas pour rien qu’elle a recommandé que ma persécutrice soit déchue de tous ses titres, que ses livres soient retirés des librairies et des bibliothèques et qu’elle soit radiée de l’enseignement supérieur...
Lui : C’est un fait... Mais à propos, à quelle hauteur les victimes de troisième classe sont-elles indemnisées ?
Moi : Une pension mensuelle de 2000 euros net, non-imposable. Pour les victimes de seconde classe, c’est 3000, pour les première classe 4500 et pour les hors-classe, ça doit aller chercher dans les 7000, avec logement et voiture de fonction. Entrée gratuite dans les musées, les cinémas, les théâtres, les stades et même à Roland Garros. Priorité dans les files d’attente pour la vaccination contre le Covid et aux Folies Bergères. Ceci pour toutes les catégories.
Lui : De quoi faire des jaloux...
Moi : C’est à ça qu’on reconnaît une société démocratique et civilisée – elle soigne et honore ses victimes.
Lui : Tu veux dire ceux et celles qu’elles reconnaît comme des victimes ?
Moi : Oui, enfin, ne finasse pas, tu m’as compris... les victimes, toutes les victimes, comme moi...
Lui : Et qu’est-ce qui te fait espérer un rapide passage en seconde classe ?
Moi : Mon bourreau, ma bourrelle, est désormais dans le collimateur des médias, il se confirme que je n’ai pas été sa seule proie, elle était coutumière du fait, une vraie mante religieuse– après chaque cours sur Aristote, il lui fallait un massage de la nuque – la perversité faite femme... les victimes sortent enfin de l’ombre, étudiants, jeunes collègues, jusqu’au préposé à la photocopie, vient-on d’apprendre récemment... Heureusement, les bouches s’ouvrent, Marianne annonce un dossier très complet pour la semaine prochaine, Médiapart est sur le coup...
Lui : Mieux vaut tard que jamais...
Moi : Oui – et que justice soit faite et le tort réparé, à la fin, et quand il est encore temps.
Rose Trémières