Black Friday – Versaillais contre Daechiens (de guerre)
« Pour créer des mensonges, il vaut mieux être sincère »
Henri Lefebvre
Dans cette guerre très manifestement asymétrique, la disproportions des forces n’est qu’un aspect des choses. Il y a aussi le fait que l’une des puissances engagée dans le conflit (« la France ») est considérée comme légitime et l’autre (« l’Etat islamique ») ne l’est pas. Il y a de surcroît le fait que la première se dit engagée dans une guerre d’éradication contre la seconde, ce qui peut signifier, à entendre les martiales déclarations de ses promoteurs, non seulement la liquidation de la puissance adverse, mais l’extermination de tous ceux qui la composent ; alors que la seconde, à l’évidence, n’a que les moyens d’effectuer des « saignées » ponctuelles sur le corps de l’ennemi – moins l’Etat français que la population de France.
Mais surtout, ce qui apparaît singulier dans ce conflit asymétrique (à propos duquel les deux parties aux prises ne s’entendent en fin de compte que sur un point, décisif, certes – il s’agit d’une guerre totale), c’est la posture adoptée par la puissance légitimée, celle qui envers et contre tout voit jouer en sa faveur une disproportions des forces écrasantes : son indignation sans bornes dès lors que la puissance sans légitimité contre laquelle elle a engagé les hostilités sans préavis ni déclaration en due forme s’avise de riposter ; bref, elle ne saurait admettre que ceux auxquels elle fait la guerre la lui fassent également – d’où le « c’est la guerre ! » incrédule et scandalisé prononcé par l’establishment politique français dans les heures et les jours suivant les attentats du 13 novembre.
Selon cette vision des choses qui est, grosso modo, celle de toutes les puissances occidentales engagées dans des opérations de guerre néo-coloniales et néo-impériales au Proche-Orient, en Libye hier et au Mali aujourd’hui, en Afghanistan, au Pakistan, les « terroristes » étant l’équivalent des pirates au XVIII° siècle, des ennemis du genre humain, se situant hors de toute communauté humaine - aucune espèce de condition de réciprocité ou de condition de reconnaissance mutuelle ne peut être prise en considération dans les pratiques violentes mise en œuvre contre eux (1). En d’autres termes, les « terroristes » ne sont à prendre à considération qu’en tant qu’ils sont l’objet de pratiques actives du ban, qu’ils sont exterminables. Ils ne sont pas des ennemis mais une variété de nuisibles ou de démons (selon l’imaginaire de mort sur lequel on est branché), ce qui a pour effet que leur est constamment dénié tout « droit » à riposter, se défendre, entrer dans quelque forme d’interaction violente avec ces forces qui s’acharnent à les détruire.
On voit bien à quoi conduit une telle position : il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que plus l’ennemi (car il s’agit bel et bien, envers et contre tout, d’un ennemi, quels que soient les efforts que l’on fait pour lui dénier tout statut) sera criminalisé, plus il se comportera, dans sa riposte, en criminel. Soit dit en passant, cette criminalisation intégrale de l’ennemi islamo-terroriste ne fait que parachever un processus qui n’en finit pas de se durcir au fil des guerres du XX° siècle (2).
Le « Mais c’est une guerre qu’ils nous font ! » prononcé par nos gouvernants en réaction aux attentats du vendredi 13 découle de cette conviction, toute inspirée par leur morgue néo-impériale, par leur superbe interventionniste : nous sommes pleinement dans notre droit lorsque nous conduisons, unilatéralement, des opérations aériennes visant à détruire les forces de Daech au sol, car ce sont là des opération prophylactiques conduites au nom des valeurs universelles, de la démocratie et de la communauté des peuples – quand bien même ce serait en l’absence de tout mandat accordé par une autorité internationale légitimée ; par conséquent, cette « guerre » que nous faisons au terrorisme n’est pas supposée appeler de riposte de la part de ceux qu’elle vise – qu’ils s’avisent de répliquer, et c’est leur pleine et entière barbarie qui se démasque. Il faut vraiment que l’opinion de ce pays soit tétanisée et sonnée au delà de toute limite par l’électrochoc des attentats pour se rallier à une construction aussi boiteuse (3).
Il est pour le moins déconcertant que les gens qui nous gouvernent semblent avoir oublié cette caractéristique première de la guerre, de toute espèce de guerre, quels que soient le nom dont on l’affuble et les justifications dont on l’entoure : la guerre, toute guerre est faite en premier lieu d’interactions violentes, armées. Elle suppose donc, pour tout observateur ou analyste, la prise en compte d’un champ et d’un contrechamp, de l’existence de positions et d’angles de vue irréductibles les uns aux autres. Ou bien alors, si l’on reste convaincu que ces va-t-en-guerre engagés aujourd’hui tambour battant dans la croisade antiterroriste ne sont tout de même pas si naïfs et n’ignoraient en rien à quels périls leur interventionnisme à tout-va exposait les populations au nom desquelles ils se lancent à corps perdu dans ces opérations, la question se pose de manière pressante : à quel jeu cynique et répugnant cette engeance-là joue-t-elle, à quels calculs inavouables se livre-t-elle lorsqu’elle créé toutes les conditions pour que les guerres qu’elle exporte sur des théâtres plus ou moins lointains reviennent en boomerang frapper les populations dont ils sont censés garantir le « droit à la vie » (4) ? Une semaine après les attentats du 13 novembre, un sondage IFOP indiquait que la cote de popularité de François Hollande, le plus impopulaire des présidents de la V° République, avait remonté de plus de dix points ; ceci à l’image de ce qui s’était déjà produit au lendemain du déclenchement de l’ " opération Serval " dans le nord du Mali puis des attentats de janvier 2015 (5). Une semaine plus tard encore, la cote de popularité du président en exercice atteint 50%...
Assurément, seuls des esprits mal tournés iront en déduire que nos gouvernants voient dans de telles occasions de sonner le tocsin et d’en appeler à l’union sacrée une planche de salut voire un expédient leur permettant de se rapprocher d’une opinion publique qui, depuis belle lurette, a cessé de leur accorder quelque crédit que ce soit... La « guerre au terrorisme » claironnée par Hollande, Valls, Cazeneuve, Fabius et Le Drian fonctionne ici tout à fait comme une prédiction auto-réalisatrice : en vertu d’une « légitime défense » nébuleuse autant qu’opportuniste, l’Etat français se lance dans la guerre aérienne contre l’Etat islamique de facto, ce qui appelle, par un enchaînement de circonstances limpide, la riposte qu’on sait, ce qui, à son tour, convoque les jugements d’évidence : vous voyez bien, ces gens-là sont nos ennemis de toujours, ils nous attaquent de la manière la plus insidieuse, etc. - la question qui demeure indéfiniment suspendue, en l’occurrence, étant de savoir pourquoi ils nous assaillent, en ces circonstances, de préférence à l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Suisse ou le Portugal...
Une chose, en tout cas, s’établit distinctement : le conflit opposant les deux puissances asymétriques qui se font face ici est fondé sur la pure violence, sans aucune médiation, juridique ou diplomatique d’aucune sorte, sans espace d’interlocution – les ennemis en présence ne se « reconnaissent » mutuellement d’aucune façon, ils ne se parlent pas, ne négocient sur rien, leur relation (puisqu’il en existe bel et bien une, envers et contre tout) est fondée sur le pur et simple « échange de coups » destinés à affaiblir et frapper l’adversaire aussi impitoyablement que possible – le régime de l’hostilité qui est ici en œuvre est bien celui du tout les coups sont permis – et c’est précisément sur cette pente que les autorités françaises (effet d’annonce et de dramatisation ou non) mentionnent qu’y compris des attaques de type chimique ou bactériologique sont envisageable dans ce contexte. C’est une guerre d’entre-extermination sans règles, ce qui la fait osciller entre les formes traditionnelles de la guerre civile (ici globalisée) et celles des guerres coloniales de conquête conduites par les Européens depuis la « découverte » des Amériques. Un affrontement à mort, à ce détail près que ceux qui en sont les protagonistes ne disposent pas du tout des mêmes moyens d’infliger des dommages mortels à l’adversaire.
