« De base » – ou la petite apocalypse antivax
Jean-Luc Nancy, in memoriam
En raison des circonstances atmosphériques défavorables, les barricades seront remplacées par les terrasses couvertes (et chauffées en hiver) et la lutte des classes par les apéros en ville et en toute saisons.
L’un d’entre nous lit dans la London Review of Books le compte-rendu d’une récente biographie de Simone Weil [1] et il tombe en arrêt sur un passage où il est question de « Weil’s emphasis on obligations rather than rights ». Cette brève sentence éveille aussitôt en lui un vif écho, en relation tout particulièrement avec l’interminable pandémie covidienne et, plus particulièrement encore, ses derniers développements – l’essor du mouvement antivax. Comme il tente de faire partager sa trouvaille à son fils, ce dernier lui rétorque : « Ah oui, les devoirs avant les droits ?! De base, c’est du pur Zemmour, ça ! » – et le voici renvoyé à son indécrottable condition de boomer viré réac et, du fait même de son âge, intrinsèquement obscurantiste [2].
Eh bien, il entre en résistance, sa LRB à la main, avec aussi, dans le fond de son cerveau vermoulu, le souvenir plus ou moins lointain des cinq ou six livres de l’intéressée qu’il s’est donné la peine de lire – tiens, bonne définition du boomer, à l’occasion : un-une schnock du temps où on lisait encore des livres. Il fait donc remarquer à son fils un détail tout à fait intéressant : en version française, Simone Weil dit : devoirs. Le livre, écrit à Londres quand elle s’activait au service de la France libre avant de mourir d’inanition et dans lequel elle aborde cette question s’appelle L’enracinement – prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (1943). Or l’auteure de l’article de la LRB, plutôt qu’employer le terme qui, habituellement, traduit « devoir », duty, traduit ici par obligation(s) et, semble-t-il, a tout à fait raison de le faire. C’est ce que montre en effet la réaction de son fils qui, lui, a effectué l’opération inverse, convertissant obligations en devoirs et, par réflexe conditionné, se récriant : ah oui, l’éternelle leçon que nous (les jeunes) inflige la coalition des profs, des donneurs de leçons médiatiques, des élites politiques – obéissez, tenez-vous à carreau, glissez votre bulletin dans l’urne, ne faites pas de tapage nocturne, ne picolez pas, laissez tomber la beuh, aimez la police et pratiquez, en bons citoyens, le tri des ordures ménagères...
Or, ce qu’a parfaitement compris la rédactrice de l’article, c’est que le vocabulaire de Simone Weil a vieilli. Parler de devoirs, en général, cela réveille en premier lieu les disciplines, pas le sentiment éthique. Les devoirs, dans les souvenirs que nous conservons de notre éducation scolaire, républicaine, religieuse, c’est ce qui appelle en premier lieu à l’obéissance voire à la soumission, d’une manière qui se veut inconditionnelle – pas ce qui s’associe au lien social, communautaire ou, plus adéquatement, à l’entre-exposition des subjectivités, des existences individuelles. Certes, le titre de Simone Weil contient bien le terme clé – « envers », mais l’association de celui-ci avec l’exécré « devoir », en tant que celui-ci répand une odeur persistante de catéchisme, en empêche le déploiement dans la sphère éthique et politique, alors même qu’à l’inverse, « obligation(s) » va permettre de ressaisir cette association et d’en explorer les potentialités.
