De quoi le conflit entre la Chine continentale et Taïwan est-il le nom ? – ou : la guerre civile chinoise poursuivie par d’autres moyens

, par Alain Brossat


C’est au plus tard vers la fin des années 1960 que le parti nationaliste chinois, le Kuomintang, grand vaincu de la guerre civile, replié sur l’île de Formose (Taïwan) sur laquelle il exerce sa souveraineté sur le mode le plus despotique, perd tout espoir de reprendre possession de la Chine continentale par la force. Cependant la doctrine de la reconquête destinée à chasser ceux que Chiang Kai-chek et ses successeurs s’obstinent à désigner comme les « voleurs, bandits, criminels et traîtres » communistes demeure en vigueur jusqu’à ce que Lee Teng-hui, élu sous l’étiquette du KMT mais partisan d’une liquidation des séquelles du régime autoritaire et d’une transition démocratique, déclare : « Nous ne chercherons plus à unifier la Chine par la force » (30 avril 1991).
On notera que dans cet énoncé qui annonce un tournant majeur de la politique de l’entité taïwanaise face à l’Etat chinois, désormais reconnu par une grande partie des Etats du globe comme seul représentant légitime de la souveraineté chinoise, le réformateur Lee ne renonce pas à la notion d’une seule Chine ; une Chine dont, tout naturellement, ferait partie Taïwan. Simplement, selon le changement de doctrine qu’il annonce, ce qui change radicalement, du côté de la partie taïwanaise, et unilatéralement, c’est le régime de l’hostilité dans la relation entre les deux entités étatiques chinoises.
En déclarant publiquement que la partie taïwanaise renonce à l’usage de la force en vue de reconquérir le continent et donc de renverser le résultat de la guerre civile, Lee suspend implicitement la guerre civile toujours ouvertement en cours tant que les deux parties se menacent de se détruire l’une l’autre par la force. En ce sens même, sa déclaration prend acte de la victoire des communistes chinois comme d’une sorte de verdict historique et, en conséquence, elle ouvre subrepticement mais distinctement, pour Taïwan, la voie d’une autonomisation, d’une séparation progressive d’avec le destin historique de la Chine continentale. C’est à ce titre même que Lee fraie la voie à la défaite électorale du KMT et à l’accession au pouvoir du DPP avec la victoire aux élections présidentielles de 2000 de Chen Shui-Ban, précurseur des indépendantistes de plus en plus décomplexés qui exercent actuellement le pouvoir sur l’île.
La déclaration de Lee Teng-hui est d’une importance capitale dans son ambiguïté même : elle ne peut pas s’émanciper des conditions générales de la guerre civile, elle prend bien acte implicitement du conflit de deux entités étatiques à propos de la souveraineté chinoise. Ceci, elle ne pourrait le faire vraiment qu’à une condition ou une autre, et qui s’excluent mutuellement : déclarer nulle la souveraineté établie à Formose par le régime nationaliste de Chiang et donc reconnaître celle de la Chine continentale sur l’île, ou bien, à l’inverse, proclamer formellement l’indépendance de l’île au risque de s’exposer à une invasion par la puissance continentale.
L’habileté politique de Lee consiste à louvoyer entre ces deux écueils tout en parvenant à faire bouger les lignes de l’affrontement. Il est intéressant que ce soit la question du régime de l’hostilité qui constitue l’enjeu majeur de l’inflexion (du déplacement) qu’il propose. A défaut d’avoir les moyens de proclamer, unilatéralement qui plus est, la fin de la guerre civile chinoise devenue, à distance une guerre civile sino-chinoise (mais sans cesser d’être pour autant une guerre civile, une stasis, avec les traits propres à celle-ci), il propose un changement doctrinal propre à en faire évoluer les termes ; bien sûr, sa tâche est facilitée par le fait que cette guerre s’est déjà désintensifiée depuis un certain nombre d’années, tant du fait de facteurs locaux que d’autres, liés à la fin de la guerre froide – on n’échange plus des tirs d’artillerie entre Kinmen et Xiamen, la marine de guerre de la ROC n’arraisonne plus de navires soviétiques dans le détroit de Taïwan, on ne fusille plus les espions communistes et les supposés subversifs sur l’île, etc.

