De la violence médiatique
Le Monde aura beau publier à retardement article sur article documentant le saut qualitatif effectué, à l’occasion de la mobilisation des gilets jaunes, dans le registre des violences policières, violences d’Etat – cela ne changera rigoureusement rien au fait vérifiable par tous et chacun que le même journal aura publié, édito après édito, au fort du mouvement et toujours à son heure, des mots, des phrases et des sentences dont il est plus qu’urgent de dévoiler le nom : violences médiatiques.
Il ne s’agit pas de se livrer ici à une quelconque surenchère verbale mais bien, comme dirait Deleuze, de produire un concept. La ou les violence(s) médiatique(s) comme concept. La violence médiatique, ce ne sont pas seulement les mots qui blessent, les mots du mépris, de l’arrogance, de l’animosité, de ce qu’il faut bien appeler la haine de classe – ici celle des élites qui ont la main sur le discours public, à l’endroit des gens d’en bas devenus rétifs à leurs jugements et à leurs injonctions. Ces mots et ces petites phrases sont partout, dans les éditos en question : « ultraviolence », « velléités insurrectionnelles choquantes et condamnables », mouvement « médiocrement contestataire » – autant de formules à l’emporte-pièce destinées à faire oublier que ce sont les manifestants qui, et de loin, paient le plus lourd tribut des « violences », c’est-à-dire, en tout premier lieu, de l’emploi par la police d’armes de guerre civile et de la mise en œuvre d’une « violence disproportionnée »...
Au plus fort de la répression qui laisse sur le carreau des centaines de blessés et de mutilés, Les éditos du Monde font bloc avec celle-ci et l’encouragent : « Le pouvoir exécutif a donc raison de s’insurger contre la stratégie du désordre que poursuivent les plus radicaux » – c’est plus qu’un blanc-seing, une exhortation, en vue d’un nouveau tour d’écrou.
Le pire, ici, ce n’est pas la prise de position politique, qui est attendue d’un journal comme Le Monde, en pareilles circonstances, ni même le ton d’animosité – disons, versaillais – contre le populo en folie, c’est le coup du mépris, ce tour perpétuel du discours dans lequel s’entend distinctement la présomption de celui qui sait et son infinie condescendance pour cette plèbe soulevée de samedi en samedi et qui persévère à dire non, en l’absence de toute structuration visible, représentation responsable, leaders à qui parler, programme en douze points, porte-paroles patentés, etc.
Le mépris, c’est le trait distinctif des dites élites néo-libérales de tout poil, et celui-ci trouve, dans la configuration dessinée par le soulèvement des gilets jaunes, l’occasion de se manifester dans toute son étendue. La manière dont, sciemment, au jour le jour, Le Monde s’acharne à monter en épingle de ces incidents et manifestations isolés (dont il serait surprenant qu’ils ne surviennent pas à l’occasion d’un mouvement de cette ampleur et de cette diversité) dans le but d’associer les gilets jaunes in toto à l’antisémitisme, au conspirationnisme et aux menées des néo-fascistes opérant désormais à visage découvert – cela, c’est vraiment la stratégie du mépris, l’art non seulement de prendre le lecteur pour un crétin, mais de surcroît de lâcher la bride à cet affect qui vient en supplément de l’animosité naturelle que nourrit la division – le mépris sans bornes pour ceux dont la vocation est de payer ses impôts sans rechigner et de prendre pour argent comptant les éléments de langage que lui sert à domicile le pouvoir médiatique ; le mépris mêlé d’indignation que suscite la levée en masse de ces invisibles, lorsqu’ils cessent de penser dans les clous et de rester à leur place.
La notion de violence médiatique prend tout son sens lorsque ce mépris infini vient s’agencer sur l’opération consistant à user de sa position plus que dominante – une hégémonie écrasante – dans l’agencement des discours sur l’événement en cours pour décrier le mouvement en étant assuré qu’aucun contrechamp ne pourra se mettre en place – l’adversaire ne disposant d’aucun moyen de riposte de même puissance. La violence médiatique c’est, dans l’ordre des discours sur l’événement en cours, l’équivalent du monopole de la maîtrise des airs que s’assure une puissance impériale lorsqu’elle affronte un ennemi rivé au sol – les Etats-Unis pendant les guerres d’Irak, la France au Sahel, etc. Une supériorité si écrasante en termes de rapports de force, de logistique et de puissance de feu que la partie hégémonique se trouve rapidement assurée qu’aucun contre-feu, qu’aucune riposte de même espèce ne risque de mettre en danger sa maîtrise de la situation.
Dans le cas de figure présent, la violence médiatique, c’est exactement cela : l’annulation de toute possibilité d’un contrechamp susceptible de faire pièce à ce qui s’impose comme le dit, le décret des élites et du pouvoir médiatique à propos de l’événement. Oh, certes, je suis libre (pour un moment encore) d’écrire sur le site confidentiel d’Ici et Ailleurs pour une philosophie nomade ou même sur LundiMatin tout le mal que je pense du dernier vibrant appel au rétablissement de l’ordre lancé par M. Fenoglio sur la dernière page du Monde, avec amorce en « une », mais c’est évidemment partir en ULM à l’assaut d’un Mirage 2000... Cause toujours, tout le monde s’en fout, tandis que l’excellent édito du susdit, lui, sera relayé par toutes les revues de presse radiophoniques du lendemain matin et dupliqué par les singes télévisuels de M. Fenoglio à longueur de journée(s)... Je peux aussi tenter le coup d’adresser une libre opinion au même journal, disant tout le mal que je pense du dernier papier du susdit encore, paré de mes titres académiques et autres... essayez – on s’en lasse vite...
