Danser aux portes de l’enfer
L’affaire du massacre des ravers par le commando venu de Gaza n’en a pas fini de faire couler de l’encre et des larmes de crocodile parfumées à la moraline. Dans une perspective analytique, voici ce que l’on pourrait en dire : des centaines de jeunes Israéliens se rassemblent pour teufer joyeusement, insoucieusement, à quelques encablures de l’"obstacle" (Gideon Levy) en principe infranchissable qui les sépare du camp de concentration à ciel ouvert dans lequel sont reclus et entassés deux millions de Gazaouis. On ne saurait imaginer meilleure image, meilleur symbole, meilleure allégorie de l’absence de toute commune mesure entre le sort des uns et des autres. Faire la fête aux portes de Gaza, cela suppose, non seulement une sublime inconscience, mais surtout une indifférence de glace aux destins de ceux qui survivent à grand peine et meurent sous les bombes ou à défaut de soins appropriés de l’autre côté de l’obstacle. Dans une scène saisissante de Falkenau, film de Emil Weiss, les notables et les habitants de la bourgade située près du camp de concentration nazi tout juste libéré par les troupes américaines (le film utilise les images filmées sur le vif par Samuel Fuller) sont contraints à défiler devant les cadavres alignés des détenus morts d’inanition ou de mauvais traitement au cours des jours précédents. Ils sont convoqués à regarder en face, dans la honte, le crime qui se perpétuait à deux pas de chez eux et dont ils ont voulu tout ignorer, des années durant. On pourrait dire que le massacre des joyeux ravers est un remake apocalyptique de la scène filmée par Fuller, pour l’Histoire, pour l’édification des générations futures et accompagnée dans le film de Weiss, d’un commentaire au ton de jugement de Dieu.
Sur cette frontière surarmée, suréquipée, hypertechnologique et néanmoins franchie par ce commando palestinien équipé somme toute de moyens artisanaux, ce sont deux mondes qui se séparent - ici, le Nord global et le Sud global dans des versions contrastées, dramatisées à outrance. Habituellement, sur tout le pourtour de la planète, là où se situe la ligne de partage des eaux entre Sud et Nord global, ce sont évidemment les plébéiens démunis et à bout de souffle qui trinquent : sur le mur séparant le Mexique du sud des Etats-Unis, sur lequel viennent s’échouer les réfugiés d’Amérique centrale au terme de leur exténuante traversée du Mexique ; ou bien à Ceuta et Mellila, là où les Subsahariens viennent se déchirer sur les barbelés espagnols ; dans l’étendue anomique de la Méditerranée, bien sûr, entre Tunisie, Libye et Lampedusa, où les migrants perdent la vie par milliers chaque année ; entre les côtes du Myanmar et celles de Malaisie et Indonésie où errent sans fin des réfugiés Royingas... Et puis voici tout à coup que la photo des malheurs du monde que nous regardons distraitement passer sur le fil de l’actualité se renverse : scène inconcevable où, tout à coup, c’est les autres qui meurent ! Des Blancs ! Et qui ne feraient pas de mal à une mouche - la preuve, ils font la fête, pas la guerre, peace and love sur fond de gros boum-boums acoustiques... Nul doute que ce contrechamp barbare demeurera dans les annales du fatidique divide Nord/Sud, tel qu’il constitue le condensé de toute l’infamie de notre à-présent. Cette image stridente (et sanglante), ce n’est jamais que la version terrible de ce dont les événements récents ont été l’occasion : politiquement, le différend, le gouffre toujours plus béant entre puissances du Nord et Etats (peuples) du Sud n’a jamais été aussi flagrant - les amis d’Israël, c’est l’Occident blanc et assimilé, à peu près sans reste.
Gideon Levy a raison : les Israéliens n’apprendront rien de ce qui vient de leur être infligé, ils n’en rabattront pas sur leur arrogance, leur enfermement dans leurs présomptions suprémacistes ne cédera pas devant le principe de réalité. Mais du moins, une chose aura eu lieu : ils auront eu l’occasion d’éprouver dans leur chair, comme les Etats-Uniens à l’occasion du 11 Septembre, que leur condition immunitaire et leur impunité en toutes choses ne sont pas irréversibles, un privilège destinal fondé sur la divine Providence. La réalité les a rejoints là où ont commencé à souffrir, à payer le prix du sang et des larmes eux aussi. A défaut de les instruire, ce renversement éphémère de situation aura, variablement, ébranlé et réveillé les habitants de la planète qui, dans leur immense majorité, ne voient pas de quel droit les Israéliens entendent s’accaparer la terre des Palestiniens et les réduire, comme peuple, à la plus résiduelle des conditions.