Quand en effet nos dirigeants s’exclament avec des trémolos dans la voix « C’est la guerre ! », ils font résonner les grandes orgues d’une rhétorique de la dramatisation des plus douteuses – et ils le savent. Ils spéculent sur le fait qu’à l’heure présente, dans un pays comme le nôtre, l’immense majorité de la population a perdu toute intuition de ce qu’est vraiment la guerre, une guerre moderne, pour une population civile : un cauchemar perpétuel dont les bombardements aériens sur les villes, les pénuries alimentaires et les exodes forcés et massifs sont les traits les plus constants – le lot des populations vivant dans les zones de guerre en Syrie, en Irak, en Afghanistan, au Yemen, etc. - pas vraiment celui de la population du XI° arrondissement de Paris « traumatisée » par la guerre des terrasses (6).
Si donc, en effet, Daech et l’Etat français sont bien engagés dans une guerre totale, celle-ci a des effets bien différents sur les terrains respectifs des deux protagonistes. Rappelons que le propre de la guerre totale est premièrement d’abolir toute distinction entre front et arrière et donc, secondement, d’exposer à un danger mortel la population civile au même titre que les combattants. La guerre totale implique la mobilisation totale, elle engage tous les moyens disponibles de la puissance qui s’y engage et elle suppose, entre autres, le déploiement d’une propagande totale – de quelque espèce celle-ci soit-elle, propagande « totalitaire », « démocratique » (7)...
Ce trait s’identifie aujourd’hui aisément dans l’action et la propagande des deux parties engagées dans cette lutte à mort : Daech, avec les récents attentats, frappe la population française en vertu d’un principe de responsabilité collective de sinistre mémoire - vous ne vous opposez pas à la politique conduite par vos dirigeants au Moyen-Orient, vous approuvez tacitement l’agression de votre force militaire contre l’Etat islamique, vous êtes donc collectivement complices et devez payer pour cela. Mais aussi bien et symétriquement, le principe même de la guerre aérienne abolit la distinction traditionnelle entre combattants et population civile, ceci depuis les origines (8). Il est un peu pathétique de voir le zèle avec lequel la presse française, à la botte en l’occurrence des services de « communication » du ministère de la Défense, s’applique à convaincre le public que les bombardement français sur Rakka, une ville de 250 000 habitants, dans laquelle les installations militaires de Daech sont intriquées au tissu urbain, ne produisent aucun « dommage collatéral » - contrairement aux bombardements russes qui, eux, ne portant pas le label démocratique, sont par définition insoucieux de l’intégrité des populations civiles... Quiconque a le souci de savoir n’ignore pas que les « dommages collatéraux » sont, dans ce type de « guerre de haut et de loin » indissociables de ce type de campagne d’ « extermination des terroristes », à l’instar de la guerre des drones conduite par les Etats-Unis en Afghanistan et au Pakistan (9).
Dans l’histoire des violences extrêmes du XX° siècle, le nom de la terreur de masse exercée par les Etats qui disposent des forces aériennes appropriées est indissociable de cette nouvelle forme de guerre dont les victimes les plus nombreuses appartiennent, en règle générale, aux populations civiles. Le propre de la guerre aérienne, comme guerre de loin, est de ne pas faire le tri entre les civils et les militaires, les adultes et les enfants, les malades et les bien portants, bref de ne pas faire dans le détail. Dans sa forme de loin la plus fréquente, la guerre aérienne prend pour cible des villes, des zones densément habitées, des territoires dans lesquels les casernes sont étroitement imbriquées aux hôpitaux et aux écoles, les centres industriels et les usines d’armement aux zones d’habitation et aux cités ouvrières. Dans la dernière phase de la guerre contre le Japon, la propagande états-unienne s’en est tenue mordicus à la version angélique selon laquelle les bombardements en tapis sur les grandes villes de l’archipel ne visaient que des sites industriels et militaires – alors même que les B29 déversaient leurs bombes incendiaires sur ces sites, des raids au cours desquels des centaines de milliers de civils ont perdu la vie...(10)
La presse française qui aujourd’hui nous expose doctement que « nos » bombardements sur Rakka ne tuent que des djihadistes nous prend vraiment pour des billes – elle nous tient, pour être plus précis, dans le plus profond des mépris et n’a donc pas matière à s’étonner que nous lui accordions dès lors qu’il est question de ce topos le même crédit à peu près qu’à la propagande djihadiste.
Les bombardements aériens français sur la Libye, dans le Sahel et maintenant en Syrie s’inscrivent dans la parfaite continuité d’une tradition coloniale enracinée dans l’histoire du XX° siècle et mise en évidence par Thomas Hippler. D’autre part, nous n’ignorons pas que c’est en premier lieu du fait de la guerre aérienne que les pertes subies par les populations non-combattantes changent d’échelle au XX° siècle. Nous n’oublions pas que le nom de la guerre aérienne s’associe à celui de la terreur étatique de masse au XX° siècle au même titre exactement que celui des camps de concentration. Pour cette bonne et massive raison, nous ne sommes par prêts à avaler la fable d’une « guerre humanitaire », d’une guerre conduite au nom des Lumières, de la démocratie et de la liberté et qui emprunte ces moyens terroristes par excellence. Mais comme, dans le cas présent, elle se déroule littéralement hors champ, sans présentation ni représentation de ses effets au sol, elle peut, aux yeux d’une opinion avide surtout de ne pas savoir, conserver sa réputation illusoire de « guerre propre » conduite au nom de l’humanité civilisée toute entière (11).
Soit dit en passant, la guerre aérienne, quand elle est conduite, comme c’est le cas avec les opérations françaises en Syrie, par des techniciens de la destruction et du crime opérant à distance et sans encourir le moindre risque, perd toute relation avec l’ethos traditionnel de la guerre selon lequel l’exposition au risque d’être tué constitue en quelque sorte la contrepartie « équitable » du permis de tuer qui est accordé au combattant. C’est, pour dire les choses crûment, une guerre de lâche, et ceux qui s’y adonnent en toute impassibilité, avec le sentiment du devoir accompli, ceux qui font le boulot sans état d’âme dans ces circonstances sont des parents proches de cette bureaucratie du crime que l’on voit sévir pendant les grandes guerres et les grandes exterminations du XX° siècle.
Il est pour le moins ironique que ce soient, dans le contexte de l’affrontement présent, les autres, ceux qui se transforment dans la fleur de l’âge en bombes humaines qui se font traiter de « lâches » par le parti immunitaire qui, non seulement, ne saurait envisager qu’aucune cause vaille qu’on y sacrifie sa précieuse existence, mais ne trouve de surcroît nul motif d’indignation particulière dans la guerre aérienne conduite par les puissances occidentales contre le terrorisme, des opérations « techniques » qui incluent régulièrement dans leurs bilans de menus dommages collatéraux tel que la récente destruction par l’aviation états-unienne d’un hôpital de MSF, en Afghanistan (12).