La violence médiatique s’éprouve comme un tort infligé à ceux qui n’ont qu’un accès infinitésimal à la parole publique par d’autres qui se sont assuré cette « maîtrise des airs » en matière d’agencement et de profération des énoncés recevables à propos de l’événement en cours – un événement dont, précisément, le propre est de bouleverser les répartitions habituelles entre ceux qui ont vocation à parler et ceux qui sont voués à se taire : le propre d’un tel événement prolongé, c’est que, tout à coup, tout le monde a quelque chose à dire, et pas seulement l’éditorialiste du Monde, et probablement pas dans le ton de ce que cet important entend dire.
Un tort subi, donc, par la grande masse de ceux qui se sont mis en mouvement, qui se sont déplacés, qui ont brouillé les positions respectives des uns et des autres, et qui, très rapidement, apparaît comme un tort irréparable par des moyens purement discursifs – discours contre discours, mots contre mots, énoncés contre énoncés – non-violents en ce sens.
C’est dans ces conditions de radicale inégalité et asymétrie de ce qui donne « voix au chapitre » que les mots du mépris qui fleurissent sous la plume de M. Fenoglio deviennent des mots flashball, des mots qui blessent et mutilent. C’est ici, dans ces conditions, que les gens d’en-bas, ceux qui se sont mobilisés contre ce qui porte atteinte aux conditions élémentaires de la « vie vivable » se sentent insultés par l’arrogance des médias et le monopole que ceux-ci s’assurent sur la parole publique ; et qu’ils (les gens ordinaires) en viennent à éprouver le tort qui leur est infligé jour après jour, dans l’intensité de l’événement qui persévère dans son être, cette situation comme une violence vive (des voies de fait) à laquelle ils ne sauraient riposter qu’en sortant les poings de leurs poches.
Et c’est là que surviennent ces fameux incidents dont va faire son miel M. Fenoglio, ces reporters et journalistes insultés sur les ronds-points, ces caméras envoyées au diable, etc. Et il est vrai qu’il n’y a pas lieu, en principe, d’incriminer toute une profession, composée de davantage de piétons que de cavaliers de la qualité de M. Fenoglio, pour des orientations éditoriales qui sont celles d’industriels et d’idéologues, de gens de pouvoir qui se tiennent à la verticale du journaliste ordinaire... Reste qu’on a là une profession qui est fortement syndiquée et que l’on ne voit pas bien ce qui empêche les syndicats des journalistes d’un journal comme Le Monde de faire entendre leur voix lorsque les éditos de celui-ci se suivent et se ressemblent dans le registre d’une agitation qui, pour les plus avancés en âge d’entre nous, rappelle les riches heures de la presse Springer et de la presse Hersant. On ne voit pas bien ce qui les empêche – si ce n’est, comme trop souvent dans cette profession, la lâcheté ordinaire, les soucis de carrière, le fluide paralysant des avantages acquis...
S’il est un journal qui a su choisir son camp et abuser en toute clarté de sa position dominante depuis le début du mouvement des gilets jaunes, c’est bien Le Monde : on en a eu un témoignage éclatant lorsque, à l’occasion d’une bévue graphique, il apparut qu’un portrait de Macron, en couverture de l’inepte magazine sur papier glacé était susceptible de suggérer que celui-ci pût trouver sa place dans la généalogie suspecte des dictateurs du XXe siècle... Ce qu’à Dieu ne plaise et le plat-ventre autocritique de Fenoglio en première page fut alors digne des plus courtisanes prosternations d’Ancien régime... L’écume aux lèvres d’un côté lorsqu’il s’agit de stigmatiser « l’ultraviolence » des gilets jaunes, le nez dans la poussière de l’autre lorsqu’il s’agit de faire acte de contrition pour un montage des plus anodins, mais n’ayant pas eu l’heur de plaire du côté du Faubourg Saint-Honoré...
Mais pourquoi tant d’acharnement contre Le Monde qui n’est évidemment en l’occurrence que le sommet de l’iceberg de la vindicte exercée par les médias, radios et télés notamment, contre le mouvement en cours ? Peut-être juste qu’on ne regarde pas la télé et qu’on continue, par habitude, à feuilleter Le Monde – tout en demeurant convaincu que le résistible Fenoglio, c’est le poil du mammouth qui conduit à des violences médiatiques de plus vastes proportions, massives et compactes, celles, précisément, que se prennent en pleine poire jour après jour ceux qui, eux, regardent la télé, par habitude aussi.
Pas la peine de tourner autour du pot : aujourd’hui, du côté de ceux-celles qui sont le corps vivant et le cœur battant de la puissance de l’événement, tout le monde déteste les médias et, du coup, les journalistes qui vont avec, de la même façon exactement que tout le monde déteste la police et, du coup, les flics qui en sont indissociables. Plutôt que simuler une douloureuse surprise doublée d’indignation, ceux-celles qui se trouvent ici pris dans le faisceau de lumière de l’événement et s’y voient dans le mauvais rôle sont appelés à s’approprier ce concept appelé à creuser son sillon dans les temps à venir : violence médiatique.
Alain Brossat