Ce qu’exposent en pleine lumière les égarements du mouvement antivax, c’est le pacte subreptice (mais de plus en plus distinct et compact) qui s’est aujourd’hui établi dans une certaine conscience moyenne entre le motif leader des droits et cette forme d’individualisme hard-discount qui prospère sous nos yeux. A l’évidence, le motif des droits, c’est-à-dire l’approche juridique dans le sens le plus extensif du terme de ce qui formerait l’armature de la citoyenneté et de la liberté des individus, dans les démocraties contemporaines, ce motif se déploie aujourd’hui moins sous la forme d’une charte des droits, de droits fondamentaux, inaliénables et clairement définis, que sous celle de la dissémination et l’extension infinie d’une dynamique (que rien ne semble pouvoir arrêter) de la revendication de droits toujours nouveaux – qu’on songe seulement à l’inflexion propre aux mouvements gays et lesbiens : à l’idée d’une transformation révolutionnaire de la société s’est largement substituée l’idée d’acquérir des droits dans cette société, telle qu’elle est. Tout ou presque est désormais susceptible de donner lieu à un énoncé ou une revendication en termes de droit(s) – à être envisagé sous le signe du droit et placé sous son égide. Cette inflation tend évidemment en rendre de plus en plus nébuleux ce qui se définirait comme le corpus des droits fondamentaux – les fameux droits humains. C’est que pour la plupart de ceux qui habitent la planète en propriétaires, solidement établis dans leur titres et leurs biens, l’accès aux médias électroniques, l’aisance digitale est perçue désormais comme un droit aussi fondamental que l’accès à l’eau potable pour d’autres, tant d’autres – à cette différence près que pour les premiers ce « droit » leur est généralement acquis, alors que pour les autres, l’eau courante et potable à domicile demeure un rêve inaccessible. Dans nos collèges, nos nymphettes réclament le droit de porter des crop tops comme une prérogative inaliénable pour la reconnaissance de laquelle elles sont bien décidées à se battre bec et ongles, tout comme en d’autres lieux et circonstances, le droit aux boissons gazeuses est vécu comme premier et inaliénable – vivre sans sa dose de Coca quotidienne, vous n’y pensez pas ! Se constitue ainsi une population capitalo-compatible, mieux, une population posant comme conditions de sa liberté ce qui l’enchaîne le mieux aux normes du consumérisme ambiant.
La perception ou la subjectivation du droit vient donc ici entrer en conjonction avec les choix, les goûts, les préférences en termes de formes de vie fortement individualisées : je porte les cheveux longs ou courts, c’est mon bon droit ; je suis un inconditionnel de telle marque plutôt que telle autre, c’est mon bon droit ; je regarde telle série à la télé plutôt que telle autre, c’est mon choix, c’est mon droit – et qui saurait m’en empêcher ? Quelque réserve qu’on puisse entretenir à l’égard d’un usage non régulé de la notion d’aliénation, force est de constater que cette référence au « droit » fait de ce dernier le résultat d’un choix purement individuel – au nom de quoi pourrait-on m’empêcher de faire ce que je veux – ce « je » et ce « veux » restent évidemment à interroger.
La pente farouchement individualiste sur laquelle se déploie, parmi « les gens », cette approche aujourd’hui largement dominante du droit (la rhétorique des droits de l’homme demeurant, elle, avant tout, l’inépuisable fonds de commerce des élites gouvernantes, incluant les organisations dites humanitaires) ne dévoile pleinement ses dommageables potentialités que lorsque ce « j’ai bien le droit » d’époque en vient à se formuler, à l’épreuve de telle ou telle circonstance, sur un mode négatif : et si ce vaccin ne m’inspire pas confiance, si je ne veux pas me faire vacciner, si je ne veux pas me plier aux contraintes du passe sanitaire – c’est mon bon droit, on est en démocratie, à bas la dictature sanitaire, etc., etc. – toute cette assourdissante cacophonie d’aujourd’hui, donc.
Ce qui est infiniment problématique dans cette rencontre entre l’individualisme de la masse et la ritournelle du droit, c’est qu’elle entraîne la formation d’une spirale dont le propre est de déboucher sur la dissolution de toute notion d’intérêt collectif ou commun. Ce n’est pas pour rien que ce pli s’accentue à l’épreuve de la pandémie installée dans une interminable durée : le durcissement de son approche férocement et exclusivement individualiste est la manifestation la plus criante de la défaillance collective de la masse individualisée (de l’individu massifié) face à cette épreuve ; celle-ci est en effet un test impitoyable auquel se trouve soumise la capacité d’une société à faire face à un danger mettant à mal son intégrité en tant que communauté ou peuple. L’idée exorbitante d’une « jeunesse sacrifiée » sur l’autel du Covid repose d’ailleurs intégralement sur la conviction que « les jeunes » n’ayant guère, en cette occasion, de crainte pour leur vie, leur imposer la vaccination, ou d’autres restrictions ne relèverait que d’une contrainte imposée par les anciennes générations. On est là face à un raisonnement purement égotique, n’envisageant que sa propre santé, indépendamment des dommages qu’on peut occasionner auprès de personnes plus fragiles.