Ce qui donc caractérise en propre cette guerre distinctement asymétrique, c’est qu’une sorte d’équilibre illusoire ne s’y rétablit que dès lors que chacune des deux parties recourt sans retenue à des moyens de terreur. Ceux-ci demeurent, naturellement, de nature bien différente, les ressources en la matière des ennemis engagés dans cette lutte à mort étant incomparables. Mais c’est le propre de la terreur, comme pratique active de l’hostilité, de compenser des déséquilibres de forces flagrants – c’est, parmi tant d’autres, ce qu’ont bien compris les dirigeants nord-coréens, spécialistes du chantage à l’arme nucléaire, instrument de terreur et de « dissuasion » terrorisante par excellence. Dans un pays comme le nôtre dont l’opinion est anesthésiée par la propagande anti-islamiste, cette configuration - terreur contre terreur - demeure inaperçue par la plupart ; ceci d’autant plus que la terreur exercée par les commandos de Daech sur le territoire français (le proche, le « chez nous ») est surexposée, tandis que les moyens de terreur mis en œuvre par le parti perçu comme légitime sur des théâtres d’opération éloignés (le lointain) est hors-champ ; dans le premier cas, les victimes ont des noms et des visages, le public est appelé de façon pressante à les adopter et à s’associer au deuil national, dans le second, elles passent aux pertes et profits – pire : quand il s’agit de djihadistes, fussent-ils nos concitoyens, le public est convié à se réjouir de leur extermination, comme s’il s’agissait de celle de bêtes féroces ou de nuisibles. Les modèles qui font retour ici - qu’il s’agisse de celui de la mise au ban et de la traque de l’ennemi public ou bien du « nettoyage » du foyer infectieux – font froid dans le dos.
L’usage très calculé que fait l’ « Etat islamique » du dernier cri des moyens de communication pour diffuser sa propagande, endoctriner, galvaniser ses partisans et, inversement, frapper d’effroi ses ennemis réels et supposés est bien connu. Mais on est infiniment moins sensible sous nos latitudes à la façon désormais routinière et automatique dont se mettent en place, dans des circonstances comme celles des attentats de janvier ou de novembre, de véritables dispositifs de bouclage idéologique destinés à créer dans l’instant les conditions subjectives de l’union sacrée et du rassemblement de l’opinion en troupeau sous la houlette de ses gouvernants et des médias autorisés ; destinés, aussi bien, à empêcher qu’apparaisse quelque ligne de fuite hors du « dire-vrai » politico-policier qui exerce, dans ces conditions, son autorité sans partage. Une véritable police idéologique se déploie alors, dotée de tous les moyens, un état d’urgence discursif, qui sécurise le territoire de l’opinion à l’instar de la manière dont les paras de Massu et Lagaillarde « bouclaient » la Casbah d’Alger aux riches heures de la guerre d’indépendance des Algériens. Un dispositif colonial, donc, transposé dans la sphère idéologique, dans les espaces discursifs et dont les agents immédiatement mobilisables et toujours les mêmes sont ces spécialistes de l’action psychologique et experts de l’islamisme et autres « ismes » redoutables et redoutés qui monopolisent alors les ondes – ces Kepel, Filiu, Badie, Basbous... dont le don d’ubiquité médiatique suscite alors le plus sincère des émerveillements.
Depuis les récents attentats, le bouclage idéologique mis en place après ceux de janvier et dont l’étau commençait à peine à se desserrer est vraiment devenu total. La minute de silence s’impose dans tous les établissements scolaires, y compris les écoles maternelles, donc, avec les discours d’accompagnement de rigueur imposés aux enseignants. La population est exhortée à manifester activement son allant patriotique à l’occasion de la journée de deuil national en pavoisant aux couleurs du néo-colonialisme à la française. - ceci tandis que se multiplient de ces perquisitions administratives en forme de raids dévastateurs dans les lieux associés par le renseignement policier à la lettre « S », ainsi que les condamnations expéditives des quelques courageux qui s’obstinent à s’engager, envers et contre l’état d’urgence, pour le droit de manifester.
La finalité ultime du bouclage idéologique et de la sécurisation du territoire de la population est distincte : il s’agit de faire en sorte que l’opinion publique demeure figée, dans la suite des événements du 13 novembre, dans la posture de la créature affligée, de la victime indignée, partagée entre chagrin et colère. Il s’agit de faire en sorte que l’affect, l’émotion directement branchés sur l’événement hyperviolent ne s’agencent d’aucune manière sur une « enquête », un désir de comprendre, en s’orientant dans le labyrinthe des circonstances au fil desquelles on en est arrivé là .. Un rigoureux partage des rôles et des « tâches » s’impose alors : au quelconque, à la foule, aux « gens » le registre de l’affect indigné et endeuillé, à nous – les élites gouvernantes et discourantes, les « drones » idéologiques – le monopole de « l’explication ». Les élites prennent alors très à cœur la tâche qui leur revient alors « naturellement » : mettre le kit des explications nécessaires à la disposition de l’opinion accablée, submergée par l’émotion, forcément, et donc hors d’état de former et disposer des pensées autour de ces événements tragiques et douloureux – à vous les larmes, à nous la charge de placer les sous-titres explicatifs sous les terribles images qui vous hantent (13).
La formation et la perpétuation d’un public sentimental et apeuré, prompt pour cette raison à emboîter le pas aux chefs et aux têtes supposées pensantes, est le but de l’opération (14). L’enjeu récurrent de la mise en place de ce type de dispositif d’encadrement idéologique de la masse s’énonce simplement : il s’agit d’enfermer la masse, face à ce type d’événement, dans un état de minorité caractérisé. Ce qui définit cet état, selon Kant réactivé par Foucault dans deux conférences célèbres, c’est l’incapacité des sujets composant ce public à « se servir de leur propre entendement sans la direction d’autrui », cette carence de leur volonté ou cette absence de courage qui conduit ces sujets à « accepter l’autorité de quelqu’un d’autre pour [les] conduire dans les domaines où il convient de faire usage de la raison » (15).
Dans le cas présent, le propre de cet état de minorité auquel consent le public (plutôt qu’il s’y voit à proprement parler contraint) consiste à soumettre ses opinions et ses discours, ses émotions même - en relation avec les récent « événements tragiques » - à la tutelle des gouvernants et des médias, à penser et parler sur un mode mimétique tout entier modelé par l’autorité. Ici, l’état de minorité se fonde sur une dérobade : le sujet se dérobe lorsqu’il rencontre la sommation que lui adresse l’actualité d’avoir à former son propre jugement et à parler en son nom propre à propos de ces événements. Il s’agit, dans ces circonstances particulières qui en appellent au motif de l’urgence où il importerait tout particulièrement que chaque sujet « démocratique » s’autorise de lui-même avant tout pour se prononcer, d’une forme aggravée de la situation chronique prévalant sous ce type de régime politique (une démocratie de conduite et d’encadrement serrés des opinions individuelles et des dispositions du public) : celle dans laquelle les jugements sont formatés par l’autorité, dans des conditions où chaque sujet individuel demeure convaincu d’opiner librement et de se prononcer selon ses convictions propres, voire les plus intimes.
En d’autres termes, la façon dont le public, dans ces circonstances, adopte le parti de la sentimentalité contre celui de la critique (ou de « la raison », dans les termes kantiens) est la forme « esthétique » ou la sensibilité adéquate à la dérobade face au défi que lui lancent « les événements » : plutôt que se tenir à la hauteur de l’actualité qui se dévoile ou se manifeste dans ceux-ci, plutôt que s’attacher à y discerner les signes à travers lesquels se lit la singularité du présent, il s’agira de s’établir dans la pure et simple posture « passionnelle » - celle de la créature blessée, affligée par la cruauté de ceux qui s’acharnent à transformer le présent en cauchemar – geste dans lequel se repèrent toutes les apories de la posture éthique analysée par Alain Badiou dans un petit livre qui fit date (16). Le retour en force, dans ces circonstances, des termes « barbare », « barbarie » signale celui de la figure nébuleuse de la « méchanceté ontologique », d’un mal absolu face auquel seule la parole de la victime (et non point celle du sujet critique) conserve son autorité et sa légitimité. L’injonction que subit alors le public, le sujet démocratique rabaissé au rang de pleureuse est claire et distincte : ne raisonnez pas inutilement ! Restez groupés ! Joignez votre voix au choeur de la nation endeuillée !, etc.