Mais ici, comme toujours quand des ennemis sont engagés dans une épreuve de force interminable qui, dans sa configuration première, ne peut trouver son issue qu’avec la destruction de l’un de ses protagonistes, les mots ont toute leur importance. C’est que le corolaire direct de la déclaration du président Lee est bien que, désormais, la guerre pourrait se poursuivre par d’autres moyens, moins violents, qu’elle pourrait se déplacer sur d’autres terrains – diplomatique, économique, public (face à l’opinion publique mondiale), etc. Du coup, l’ennemi – les armes s’étant tues durablement – pourrait changer de nom et devenir un adversaire, un concurrent, un rival, etc.
C’est le chemin de cette désintensification de la guerre civile que dessine la déclaration de Lee. Bien sûr, une hirondelle ne fait pas le printemps et il en aurait fallu bien davantage que cette déclaration et ce qui l’entoure pour que la virulence de la guerre civile à distance retombe d’un coup – on n’aura garde d’oublier ces plus ou moins éphémères épisodes de réchauffement brutal, ultérieurement, à commencer par la crise du Détroit de 1995-96...
Mais du moins, est-ce le début d’un cheminement possible dessinant une issue hors du théâtre d’une guerre civile placée sous le signe de la lutte à mort. La rencontre en 2015, à Singapour, entre les présidents des deux Etats chinois, Xi Jinping et Ma Ying-Jeou, se situe très précisément dans le prolongement de l’orientation ainsi dessinée : du point de vue des principes proclamés par les deux parties, cette rencontre constitue un paradoxe absolu : ni l’une ni l’autre n’a renoncé à affirmer sa souveraineté sur le territoire contrôlé par l’autre – Taïwan n’est, pour le pouvoir en place à Pékin, qu’une province dissidente ; et Constitution de la République de Chine (Taïwan) revendique la souveraineté sur l’ensemble du territoire chinois, incluant le Tibet et le Xinjiang – elle n’a que récemment renoncé à affirmer sa souveraineté sur la Mongolie... Les deux souverainetés (très asymétriques en termes de puissances respectives) qui se rencontrent donc dans ces circonstances sont donc aussi incompossibles que l’on peut l’imaginer – « sur le papier » ...
Et pourtant, elles se rencontrent, au vu et au su de tous et au plus haut niveau, à l’occasion de ce sommet diplomatique réuni à Singapour. Cet événement souligne toute l’importance d’une pragmatique politique, dès lors qu’il s’agit de s’émanciper des énoncés et « principes » figés sur lesquels se fonde une politique de l’ennemi intime identifié au mal absolu. Il s’agit ici d’une forme de diplomatie qui porte bien au-delà de ce qui, habituellement, constitue l’enjeu de relations ou négociations diplomatiques, lesquelles, dans l’ordinaire des temps, reposent sur des formes de reconnaissance préexistantes. Or, ici, il ne s’agit de rien moins que « retraiter », de transformer un ennemi absolu (dans les guerres civiles, l’ennemi est toujours hypostasié et criminalisé à outrance) et un imposteur (ou un usurpateur) en interlocuteur.
Pour le président de l’Etat issu de la Révolution chinoise et de la victoire des armées communistes sur les forces nationalistes, Taïwan est une province sécessionniste et la République de Chine une entité étatique dépourvue de toute légitimité juridique et historique. Et cependant, il en rencontre le président élu et légitime au regard de sa propre opinion intérieure. Cette rencontre n’a pas le statut d’une simple suspension des hostilités, comme lorsque les émissaires de deux puissances engagées dans un conflit armé se retrouvent en vue de négocier une trêve ou un armistice. Elle enclenche au contraire un processus de reconnaissance mutuelle fondé sur le délicat équilibre entre les prérogatives de la pragmatique d’une part et, de l’autre, des principes maintenus.