Le propre de la pandémie, comme expérience, épreuve, c’est-à-dire test collectif est d’exposer la misère de l’individualisme égotique et autarcique face à une telle situation ; c’est de montrer que l’approche des prérogatives de l’individu démocratique et de sa liberté par le biais exclusif des droits conduit droit dans le mur. Dans une configuration où est en premier lieu en question l’entre-exposition des corps en tant que porteurs potentiels du virus, chaque corps représentant une menace potentielle pour chacun des autres et tous les autres ensemble (omnes et singulatim !), l’approche de l’être-au-monde du sujet vivant par le biais des droits individuels et qui ne trouve pas son complément dans la prise en charge des obligations est, davantage qu’unilatérale ou carente, fautive et, disons-le, criminelle.
C’est qu’avec les corps entre-exposés, il y a les subjectivités qui ne s’en détachent pas et en assument, au plan éthique et politique, disons la charge virale potentielle. Jamais autant qu’en temps d’épidémie, l’approche monadique, isoliste du sujet individuel n’exhibe crûment son inconsistance. Les individus n’existent à proprement parler que dans les réseaux qui sont premiers et dont ils ne constituent à proprement parler qu’un point ou un maillon. Marx le disait bien, dans le cadre de sa critique de la Déclaration des droits de l’homme, en particulier en ce qui concerne la définition de la liberté qui y était déployée : « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ». Marx disait bien, en effet, que la liberté ainsi définie était celle d’une monade – qui serait infiniment libre si autrui n’était pas là. Bref, cette définition de la liberté se présentant comme universelle n’était en fait que la liberté de l’individu dans une société bourgeoise : je suis libre jusqu’en ce point où ma liberté d’action rencontre autrui. Contre cette conception, l’idée d’une liberté collective prend un tout autre sens : quelle pourrait être ma liberté si j’étais seul au monde ? Autrui n’est donc pas une limite à ma liberté, mais bien une de ses conditions. Le paradoxe de nos sociétés dans lesquelles prévaut le fétichisme de l’individualité, c’est que ce caractère réticulaire de l’existence sociale y est particulièrement affirmé – ce sont des sociétés dans lesquelles le ou les réseau(x) sont particulièrement denses, serrés (Norbert Elias, entre autres). Ce sont les nihilistes à la Margaret Thatcher qui affirment que la société « ça n’existe pas », de manière précisément à délier le sujet capitaliste entrepreneur et prédateur de toute obligation envers la communauté.
Ce qu’il convient d’affirmer, au contraire, c’est que, dans ces sociétés même, l’individu ne préexiste pas au réseau relationnel dans lequel il est impliqué ; que cette implication prend la forme non seulement de la coexistence, de la communication, des interactions et des interdépendances mais bien de l’entre-exposition, comme le mettent en pleine lumière les pandémies et les épidémies, mais, plus originairement, toute situation dans laquelle un sujet humain se trouve en présence d’un autre, c’est-à-dire exposé à lui (Lévinas). Ce n’est pas de la métaphysique abstruse, c’est de l’expérience quotidienne – l’amour, l’amitié, les relations familiales, le voisinage même – c’est de l’entre-exposition, pas seulement de la relation et dans l’entre-exposition, l’autre est toujours, fondamentalement, premier-première – c’est dans la relation avec lui-elle que j’émerge comme sujet à proprement parler.