L’envers vindicatif de cette biopolitique de l’affliction encadrée est, bien sûr, une forme de démonologie. La désignation de l’ennemi comme terroriste et barbare, id est incarnation du mal absolu, a avant tout vocation à délivrer un message à usage interne autant qu’externe : il s’agit bien de dire que cette espèce-là d’ennemi est exterminable en toutes circonstances et par tous les moyens et donc qu’aucune norme, règle, convention, juridique ou autre ne saurait venir faire obstacle à la mise en œuvre de ce permis de tuer que s’est délivré à elle-même la puissance désignant ces ennemis du moment par ce nom de code. De sorte que l’incrimination de rigueur - les terroristes de Daech s’en prennent à nous en haine de ce que nous sommes (des civilisés, des démocrates, des « Blancs », des « chrétiens »...) et nullement de ce qui se fait en notre nom) - apparaît n’être jamais que le reflet inversé de la forme de guerre d’extermination entreprise par nos gouvernants et mise en musique par les intellectuels et journalistes embedded dans cette campagne.
Il est intéressant d’observer ce phénomène singulier : nous vivons dans une société vouée à ce régime de démocratie anomique dont le propre est de pratiquer le déni constant du conflit, d’ériger la communication en paradigme tyrannique, destiné à refouler toute dimension d’agonisme, de lutte, de bataille (etc.) dans ce qui y tient lieu de vie politique, une société donc qui est portée à assimiler toute forme d’affrontement direct à la violence, chose insupportable par excellence, une société qui a banni de son vocabulaire toute référence à l’hostilité politique (le mot « ennemi » y ayant été banni au profit de toutes sortes d’euphémismes pacificateurs - « adversaire », « concurrent », « contradicteur »...). Et voici que, dans l’instant et comme sous l’effet de l’électrochoc des attentats, cette même société qui hait « la violence » comme le péché, avec tout ce qui s’y associe, retrouve le pli archaïque du partage du monde en « amis » et « ennemis », de la désignation de l’hostis comme monstre et bête enragée...
L’instantanéité de cette conversion interroge, bien sûr, à propos de la solidité du mouvement de pacification des mœurs et des espaces politiques, sous nos latitudes : tous se passe en l’occurrence comme si l’allergie à la violence manifestée par « les gens » à l’occasion des attentats avait pour contrepartie une nostalgie aussi obscure qu’inavouable pour le temps ou le régime de l’expédition punitive, de la meute de guerre - un régime d’hyperviolence collective et sous lequel l’esprit de vindicte trouve à se satisfaire dans quelques belles exterminations. La figure « pas de quartier pour les ennemis de la paix », « guerre totale à ceux qui osent venir troubler notre tranquillité » mérite toute notre attention : elle dévoile en effet la misère de cet amour de la paix qui repose sur la confusion entre le mot puissant par excellence - « la paix » - et le petit jingle de l’individualisme libéral - « notre tranquillité » (17).
Le fond de cette confusion n’est pas anodin ; c’est la substitution de la subjectivité de bistrot (notre convivalité comme expression de notre art du « vivre ensemble ») à la subjectivité historique – au sentiment d’appartenance ou de participation à une collectivité historique. C’est l’affirmation de ce qui va se présenter crânement comme un nouveau « droit » - celui de se retirer de sa propre condition historique (id est , entre autres) de s’établir dans un état de perpétuelle indifférence et distraction face à ce que nos gouvernants commettent en notre nom), le « droit » donc de se contrefoutre du fait que nous partageons cette même condition historique avec toutes sortes d’ « autres » (un partage dont le propre est, bien souvent, de dresser les « uns » contre les « autres »)... Ceci au profit du partage (rassurant, convivial, placé sous le signe de l’homogénéité, de « l’esprit de bourg(ade) » et du Heimat d’arrondissement) de la même table de bistrot(18).
Cette confusion entre paix et tranquillité, telle qu’elle est établie au fondement du discours indigné des tenants du parti de la joie et de la bonne humeur, au lendemain des attentats, est ce que Nietzsche appelle un mensonge, un mensonge existentiel, « vital » sans doute pour ceux qui sont à ce point imbus de leur fausse conscience immunitaire qu’ils perçoivent les terrasses du XI° arrondissement comme des zones d’expérimentation démocratique exemplaires et placent les bordées du vendredi soir sous l’égide des Droits de l’Homme... (19) Pour léger, juvénile et insouciant qu’il soit, ce mensonge n’en recouvre pas moins une formidable hypocrisie : celle qui a partie liée avec l’hédonisme soft et anomique, frère jumeau de l’indifférentisme politique de cette France-là - celle qui « assiste » à la montée de la marée brune de sa terrasse de bistrot sans perdre son sang froid ni sa bonne humeur. Avec ou sans Marine, la happy hour c’est sacré et les terrasses du XI°, c’est l’agora athénienne du temps présent (20).
On remarquera ici que la démonologie (la fabrique de l’ennemi absolu) en tant que pendant de l’ « absence » à sa propre condition historique est une disposition, une propension dont la fixation sur tel ou tel objet est passablement aléatoire et variable : il n’y a pas si longtemps, le diable, l’incarnation du mal radical s’appelait Bachar – ceci dans le contexte de l’incrimination de celui-ci par les puissances occidentales à propos de l’emploi d’armes chimiques contre la population vivant des des zones échappant au contrôle du régime syrien (21). Un mal si absolu qu’il appelait une intervention militaire (des bombardements aériens encore et toujours) militaire toutes affaires cessantes... On sait comment l’humeur belliqueuse de nos dirigeants fut alors douchée par les Américains et comment ces va-t-en guerre en furent alors conduits à tempérer leurs ardeurs, toute honte bue...
On tient là une manifestation tangible de l’inconsistance de la « vision » française du conflit syrien - vision gouvernementale qui contamine très largement la population de notre pays - tout se passe, dans cette affaire, comme si le triumvirat Hollande-Le Drian-Hollande (suivi de son immense cortège politico-médiatique) ne voyait aucun inconvénient à changer d’ennemi absolu en pleine empoignade, comme d’autres changent de cheval au milieu du gué. Ce caractère inconstant et velléitaire de la politique étrangère de « la France » sur ce théâtre comme sur d’autres (la Libye...) est évidemment de nature à nourrir ce soupçon : ce qui importerait au fond, ce ne seraient pas les traits particuliers de l’ennemi absolu, c’est la possibilité qu’une telle figure puisse être jetée en pâture à l’opinion et se prêter à ces diversions rassembleuses dont le caractère vital saute aux yeux dans le contexte présent de perte marqué par la perte de crédit accélérée des gouvernants. L’inconsistance d’une politique étrangère dérivant au fil de l’eau est flagrant, lorsqu’il s’avère que les airs graves et les gesticulations de ceux qui l’incarnent dissimulent cette étrange aptitude à changer d’ennemi comme de chemise et à transfigurer le diable d’hier en allié objectif d’aujourd’hui. A l’évidence, la seule chose qui semble vraiment importer, dans ce contexte, c’est l’exhibition brouillonne de la force, destinée à entretenir le mythe de la pérennité du statut de la « grande puissance », de la « grande nation » ; un expédient propice à la formation de consensus bâclés et émotionnels là où, au reste, le pays, la population, l’opinion sont plus que jamais fragmentés et éloignés des gouvernants. Propice aussi, ne l’oublions pas, à activer le business des armements made in France, lui-même supposé ranimer une économie exsangue. Et propice enfin à réactiver tout le business idéologique et commercial de « la sécurité ».
