Comment je suis devenu complotiste (le 19 mai à 21h04)
Le 19 mai dernier, vers 21 heures, mon ordinateur portable m’a laissé en rade au pire moment, me jetant dans des affres difficilement concevables.
Jusque tard dans la nuit, je me suis escrimé à le rallumer par tous les moyens, allant jusqu’à renoncer pour cela à regarder à la télé la Finale de la Coupe de France (PSG contre Monaco, argent quatari contre argent russe) – en vain. Ecran noir, résolument et obstinément noir, de ma nuit blanche, donc, annoncée, inévitable, programmée.
C’est qu’en effet j’avais, le lendemain, de longue date fixée et annoncée, une soutenance de thèse (en anglais et en distanciel, évidemment), ce dès la première heure. Obligation, que dis-je, service commandé de la première importance auquel il n’était pas question que je me dérobe...
Je passerai sur le détail des trésors d’ingéniosité qu’il me fallut déployer pour paraître à l’heure, en dépit de tout, en plein écran et rasé de frais – à défaut de frais et dispos. C’est que, pour ne rien vous cacher, je vis dans un trou perdu, un hameau isolé où les laptops en état de marche ne courant pas les rues (à peine goudronnées et généralement constellées de bouses de vaches), je veux dire où l’on compte davantage d’électeurs de la Blonde au mètre carré que de voisins serviables et prêts à vous donner accès au Saint-Graal – leur ordi personnel habituellement dévolu aux commandes d’engrais suspects et au téléchargement de films pornos...
Non, ce n’est pas sur ces péripéties et contrariétés triviales que je m’étendrai, mais bien de ce qui, ici, nous conduira à l’essentiel : l’évidence criante selon laquelle cette désastreuse avarie (avanie) ne saurait être survenue, dans ces circonstances-là, précisément, tout à fait par hasard.
C’est qu’en effet, je ne vous ai pas encore tout dit : il se trouve en effet que le 20 mai, jour de la soutenance mise en danger mortel par cette panne (il me revenait l’honneur de la présider, soit dit en passant), le 20 mai se trouve être aussi le jour de mon anniversaire. Et qui plus est, ce 20 mai-là, n’était pas n’importe lequel – celui où, enfin, j’allais toucher à mes trois-quarts de siècle, autant dire faire mon entrée fraîche et joyeuse dans le monde enchanté du grand âge et de la condition ehpadienne.
La question, posée dans sa brutalité native tant à moi, la victime, qu’à vous, chers lecteurs, chères lectrices pris-es à témoin(s) de mon infortune, se formule donc ainsi : voici un ordi de qualité ordinaire mais point médiocre, acquis à l’état neuf il n’y a pas si longtemps que ça (quatre ans, cinq ans ? - il faudrait que je retrouve la facture...) et qui rend l’âme sans crier gare à quelques heures d’une échéance académique de première importance - non pas pour ma carrière qui est depuis belle lurette derrière moi - mais, tout simplement pour ce qui me reste de capacité à tenir mon rang parmi mes pairs (l’Université est une société de cour où l’on est exposé à perdre la face à chaque instant), et qui le lâche donc, emportant dans son trépas et mon rapport sur la thèse, et les codes d’accès à l’espace digital sur lequel l’épreuve est appelée à se dérouler, ceci à l’aube de cet anniversaire pas tout à fait anodin (mon consentement à participer au jury ce jour-là, précisément ayant été salué par la candidate émue comme un geste héroïque digne d’entrer dans les annales), bref, vous n’allez tout de même pas me dire que tout cela ensemble, combiné et cumulé, ait pu être un coup du sort, déveine, malchance, manque de pot ?
C’est bien ici, cher lecteur, chère lectrice, que je te fais juge, solennellement : il est des circonstances dans lesquelles on ne peut plus être naïf au point de croire au hasard et à ses fruits vénéneux. Ce n’est pas un accident, mais bien un coup monté, l’effet d’une intention maligne. Mais à l’instant même où s’impose cette évidence, le vertige me saisit : qui, comment, pourquoi – où se tapissent donc les conspirateurs sans visage, les comploteurs sans nom ?
Oh, je les imagine bien, à ce jour, tout à leur joie maligne de m’avoir plongé dans un tel désarroi, réduit à effectuer cette démarche humiliante entre toutes – appeler mon banquier, faire le mielleux avec lui, dans l’espoir qu’il m’accorde le crédit destiné à acquérir toutes affaires cessantes une nouvelle et indispensable magic box ! Mais une nouvelle fois : qui, où, pourquoi, comment ?
– A la fin, vas-tu donc te calmer ?, s’énerve mon épouse incommodée par mes imprécations et mes jérémiades, n’as-tu donc jamais entendu parler de l’obsolescence programmée ? Ordi assez bas de gamme, quand même, cinq années pleines à taper dessus comme un sourd et à télécharger des séries sud-coréennes, il te lâche, rien de plus normal... Enfin non, c’est pas normal, c’est étudié pour : espérance de vie cinq ans, pas une minute de plus. Personne n’a conspiré contre toi, pauvre pomme, aucun pouce ne s’est abaissé le19 au soir pour te précipiter aux enfers – lois du marché, lois d’airain – point barre.
– Non mais tu veux rire ? Ce jour-là, précisément, juste avant la thèse et mon anniversaire ? Je ne suis pas parano, mais il y a tout de même des limites à la candeur ! Comme si tu ne savais pas qu’ils voient tout, qu’ils savent tout dès lors que j’allume mon ordi ! Tous mes rendez-vous, mes petits secrets intimes, mes écrits secrets, mes correspondances particulières, mes coups de gueule avec les amis... Tout ! Et donc, là, bien sûr, depuis qu’ils m’attendaient au tournant, ils ont tout de suite repéré qu’il y avait un gros coup à jouer ! Que ça allait faire mal ! Ils ont sauté sur l’occasion, appuyé sur le bouton ou abaissé la manette, je ne sais pas trop, et mon ordi s’est arrêté – grillé, la mort subite... Ah ça, tu peux le dire, ils sont forts...
– Mais quels ils ?
– Tous ces salauds, là... La police d’internet, les fabricants de semi-conducteurs, les marchands d’ordi, mes ennemis personnels, les copains à Blondie, les facho-républicains, le cabinet noir... Si ton histoire d’obsolescence machin-chouette tenait le coup, mon ordi aurait rendu l’âme il y a une semaine ou dans trois jours, il aurait montré des signes de faiblesse, commencé à bugger – mais là, comme ça, d’un seul coup et à cette minute-là, non, pas possible, faut pas me prendre pour une bille... La méchanceté, l’intention de nuire, ça se sent, et là, ça le pue à plein nez. Les machines ont bien des défauts, elles sont faites pour casser un jour ou l’autre – mais elles ne sont pas méchantes. La Schadenfreude, ça porte la marque humaine – et là, c’est flagrant ...
– Dis donc, franchement, tu m’inquiètes. Si tu dételais un peu quelques jours et te mettais à la marche à pied, aux mots croisés, au tir à l’arc ?
Etc.
Dialogue de sourds, discussion oiseuse, sans issue ! Devenir-autruche de l’épouse qui enfonce la tête dans sa folle insouciance ! Qui ne veut rien savoir ! Qui s’acharne à croire, mordicus, à la faute à pas d’chance quand mon alter ego digital me laisse en plan pile au moment où ils savent que ça va me casser les reins – le mercredi 19 mai à 21h 04 précisément...
Ingmar von Bockwurst