La pandémie sans fin, c’est ce qui dessine une sorte de raccourci entre ce qui se joue dans la sphère du vivant et de sa prise en charge (la biopolitique) et la sphère éthique : entre les risques inhérents à la proximité des corps et à leurs interactions et ce qui en découle, pour chacun-e en termes de responsabilité envers les autres. Se faire vacciner et se plier au règlement qui en est indissociable (ce qui permet à l’individu d’apporter la preuve qu’il a souscrit à cette nécessité sanitaire et éthique), ce n’est pas en premier lieu un devoir envers l’Etat, une contrainte imposée par celui-ci, despote en tous points abusif ; c’est une obligation envers les autres d’abord, destinée à assurer la sauvegarde de la communauté. On ne voit pas bien ce qui reste de ce que l’on nomme couramment, d’une expression un peu galvaudée, un peu passe-partout, le lien social en l’absence de l’intuition de cette obligation envers par laquelle le sujet individuel s’éprouve et se manifeste dans son appartenance pratique à la communauté humaine à laquelle il se rattache. Pour parodier Marx, on dira qu’en l’absence de cette toute simple intuition, ne demeurent que les eaux glacées du calcul égoïste – lequel n’est même pas un calcul, mais une pulsion obscure, une pulsion de mort.
Sur le plan éthique, la moindre attention à la question ici en jeu suffit à nous convaincre que le souci des autres, pour les autres précède le droit à faire valoir mes propres droits. Comment en effet pourrais-je me sentir en confiance en tant que membre d’une communauté s’il me fallait présupposer que le calcul égoïste et les passions individualistes y règnent en maître, que la règle d’or y est : mes droits d’abord, en toutes circonstances, l’intérêt commun, la vie des autres ensuite seulement et, en quelque sorte, subsidiairement ? Ce serait là une liberté des uns contre les autres, c’est-à-dire la poursuite de l’idée que ma liberté s’étend idéalement de façon illimitée, et qu’elle n’est restreinte que par autrui, comme limite de ma liberté. Or, encore une fois, comment concevoir sa liberté indépendamment d’autrui ? – à commencer par notre liberté d’agir techniquement, en écartant les menaces naturelles : il faudrait à chacun être électricien, chauffagiste, etc. Ce qui, dans le contexte de la pandémie peut se traduire dans les termes suivants : à supposer que, pour des raisons qui peuvent être variables, je ne me soucie pas beaucoup d’être infecté ou pas, de contracter la maladie ou pas, n’en demeure pas moins l’obligation inconditionnelle qui me lie aux autres et dont l’effet est que je me dois de réduire le risque d’être le vecteur du virus. Il ne s’agit pas ici d’ « aimer son prochain comme soi-même » mais bien de se tenir à la hauteur de cet élément fondateur de ma condition sociale, dans sa pleine dimension existentielle, et qui serait ici l’endettement plutôt que l’enracinement : je me dois aux autres (je dois me soucier de ne pas mettre leur vie en danger en leur transmettant le virus) parce que sans eux, en l’absence du réseau dense qui me relie à eux, je ne serais rien, je n’existerais pas.
Cette notion de la dette n’a rien à voir avec la culpabilité ou le sentiment de la faute, et tout avec l’esprit de responsabilité. L’horrible joint venture qui s’est scellée sous nos yeux entre l’inflation rhétorique agencée autour du motif du (des) droit(s) et le fétichisme égotique du moi-moi-moi, comme esprit de la masse, est un parfait indicateur de la pente descendante sur laquelle se situe aujourd’hui, dans ce pays, l’esprit public – le plan politique est ici indissociable du plan éthique : il a suffi d’un léger clinamen – écart, déviation – pour que l’on passe d’un mouvement inscrit dans un horizon d’émancipation, où prévalaient les notions de justice et de dignité, celui des Gilets jaunes première mouture à un autre qui, placé sous le signe du ressentiment et du nihilisme cognitif, pue le fascisme soft (pas pour longtemps) et mobilise toute une poussière d’humanité désorientée et prête à se jeter dans les bras du premier joueur de flûte venu, de la première Blondie disponible au magasin des accessoires électoraux. Ce n’est pas pour rien que l’imperceptible changement d’inclinaison de l’atome populaire chutant dans le vide de la politique présente conduit de l’inspiration distinctement anticapitaliste des grandes manifestations des GJ en 2019 au retour des sous-entendus complotistes/antisémites dans les manifs d’aujourd’hui.