La mécanique de la victimisation abolissant toute condition de réciprocité et toute sensibilité à la cause de l’ « autre » (y compris dans ses incarnations les plus insupportables) a conduit, au fil du temps, au fil des moments de tension et de crise où se met en scène l’opposition entre ce « nous » caoutchouteux du nouvel autochtonisme à la française et un « eux » tout aussi nébuleux, celui de la menace islamiste ou, carrément, islamique - tout cet enchaînement de circonstances a conduit à l’apparition de ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui le premier parti de France (parti étant ici entendu au sens large) : le parti des gens qui « ont un problème » (sic) avec l’Islam. Il s’agit d’un parti qui traverse toutes les sensibilité et opinions, bouscule les oppositions traditionnelles, suscite les rapprochement les plus inattendus, les raccourcis les plus saisissants, contribue puissamment à accélérer l’obsolescence des distinctions traditionnelles entre « droite » et « gauche », entre progressisme et conservatisme, voire racisme et antiracisme ou esprit hospitalier. C’est ce parti qui exerce aujourd’hui dans notre pays une accablante hégémonie idéologique (22).
Le propre de la vision du monde culturel, social et politique véhiculée par ce parti est de faire revenir dans le champ de la vie publique une figure envenimée de la division et du conflit, indexée non plus sur la lutte des classes ou l’opposition entre riches et pauvres, mais bien sur une guerre des espèces ou des essences emphatiquement située dans le contexte d’un affrontement entre des formes de civilisation incompatibles. Ici les Lumières, la Raison, l’esprit de justice, la tolérance, l’amour de la paix et l’art de vivre – et « là-bas », l’obscurantisme et le fanatisme religieux, le culte de la violence, les pulsions de mort, etc.
Cette problématisation du conflit « profond » tel qu’il est censé se révéler à l’occasion des attentats (qui ne seraient donc que le sommet surexposé de l’iceberg) opposant nos puissances de vie aux puissances de mort des autres, mettant aux prises un « commun » tourné vers la vie à une machine de mort a un débouché cousu de fils blancs. Elle est évidemment destinée à verrouiller et rendre moralement irrecevable toute perspective d’une interlocution quand même avec l’autre exécré. Or, tous les « faiseurs de paix », de toutes qualités et conditions le savent : c’est à la condition expresse qu’un tel « quand même » finisse par prévaloir que les conflits les plus envenimés peuvent trouver une issue (23). La notion d’un inexpiable excluant toute espèce de reconnaissance de l’autre en tant qu’acteur du conflit y occupant une position spécifique n’a qu’une seule destination : justifier une politique de la pure force, où force et droit coïncident rigoureusement. Ce sont généralement les régimes fascistes et totalitaires qui campent sur une telle position et la « théorisent ».
Une sorte de boucle se boucle - nous ne serons pas longs à en savoir davantage à ce propos - lorsque ce sont des démocraties très enclines à se présenter comme des modèles aux peuples du monde entier qui en viennent à s’établir dans cette position et à justifier leur interventionnisme armé à tout va par la référence à une supposée essence de l’ennemi (une essence qui n’est en vérité que la conséquence d’un décret), laquelle le placerait distinctement non seulement en dehors de la communauté des peuples mais plus abruptement encore en dehors de la communauté humaine – en ferait donc une espèce mise au ban, vouée à l’élimination. Dans un pays comme le nôtre, des corps spécialisés comme le GIGN ou le RAID ont pour mission première, lorsqu’ils ont affaire à des islamistes armés, de les neutraliser, ce qui veut dire les exterminer et non pas les arrêter afin de les livrer à la Justice. Ce glissement est devenu routinier et « vendu » en kit par la presse d’encadrement à une opinion qui n’y voit en règle générale rien à redire. C’est la scène devenue désormais familière au public depuis vingt ans, de la liquidation de Khaled Kelkal (1995) à l’assaut livré, au lendemain des attentats de novembre 2015 contre l’appartement de Saint-Denis. L’accoutumance de la population à ce genre de « spectacle » a pour vocation de lui greffer un esprit de meute face à un ennemi inexpiable et « bestialisé » (24).
C’est le côté très sombrement ironique de la situation actuelle : ceux qui, toujours plus nombreux, se mettent incidemment à envisager le monde commun en étant enclos dans le diagramme dessiné par le Front national n’en continuent pas moins d’être ceux qui se désolent le plus bruyamment de l’irrésistible (?) ascension de ce dernier. Lorsque cette involution parvient à son stade terminal, on assiste à ce spectacle pathétique : un parti de gouvernement qui, tout en multipliant les appels toujours plus déchirants à « faire barrage au Front national », emprunte toujours plus distinctement au programme de ce dernier à la faveur de l’état d’urgence (déchéance de nationalité pour les terroristes, etc.) ; un parti aux abois qui s’active en vue de créer les conditions où les clones « républicains » des post-fascistes (les Wauquier, Estrosi, Ciotti, Luca...) seront appelés à devenir les pièces maîtresses de la « résistance » opposée au parti lepéniste et en faveur desquels, pour ce motif, les résistants au lepénisme se désisteront sans conditions (25) ... L’état d’urgence est l’occasion pour le parti socialiste au pouvoir et ses alliés d’expérimenter la recette miracle de cet « antifascisme « nouveau » (26) : coupons l’herbe sous le pied des post-fascistes en mettant nous-mêmes en œuvre les dispositifs répressifs et les atteintes aux libertés dont ils se font les promoteurs depuis toujours ! Pourquoi aller offrir l’opportunité à ce parti aux origines douteuses de mettre à mal les libertés publiques et d’établir le régime autoritaire dont il rêve depuis toujours - alors même que nous sommes parfaitement en mesure de remplir ce programme nous-mêmes et de manifester ainsi la constance de notre esprit de résistance à cette mauvaise graine ?!
Daech inspire les commentateurs de tout poil, spécialistes et amateurs, même Habermas auquel manquait la corde islamique à son arc communicationnel s’y colle... (27) L’effet de saturation produit par ces homélies expertes et inexpertes manifeste la parfaite actualité de la formule sans réplique assénée par Karl Kraus à ceux qui lui demandaient « ce qu’il pensait » de Hitler : il ne m’inspire rien (« mir fällt bei Hitler nichts ein » ») (28). En d’autres termes : il ne me vient à son propos rien qui vaille d’être consigné, car au fond, il n’y a pas grand chose à en dire et le peu qu’il y a à en dire a déjà été dit mille fois, sur tout les tons, au point que ce qui continue néanmoins à s’en dire, à profusion, relève en vérité d’inavouables exorcismes et autres exercices magiques de conjuration. Il y a en effet belle lurette que la cause de ce type de mouvement est entendue, que l’essentiel de ses pratiques et de son idéologie est connue, le « problème » commençant lorsque l’inflation de paroles et d’écrits à propos de cet objet répulsif et incandescent devient le moyen par lequel les maîtres du discours opposent un violent feu de barrage destiné à empêcher que, dans la situation qui succède aux attentats, se présentent des conditions dans lesquelles les gens ordinaires en viennent à se poser la question : et nous, dans quelle mesure et à quel titre que nous ne soyons pas que les juges et les victimes de ces sauvages, mais tout autant une partie du problème ? La rhétorique démonologique, la construction de l’imaginaire de l’autre abject et/ou terrible sont des expédients courant par lesquels une communauté projette sur un objet extérieur les conflits insolubles qui la traversent et le malaise persistant qui la fragmente.