De l’esprit de solidarité qui se manifestait sur les ronds-points (parfait exemple d’entre-exposition des désirs et aspirations individuels), on est passé à ces attroupements placés sous le signe du déni de réalité, de la révolte infantile non pas tant contre les directives sanitaires que contre l’état des choses lui-même – oui, le virus continue à circuler, dans des formes plus dangereuses encore, oui, seule la vaccination massive permet d’en atténuer la virulence et de limiter les pertes de vies humaines... [3]
Le nihilisme cognitif qui constitue le soubassement de ces rassemblements, allié au j’ai-bien-le-droitisme gâteux qui s’y donne libre cours est avant tout un indice politique : celui de l’apparition d’une sorte de peuple, un peuple bidon mais aux apparences de peuple, dont le propre est de se tromper de résistance – une parodie de peuple dont le propre est de résister à ce à quoi il ne devrait pas (la vaccination contre le Covid, même pas obligatoire...) et de ne pas résister à ce à quoi il devrait (les lois liberticides récemment votées au Parlement, le consensus pro-flics des élites politiques, l’intervention néo-coloniale au Sahel, entre autres) – malheur à un tel peuple qui, en se trompant ainsi de résistance, ouvre un boulevard aux aventuriers du fascisme relooké – la spectaculaire sortie des oubliettes du très oubliable Philippot, surfant sur le mouvement antivax ne serait-elle pas ici de nature à nous mettre la puce à l’oreille ?
Le peuple d’opérette qui entre ici en résistance contre la vaccination et dont on dirait, à lire les pancartes qu’il exhibe lors de ses rassemblements, qu’on lui a greffé un goitre spongieux à la place du cerveau, n’est pas, bien sûr, un « vrai » peuple mais une agglutination de frustrations et de mécontentements. Mais, dans la mesure même où ce peuple pour rire – ou plutôt pour pleurer – mime et remet en scène tous les gestes d’un vrai peuple soulevé, dans la rue et sur les réseaux sociaux, dans la mesure même où il occupe le terrain et envahit l’espace sonore de la vie publique, où il fait défection au pouvoir et produit ses propres récits, voire son propre héroïsme à usage interne tant qu’externe, ce peuple sinistre qui s’apparente bien davantage à une foule à la Le Bon qu’à une plèbe en colère – on ne peut pas l’évacuer d’un simple haussement d’épaules. C’est en effet qu’il est le résultat cumulé et le pur produit dérivé de l’ensemble des inepties, forfaitures, mensonges, dissimulations, renégations, manifestations d’incompétence accumulés par les gouvernants (et au-delà, dans la sphère des élites, experts et spécialistes compris, voire le phénomène Didier Raoult) depuis le début de la pandémie [4] – raison pour laquelle, parmi les manifestants, il y a aussi des vaccinés, simplement interloqués par les contradictions dans lesquelles s’enferme le passe sanitaire (nécessaire pour s’asseoir en terrasse, mais pas pour voyager en métro). L’accumulation, sur la durée, de toutes ces manifestations exemplaires du mauvais gouvernement dans la lutte contre la pandémie a fait davantage que saper, du côté de gouvernés, toute confiance dans l’autorité et la parole des gouvernants : ce n’est pas seulement que le régime de la défiance et de la désaffection s’est généralisé, c’est désormais, comme le montre l’essor du mouvement antivax, qu’il suffit que les autorités promeuvent (à bon escient, pour une fois) la généralisation de la vaccination pour que se forme un conglomérat bariolé du refus dont le principe « de base » est que si les gouvernants disent blanc, la vérité doit se situer plutôt du côté du noir [5].
C’est que, depuis le début de la pandémie, l’exemple du nihilisme cognitif est venu de haut, en d’innombrables occasions, du côté des gouvernants, des élites politiques et médiatiques, dans la sphère intellectuelle, incluant, chose horrible à dire, la philosophie (Agamben...), les sciences sociales, la médecine et les sciences de la vie... Comme dans le cas du populisme, il est ici trop facile de faire porter le chapeau du nihilisme cognitif aux gens d’en bas exclusivement, typés comme masse grégaire, ignorante et crédule, tout comme il est trop facile de réduire ce phénomène à la pollution par les fake news qui circulent dans les égouts des réseaux sociaux. D’une façon beaucoup plus globale et transversale, l’épreuve de la pandémie a été l’occasion d’une offensive de grand style, tous azimuts, en vue de la dilution des vérités les mieux établies – à commencer par l’utilité du port du masque, au cours du premier épisode de la pandémie. L’exemple est venu de haut, lorsqu’il s’est agi de faire prospérer le régime du « il paraît que... » destiné à effacer tous les repères de la certitude concernant les origines de la pandémie, ses caractéristiques propres, les moyens de la combattre – pas étonnant qu’au terme de mois et de mois de palinodies gouvernementales, s’impose le régime de la rumeur généralisée, sous lequel, par définition, tout devient possible et le plus improbable des bobards creuse son sillon interminablement – genre : les tests procédant par introduction d’un bâtonnet dans une narine et qui, je l’ai vu à la télé, fraient le chemin du virus vers le cerveau...