Nul n’ignore plus aujourd’hui que, dans l’entre-deux-guerre, le prétendu « problème juif » alors monté en épingle par les propagandes xénophobes, nationalistes et fascistes, en Allemagne, en Pologne ou en France, n’est que le pseudonyme de la fuite en avant des uns, du repli des autres, de la crise sociale, de l’instabilité politique, etc. Nous savons de même que le « problème des migrants » est aujourd’hui dans nos sociétés avant tout l’exutoire de ces stratégies néo-libérales qui ont échoué à empêcher la fragmentation sociale et qui ont créé les conditions de l’abandon par l’Etat des plus vulnérables. Nous sommes donc portés à nous poser avec insistance la question de savoir de quoi est le nom ou le symptôme la propension actuelle à faire de l’islamisme militant et du terrorisme islamiste l’idée fixe des élites gouvernantes et le « problème » majeur de notre temps.
En ce sens même, les plus rassis et les mieux intentionnés des commentaires consécutifs aux attentats et qui se focalisent sur l’agresseur, ses origines, son idéologie, et ses méthodes, contribuent infailliblement à renforcer cette stratégie d’évitement du problème que nous avons avec nous-mêmes, et tout particulièrement à ce qui se fait sur le théâtre de la politique globale en notre nom. C’est, entre autres, qu’il sera toujours plus facile de gloser sur la façon dont Daech attise la guerre des civilisations que de reconstituer minutieusement, pan par pan, le tableau de la politique néo-coloniale conduite par nos gouvernements, de Chirac en Sarkozy, de Sarkozy en Hollande. L’unilatéralisme de ce discours intéressé de l’autre malfaisant touche au sublime, lorsque c’est un Claude Guéant, tout récemment condamné à deux ans de prison avec sursis pour s’être mis dans la poche des enveloppes garnies d’agent public lorsqu’il officiait à la tête du ministère de l’Intérieur, gloser à perte d’haleine sur la « dangerosité » des islamistes – et sur une radio du dit service public... Rejoindre le choeur, quitte à introduire dans la partition quelques bémols à propos des excès de zèle des faiseurs d’état d’urgence, c’est encore la manière la plus expédiante d’avoir à éviter de se prononcer distinctement contre le néo-impérialisme et militarisme promu par nos dirigeants actuels. Mais il est vrai, si l’on veut évoquer ici une certaine « gauche de gauche », que les Chevènement et les Mélenchon n’ont jamais été tout à fait insensibles au motif impérial en tant que motif patriotique...
C’est dans de telles conditions que se redécouvre la puissance infinie de déssaisissement et de désassujettissement du mot d’ordre des antimilitaristes révolutionnaires, au début de la première guerre mondiale : l’ennemi est dans notre propre pays. Dans les conditions présentes, cette maxime porte bien au-delà de son emploi dans l’agitation ou la mobilisation – elle trouve une portée analytique sans égale. Elle est en effet le seul pôle de résistance solide à la dynamique du rassemblement informe qui impose ses conditions dès lors que l’analyse des événements récents se focalise sur l’objet tératologique – la pieuvre islamiste (29). L’ennemi est dans notre propre pays est l’énoncé sobre et direct qui nous reconduit au cœur des enchaînements de décisions, de causes et d’effets, de circonstances dont le débouché est la soirée du 13 novembre. Sa plébéienne brutalité même fait revenir dans le champ de visibilité l’ensemble des facteurs politiques qui, récemment ou de longue date, ont contribué à ce que Paris devienne la cible des attentats. Il n’y a vraiment que dans les médias à l’oeuvre en position couchée de notre pays que persiste à se soutenir la thèse selon laquelle les attentats n’auraient « rien à voir » avec le soutien sournois mais constant apporté par « la France » à la politique de colonisation des territoires palestiniens et d’apartheid toujours plus rigoureux pratiquée par l’Etat d’Israël, rien à voir avec les discriminations subies par les musulmans chez nous, rien à voir avec la criminalisation de BDS (une exclusivité française...), pas davantage qu’avec les bombardements en Syrie ou l’alliance indéfectible avec l’Arabie Saoudite... (30)
L’ennemi est dans notre propre pays est l’énoncé sans fioriture (et pas du tout d’un « autre temps » qui renverrait Lénine à la préhistoire) qui nous reconduit au réel de la participation active de nos gouvernants à cette sorte de guerre civile mondiale qui fait rage sous nos yeux et dans laquelle ils sont les vecteurs, contre les peuples, des stratégies néo-impériales et de l’exportation du chaos. C’est l’antidote au récit apologétique des « tragiques événements » en agression gratuite contre une paisible communauté, tranquillement établie en sa niche écologique, vaquant calmement à ses travaux et ses loisirs, sagement éloignée de ces désagréables contingences que seraient les lointains imbroglios sanglants et autres guerres civiles interminables. Ce que l’opinion moyenne ne supporte pas, bien davantage encore que le coût humain des attentats, au fond, c’est le retour strident dans l’ici et maintenant, au plus proche de nous, parmi nous, de cela même qui avait été si longtemps et nonchalamment repoussé vers des horizons lointains ; c’est l’effet boomerang de ce fallacieux lointain qui fait voler en éclat la fiction d’un « vivre ensemble » éclairé et exemplaire et qui n’est qu’une adaptation autarcique et opportuniste aux conditions du macronisme d’époque (31). La haine des aliens, Muslims et autres, qui prospère dans le contexte d’après les attentats est celle d’un événement qui contraint le parti autarcique à faire face, en dépit de tous ses efforts pour se claquemurer dans sa forteresse immunitaire, à l’existence de cette autre humanité qui, elle, n’a pas les moyens de régler son existence sur la maxime pereat mundus - pourvu que la fête continue.
Cette haine néo-versaillaise des aliens, cette espèce exécrée dont l’irruption fait revenir parmi nous ce régime d’histoire placé sous le signe de la terreur dont on s’accommodait si aisément tant qu’il demeurait confiné à d’autres latitudes, n’est jamais au fond qu’une haine de classe dopée à la guerre des civilisations. C’est la haine que voue naturellement la nouvelle bourgeoisie enconconnée et dont le cœur balance entre Eric Ciotti et Ségolène Royal à la plèbe post-coloniale – puisqu’il se trouve, aussi bien, que les aliens, en fin de compte, ne sont pas seulement chez nous, mais de chez nous...
Comment, par quel fatal effet de pesanteurs politiques non moins que sociales et culturelles ont-ils bien pu, ces aliens en trompe l’oeil s’éloigner et se dissocier aussi radicalement et violemment de tout ce qui est censé constituer le terreau commun de notre bonne vieille convivialité, ceci au point de ne revenir parmi nous que pour tirer dans le tas ? – c’est évidemment le genre de question sur lequel mieux vaudra, dans le contexte présent, ne pas trop s’attarder...
Dans la dernière livraison du Monde diplomatique, organe qui n’ouvre ses colonnes à la philosophie que dans ses formes les plus débilitantes (de Lucien Sève en Michel Onfray), Frédéric Lordon s’essaie à appliquer son catéchisme spinoziste aux événements en cours. Ce qui donne ceci : « La rupture avec la pensée morale ne se fait complètement qu’à la condition de ne plus dire que nous sommes ’individuellement responsables’ et de substituer à ce type de jugement culpabilisateur la mesure de notre impuissance collective. Rien de ceci n’ôte qu’il y aura des actions individuelles (ou qu’il n’y en aura pas), qu’elles se rejoindront en forces plus ou moins importantes. Mais cette physique des forces passionnelles et désirantes en quoi consiste la politique n’a rien à voir avec la morale de la responsabilité (même si, le plus souvent, c’est ainsi qu’elle se présente à notre conscience, parfois même non sans une certaine efficacité). La question, c’est de savoir ce qui nous affecte, à partir de quels seuils, et ce qui nous met en mouvement – car c’est dans le mouvement de ce qu’il fait que le corps politique manifeste son exact degré de puissance ».
De cette envolée, on retiendra ceci. La confusion entre culpabilité (la morale triste et réactive) et responsabilité (qui est une position et une disposition à penser et agir) est ce que Lordon partage en toute ingénuité avec le pire de ce qu’il apostrophe – les drones intellectuels du nouvel impérialisme et du néo-colonialisme décomplexé qui ne cessent de tailler des croupières à ces sartro-fanoniens attardés dont l’idée fixe serait la généalogie des pratiques coloniales et l’histoire coloniale. La confusion entre le ressassement moralisant de la faute, réelle ou imaginaire, et l’attitude politique consistant, pour un sujet, à tenter de se tenir à la hauteur de sa condition historique est un expédient dont sont friands les gouvernants de tout poil (Sarkozy à propos de la guerre d’Algérie – on ne va pas passer notre temps à battre notre coulpe, Hollande-Valls : les attentats n’ont rien à voir avec notre politique au Proche-Orient, etc).
C’est en l’occurrence ce qui se voue à faire disparaître toute la dimension de la subjectivation, individuelle ou collective, de la politique dans ses rapports avec le régime d’histoire sous lequel nous vivons. Ne tournons pas autour du pot : le régime immunitaire que, dans un pays comme le nôtre, nombre de nos contemporains baptisent pompeusement « démocratie » et dont ils codent spontanément les bénéfices qu’ils en tirent en termes de droit inclut, comme une de ses dimensions essentielles l’absentement plus ou moins radical des sujets à leur condition historique. Or, la présence à sa propre condition historique ne saurait être séparée de la disposition à « prendre nos responsabilités » face à celle-ci. Ce n’est pas parce que, en ce début calamiteux de XXI° siècle le paradigme « planète en danger » semble se substituer à celui qui a étendu son emprise sur le XX° siècle - « Histoire avec sa grande hache ») que nous sommes fondés à déchirer les pages et à passer aux pertes et profits la question de la relation qui s’établit entre régime d’histoire et tracés politiques. Je ne vois pas bien ce que l’on peut comprendre à la configuration dans laquelle se produisent les attentats de janvier et de novembre si l’on demeure indifférent à la dimension de la terreur dans l’histoire qui vient, qui, à vrai dire, nous enveloppe déjà. Ce n’est certainement pas en l’occurrence quelque nébuleuse « physique des forces passionnelles et désirantes » (dont la pente actuelle ne semble pas aller tout à fait, aujourd’hui, dans le sens que Lordon paraît avide d’assigner à ses contemporains) qui nous tirera d’affaire.
Il ne s’agit certes pas de tenter de restaurer le registre décrié de la « conscience historique » - il est bien question ici de dispositions, de gestes et d’actions. Dans tous les cas, le choix n’est pas entre la vieille morale qui nous fige dans la culpabilité et le mouvement, la puissance de sujets déliés de toute condition historique qui, en s’accroissant, nous émanciperait ; il est entre un fétichisme du frétillement avantageux et une relance de la politique qui n’en élude pas la relation à l’éthique – celle du sujet sommé de choisir entre condition de majorité ou de minorité dans sa relation à son actualité et qui perçoit l’intolérable . S’il s’agit de s’intéresser aujourd’hui à la façon dont des sujets (ou un sujet collectif) entreprennent ou non de faire face à leur condition historique, ce ne sont pas quelques extraits du best-of spinoziste qui suffiront à émettre quelque diagnostic que ce soit sur le type d’histoire qui, aujourd’hui, nous embarque.
L’ « héroïsme » face au présent, dit Benjamin, se référant à Baudelaire, consiste à faire face au « nouveau » (de l’époque, du présent) « qu’il faut conquérir au prix d’efforts héroïques sur le toujours-le-même ».
La « politique des citations » comme fondement de l’autorité du discours est l’expédient des tenants de ce « toujours-le-même » qu’est l’approche « physique » de la politique et de ce bruyant « mouvementisme » dont on ne discerne guère à quelles interventions il nous convie. Un nouveau dogmatisme se profile, là où notre intervention politique dans le présent est toute entière à réinventer.
7/12/2015
1 Sur ce point : « Le droit d’exception risque de devenir la règle » par Mireille Delam-Marty, in Le Monde du 17/11/2015.
2 Carl Schmitt : Théorie du partisan, traduit de l’allemand par Marie-Louise Steinhauser, Champs Flammarion, 1992.
3 Ceci d’autant plus qu’il est aisément vérifiable que le bombardement des positions de Daech en Syrie ne peut d’aucune manière s’autoriser des attentats de janvier 2015 : ceux-ci ont été téléguidés du Yémen, par un groupe concurrent et ennemi de l’Etat islamique.La fable de la « légitime défense » alors mise en circulation par Hollande, Fabius et Le Drian a alors fait « pschiitt » au contact du plus sommaire examen de ses fondements juridiques.
4 Les proches des victimes des attentats du 13/11 seraient, à ce titre, bien fondées à se porter plaignantes contre les gouvernants qui ont délibérément créé les conditions de ces attaques meurtrières. Ce serait là sans doute la plus salutaire des manières de faire revenir le réel dans les circonstances présentes, noyées dans le brouillard de l’union sacrée et des slogans bêtifiants exaltant la convivialité festive à la française.
5 On se rappellera ici que l’aventure guerrière, de quelque espèce celle-ci soit-elle, est la tentation permanente des pouvoirs impopulaires, la fuite en avant et le quitte ou double destinés à rassembler derrière « le chef » et les élites au pouvoir la masse dissociée de ses gouvernants. Louis-Napoléon Bonaparte et sa guerre désastreuse contre la Prusse demeurent en la matière une référence précieuse, sinon inégalée.
6 « Je sais que certains d’entre vous sont aujourd’hui éprouvés par ces événements. Aussi, j’invite ceux qui en ressentiraient le besoin à contacter la cellule d’accompagnement psychologique mis en place par la direction des Ressources Humaines, joignable au 01 58 10 07 50 » (Lettre collective adressée par Anne Hidalgo au personnel de la Mairie de Paris).
7 Après l’attaque surprise de l’aviation japonaise sur Pearl Harbor, en décembre 1941, se met en place aux Etats-Unis un appareil propagandiste de mobilisation totale de la population qui ne recule devant aucun motif raciste et exterminationniste – le Japonais générique y est dépeint comme un singe et une bête malfaisante, les « Kill them all ! » y sont monnaie courante.
8 Voir sur ce point le livre de Thomas Hippler : Le gouvernement du ciel, histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies ordinaires, 2014.
9 Voir sur ce point Grégoire Chamayou : Théorie du drône, La fabrique, 2013.
10 Cette antienne est reprise alors que commencent les bombardement britanniques (début décembre 2015). Ceux-ci sont réputés pour leur extrême précision, nous informent les journaux...
11 La perte de toute intuition ou capacité d’imaginer ce qu’est vraiment une guerre pour des civils ( quand on commence à se demander si c’est sur notre immeuble ou le suivant que le prochain projectile va tomber et quand il nous faudra nous mettre en route avec un sac à dos pour tout bagage) est ce qui a nourri au lendemain des attentats de janvier et novembre la logorrhée indécente du « traumatisme » - « Nous sommes tous des traumatisés ! » fut alors l’un des plus populaires des slogans du peuple-victime... Qu’en serait-il de ce peuple fragile le jour où il lui faudrait faire face vraiment à des conditions de guerre... ?