Dans La destruction de la raison, ouvrage publié en 1954 en Allemagne de l’Est, Georg Lukacs s’efforçait de mettre en évidence la relation qui s’établit entre la victoire du fascisme et la montée de l’irrationalisme dans la culture allemande, la philosophie, tout particulièrement. Cet ouvrage, passablement décrié du fait de son assise stalinienne, ne peut guère dans la situation présente nous servir de vademecum, tant la « raison » que le philosophe hongrois étrillé par le balai de fer de Staline oppose à l’irrationalisme supposé de Heidegger et consorts est elle-même suspecte. Mais à tout le moins cet ouvrage de circonstances rétrospectives attire-t-il notre attention sur la relation qui s’établit entre deux plans : d’une part, ces entreprises de saccage des règles élémentaires présidant à l’établissement de la vérité, au partage entre le vrai et le faux, entre les opinions et les vérités établies, entreprises soutenues par le cynisme délibéré, chauffé à blanc de gouvernants pour lesquels tout mensonge est bon à prendre pour peu qu’il s’avère utile dans les jeux de pouvoir et les tactiques politiciennes au jour le jour – un cynisme dont le stade suprême est ce que nous appelons ici nihilisme cognitif ; et d’autre part, les désastres politiques en cours. Nous ne pouvons pas reprendre ici le vocabulaire de Lukacs : la « Raison », majuscule, telle qu’il la met en avant est devenue un de ces mots puissants dont nous avons appris à nous défier, au fur et à mesure que nous découvrions qu’elle est surtout un mot-valise propre à transporter toutes sortes de denrées suspectes (on pourrait appeler ça le « marché noir de la Raison » sur lequel, entre autres, les staliniens ont prospéré).
Mais ce qui demeure constant, et qui nous rapprocherait davantage des considérations d’Hannah Arendt sur la vérité et le mensonge, les différentes formes de vérité et les différents types de mensonge, c’est le lien intime qui s’établit entre les enjeux discursifs et les enjeux politiques : nous sommes entrés dans un temps où monte aux affaires un nouveau type de dirigeants dont le propre est d’avoir dépassé toute inhibition ou pudeur, tout sentiment de décence dans l’usage du « mensonge utile », les retournements de veste et changements de pied, la renégation de la parole donnée et des engagements pris – les Trump, Johnson, Bolsonaro, Duterte et, en régime à peine mineur, notre petit requin national aux yeux bleus , sans compter la porte-parole macronienne Sibeth Ndiaye, avouant d’emblée (avant sa nomination) qu’elle serait prête à mentir si besoin était. Elle en a eu l’occasion, et ce fut du grand art ! Le moment marquant qui signale l’entrée dans cette ère du mensonge totalement décomplexé et prospérant sans bornes dans les hauteurs béantes de ce qui tient lieu désormais de Raison d’Etat, c’est la fabrication des « armes de destruction massive » de Saddam Hussein par les officines propagandistes de Bush et Blair. Le rapport qui s’établit entre l’avènement de cette espèce dirigeante de menteurs invétérés et totalement décomplexés et la montée du nihilisme cognitif dans les opinions publiques dites démocratiques est visible à l’œil nu. Pas de vaccin contre le n’importe quoi antivax, contre la connerie ambiante sur le front de la pandémie sans gestes barrières énergiques et offensifs contre le mensonge érigé en principe de gouvernement !
Ceci étant dit, il n’en demeure pas moins que la nullité des gouvernants ne fait pas pour autant de ceux-celles qui proposent dans la rue, samedi après samedi, un cocktail composé de drapeaux tricolores, des pancartes antisémites home made et de slogans revendiquant la « liberté » de contribuer à la diffusion du variant Delta de pures victimes de l’inconséquence du pouvoir. Dans une société qui revendique hautement sa condition démocratique, les gens, le commun des mortels se doivent d’être supposés responsables de leurs faits, gestes et opinions, tout particulièrement lorsqu’est en cause l’intérêt commun. Lorsque se forme ce type de grouillement activiste auquel on assiste aujourd’hui autour de la phobie collective au vaccin et que cette agitation tend de plus en plus distinctement, semaine après semaine, à virer au brun, brun Marine, brun Philippot ou brun Zemmour, peu importe – le fascisme ou la fascisation rampante de la masse, de cette masse-là, doivent être désignés et combattus comme tels. La dialectique qui s’établit entre l’ineptie constitutive du pouvoir et l’abêtissement volontaire de la masse qui se déverse dans les rues pour apporter sa contribution à l’empirement des choses n’exerce pas ses effets à sens unique, c’est un système d’interactions. Ce peuple brunâtre qui sort désormais de l’ombre tous les samedis, cela fait déjà un moment qu’il était en gestation et qu’on l’entendait clapoter, barboter dans le liquide amniotique de la démocratie policière et des surenchères néo-libérales. Poussé à ses conséquences extrêmes, le néo-libéralisme débouche sur la négation ou la renégation de la notion même de société, pour ne pas parler de communauté – on en voit le résultat à l’épreuve de la pandémie et du surindividualisme gâteux dont le mouvement antivax est le symptôme. Pensez un peu : l’application Doctolib qui permet de s’inscrire en urgence pour la vaccination, ça n’est pas un service public, c’est une start-up, donc un truc de marché et qui prospère contre la concurrence peuplée d’officines de la même espèce...
Ce genre d’abandon, comme les déroutes programmées (l’échec de l’industrie pharmaceutique française à produire son propre vaccin – Cuba, 11 millions d’habitants, en a produit deux ou plus -, dans un pays qui récemment encore exportait sur le mode impérial ses Instituts Pasteur dans le monde entier) – ça finit toujours par se payer.
Accessoirement, ce sont ceux d’en haut qui ont présidé à cette cascade de faillites qui en payeront le prix électoral (pour qui roule le mouvement antivax dans l’horizon de la Présidentielle, cela se voit sans lunettes...), mais principalement, c’est et ce sera bien sûr la population, une population exténuée par la pandémie sans fin et abandonnée à elle-même dans cette passe dangereuse par des gouvernants sans aveu et sans boussole qui en paiera le prix fort.
L’illusion constitutive de la pandémie, comme vécu collectif, c’est qu’il y aurait un après dans lequel les choses reviendraient plus ou moins à « la normale » c’est-à-dire à l’habituel, et que nous attendons avec impatience. Mais, précisément, dans la mesure où la pandémie arrache le voile de cet « habituel » en tant qu’il était tout sauf normal, mais bien davantage monstrueux et voué à péricliter, cette notion ou cette espérance d’un après normalisé est une pure fantasmagorie : il n’y aura pas d’après normalisé, pas davantage que les après-guerres ou les après-génocides ne sont des retours à des temps normaux et voués à la paix, la réconciliation, l’apaisement et la reconstruction. Dit autrement, la pandémie est cette petite apocalypse dans l’épreuve de laquelle s’impose l’évidence que « les choses ne peuvent plus durer comme avant ». Quand bien même elle finirait par s’estomper, devenir résiduelle, le temps post-apocalyptique qui surviendrait alors, ce serait encore l’apocalypse sans fin, tant cette épreuve a fait voler en éclat la notion même d’une vie collective « normale » aux conditions présentes – économiques, environnementales, politiques, éthiques.
Dans l’éclat nocturne de la pandémie s’est dévoilée la barbarie du présent, avec une intensité sans précédent. Le bon moment pour lire ou relire Les derniers jours de l’humanité, le chef d’œuvre proliférant et labyrinthique de Karl Kraus (1915-1917) [6].