12 Le 25 octobre 2015 à Kunduz. Une bavure qui a coûté la vie à trente personnes, selon l’organisation humanitaire.
13 « Nous sommes nombreux à être désemparés, découragés, blessés, désespérés ... » écrit dans un éditorial de son bulletin municipal le maire socialiste de Pantin Bertrand Kern, sans craindre la redondance.
14 Pas si pensantes que ça, en fait : « Nous ne pardonnerons rien ! Il n’y a rien à pardonner. Il n’y a rien qui puisse être pardonnable dans ces horreurs », renchérit le même, emporté par son élan vengeur et sans se soucier du pataquès : s’il n’y a « rien à pardonner », c’est qu’il n’y a ni crime ni offense. Si rien n’est « pardonnable », c’est que le crime ou l’outrage sont excèdent toute possibilité ou capacité d’un sujet de pardonner – ce qui est un peu différent. Peut-être le plus élémentaire des problèmes que nous rencontrons avec ces gens-là est-il qu’ils sont incapables de former un énoncé qui se tienne dès lors que sont en question des objets exigeant un effort de pensée. Ce qui aggrave considérablement le problème est que ce soient ceux-là qui, précisément, entendent nous gouverner et nous conduire en troupeaux. A propos des migrants rassemblés dans la « jungle » de Calais, Pierre de Saintignon, candidat PS aux élections régionales dans le Nord, dit : « Nous devons faire appel à la part d’humanité qui est en chacun » - et entend faire ainsi la différence avec les candidats de la droite et de l’extrême droite... Entendue rigoureusement, sa formule avoue le fond de sa pensée qui est aussi celle de son parti : pour l’essentiel, nous sommes et avons à être substantiellement inhumains – simplement, faisons en sorte de laisser paraître dans nos actions publiques un résidu de « part humaine », histoire de sauver les apparences, notre propre apparence...humaine... Le Canard enchaîné cite une Anne-Yvonne Le Dain, députée socialiste qui ose cet aphorisme ciselé« Le terrorisme est destiné à nous terroriser ». Il serait temps que ces gens-là s’avisent du fait que le commun des mortels est porté à les mépriser sans retenue non seulement parce qu’ils font une politique détestable, mais tout autant en tant qu’ils sont l’incarnation collective d’une bêtise insondable qui se lit ou s’entend dès qu’ils s’expriment publiquement.
15 Michel Foucault : « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et Ecrits, vol IV, texte 351 p 679. (Gallimard, 1994) Extrait du cours du 5 janvier 1983 au Collège de France.
16 Alain Badiou : L’Ethique, essai sur la conscience du Mal, Hatier, « Optiques »1993.
17 Tout le petit monde de la philosophie politique sait, depuis Hobbes au moins, qu’il ne suffit pas d’une absence de guerre pour faire une paix digne de ce nom. Exemple contemporain : la Tchétchénie « pacifiée » de Ramzan Kadyrov.
18 J’emprunte cette notion d’ « esprit de bourg » à Rada Ivekovic (Les citoyens manquants, Al Dante, 2014) qui, elle-même l’emprunte au philosophe yougoslave Radomir Konstantinovic (1928-2011).
19 « Nul ne peut accepter que des femmes et des hommes meurent alors qu’ils usaient de leurs libertés les plus élémentaires, celles de sortir, de s’amuser, de rire ou d’écouter de la musique » (Claude Bartolone, tract de campagne diffusé à la veille du premier tour des élections régionales). « Ces victimes nous ressemblaient. Leur seul crime est d’avoir voulu vivre et fêter un vendredi soir ordinaire. A travers ses attentats, c’est une idée de la jeunesse qui est attaquée. C’est notre liberté, notre mode de vie et notre façon de faire société (sic) qui sont pris pour cible » (Gérard Cosme, maire socialiste du Pré Saint-Gervais, dans un tract adressé à la population de la commune.
20 Que de chemin parcouru en quinze ans, depuis que Peter Watkins, préparant le tournage de son film sur la Commune (Paris 1871, 2000), recrutait les acteurs non-professionnels appelés à incarner les Communards parmi les habitants du XI° arrondissement et les « Versaillais » par petite annonce, publiée dans Le Figaro !
21 Incrimination toujours disputée d’ailleurs. Au moment des faits, la London Review of Books qui n’est ni un journal de trottoir ni un pseudopode du régime iranien publiait un long article très argumenté mettant en doute le bien fondé de la version diffusée par les chancelleries et les médias en Occident...
22 Les Français (avec toutes les approximations que recouvre une telle catégorie) sont vraiment devenus aujourd’hui le peuple du rejet. Ce n’est pas seulement le plébiscite en faveur du Front national qui le démontre. Ce pli s’étend au monde animal, voir dans les zones rurales et montagneuses concernées et au delà, cette impressionnante haine du loup peuplée de fantasmagories et de petits mensonges intéressés (et qui n’a aucun équivalent en Italie par exemple où la présence du loup est beaucoup plus importante). Il faut avoir entendu Ségolène Royal elle-même, ministre, entre autres, de l’écologie évoquer les insomnies de « nos enfants » suscitées par les danger que « nous » ferait courir le retour du loup dans nos campagnes et nos forêts pour prendre la pleine mesure de la passion émétique qui s’est emparée de ce peuple. Le loup, c’est en somme, pour ces nouveaux possédés, l’équivalent animal du Daechien...
23 Exemple en cours : les négociations de paix entre le gouvernement colombien et les FARC, destinées à mettre un terme à des décennies de conflits armés.
24 A vrai dire, ces « fêtes sauvages » ne sont pas tout à fait nouvelles – je m’essayais déjà à en prendre le pouls dans un petit essai publié en 1996 – Fêtes sauvages de la démocratie, Austral. La façon dont la figure de l’ islamiste « cristallise » lui donne aujourd’hui un lustre particulier, si l’on peut dire.
25 Ces lignes sont écrites deux jours avant le premier tour des élections régionales, elles prennent date.
26 Au sens où un parle de « Beaujolais nouveau » : un breuvage imbuvable vendu sous une étiquette tapageuse.
27 Tout en demeurant, on s’en serait douté, mieux inspiré et d’un plus vif tranchant lorsqu’il analyse la presse d’encadrement que quand il vaticine sur l’islamisme radical... Voir à ce propos son texte publié dans Le Monde du 21/11/2015 « Le djihadisme est une forme de réaction aux formes modernes du déracinement ».
28 On remarquera à ce propos que Daech et Hitler ont bien une chose en commun, mais qui n’a pas grand chose à voir avec ce que répètent ad nauseam les démonologues. Ce quelque chose est d’ordre phonique : prononcés à voix haute, ces deux mots suscitent un sentiment d’horreur sacrée – c’est la raison pour laquelle Daech, un acronyme qui ne veut rien dire pour les Roumis que nous sommes, s’est rapidement imposé au détriment de « Etat islamique », « IS » ou, en version anglaise, « Isis »...
29 Un exemple probant entre tant d’autres de cette dérive démonologique subreptice qui voue ceux qui s’y laissent aller à occuper les strapontins de l’union sacrée : le texte publié par François Sabado et Pierre Rousset, deux dirigeants du NPA, sous le titre : « Les attentats du 13 novembre, la terreur de l’Etat islamique, l’état d’urgence, nos responsabilités », une interminable diatribe antiislamiste qui renvoie à l’arrière-plan le fait de la guerre néo-impériale à la française tout comme celui de la « dictature démocratique » qui se met en place - Inprecorr, novembre 2015.
30 Voir par exemple à ce propos l’article d’Adam Shatz dans la London Review of Books du 3/12/2015 : « Magical Thinking about Isis »
31 Voir sur ce point le texte de Tiqqun « La guerre véritable ». https://lundi.am/La-guerre-veritable