Les conséquences de cette brèche ouverte dans le mur de l’hostilité figée sont immédiates – établissement de relations aériennes entre le continent et l’île, développement des relations économiques et des échanges commerciaux « cross-strait », accroissement de la circulation des personnes entre les deux entités chinoises, etc. Elles dessinent un chemin de crète étroit sur lequel est susceptible de progresser une pragmatique du statu quo dont le principe est simple : sur le fond (le différend historique entre les deux parties en conflit), chacun demeure sur ses positions, les conditions du présent ne permettant à l’évidence pas de surmonter cet obstacle colossal, mais dans l’espace ouvert par le relatif équilibre établi entre les deux puissances, peut se développer une politique destinée à desceller les deux protagonistes du conflit de la figure de la guerre civile, dans ses effets proprement tyranniques. Une perspective qui va trouver sa forme axiomatique dans une formule comme « un seul pays (une seule Chine), deux systèmes » ou bien encore l’établissement d’un consensus autour de la figure du statu quo, chacune des deux parties s’engageant implicitement à ne prendre aucune initiative susceptible de mettre en péril le fragile équilibre sur lequel repose le parti du réalisme adopté par les uns et les autres.
Qu’elle soit purement empirique ou relève d’une réflexion approfondie, la sagesse immanente à cette posture commune tient à ceci : en laissant le temps au temps, en dessinant cette sorte de no man’s land dans lequel le conflit ouvert se trouve indéfiniment suspendu à défaut de pouvoir être surmonté, les parties prenantes de celui-ci ouvrent un espace dans lequel la matrice même de l’affrontement peut se trouver peu à peu renvoyée vers le passé, perçue comme « d’un autre âge », périmée, dépourvue de toute pertinence dans le présent. En d’autres termes, le conflit, à défaut de pouvoir être réglé – la guerre civile chinoise, dans son issue même, ouvre l’espace d’un tort infini, (la partie vaincue ne pouvant se plier au verdict des armes et la partie victorieuse ne pouvant accepter d’être spoliée du territoire sur lequel s’est replié le vaincu) peut, à la faveur d’une pragmatique active, entrer sur le chemin de la désuétude.
C’est l’expérience historique du terrible XXème siècle lui-même qui montre que l’on ne se bat pas indéfiniment pour Dantzig (Gdansk) ou Königsberg (Kaliningrad) ou Strasbourg (Straβburg) et qu’un jour arrive où, à l’épreuve du temps et de quelques verdicts historiques indissociables, le plus souvent, du sort des armes, le sentiment du tort éprouvé par les uns et l’arrogance des autres (les vainqueurs) se désintensifient, le poison du conflit mortel se dilue dans la durée – et l’on passe à autre chose. C’est l’expérience historique elle-même qui valide cette figure essentielle : dans l’expérience historique des peuples, des Etats-nations modernes notamment, les conflits vécus dans le temps de leur plus vive intensité comme insurmontables sont davantage voués à être « oubliés », à entrer en déshérence qu’à être à proprement parler résolus et surmontés par un biais ou un autre. Leur statut est en ce sens identique à celui des faux problèmes dont peut s’obséder une communauté humaine des siècles et des siècles durant avant de s’en détourner, lorsqu’elle en vient à découvrir, un beau jour, leur parfaite inconsistance et futilité – du genre : Dieu existe-t-il ? Les animaux ont-ils une âme ? L’empereur du Japon est-il un homme ou un dieu – ou un peu des deux ? etc. Ou bien, dans l’ordre des questions qui nous intéressent ici : Strasbourg est-elle une ville française ou allemande ? Menton plutôt italienne ou française ? – à l’épreuve de la vie des peuples et des frontières (encore un peu) ouvertes, tout le monde s’en fout, désormais, dès l’instant où l’on peut y prendre son café indifféremment en français, allemand ou italien et où les flux humains tendent à rendre les « bords » des Etats-nations poreux (sauf pour les migrants, naturellement).

Il ne s’agit pas, bien sûr, de s’en tenir à une interprétation morale des gestes dont l’effet est de désintensifier la guerre civile prolongée, en spéculant sur la « bonne volonté » des acteurs en présence. Tout au contraire, il faut insister sur le fait que, pour une part essentielle, ceux-ci ne savent pas ce qu’ils font ou plutôt, ils sont saisis par des gestes dont la portée est bien plus ample que ce qu’ils ont en tête. A l’évidence, chacune des parties en présence, lorsqu’elle entreprend de desserrer l’étau du discours et des postures de guerre civile, est animée par des arrière-pensées aussi. En un sens, même, on peut dire qu’elle poursuit la guerre, par d’autres moyens ; ou bien, qu’elle met en pratique la fameuse sentence empruntée à l’Art de la guerre de Sun Tzu selon laquelle les plus belles victoires sont celles qu’on emporte sans avoir à livrer bataille...
Pour les dirigeants de Chine continentale, il s’agit bien de tenter de dissoudre progressivement la dissidence taïwanaise en l’emmaillottant progressivement dans un réseau dense d’interactions économiques, culturelles, sociales, touristiques (etc.), en retissant les liens coupés entre l’île et le continent, d’arrondir les angles de la séparation entre les deux entités étatiques en établissant une multitude de lignes de continuité entre l’une et l’autre, jusqu’au point de réduire ce qui les sépare et les distingue à un niveau négligeable d’un particularisme provincial, en tirant parti de la disparité des forces et des « masses », au sens physique du terme, en présence (un milliard et demi d’habitants contre 23 millions). Inversement, pour les dirigeants de l’île, il s’agit, en évitant une épreuve de force, en gelant la situation, de laisser travailler le temps en leur faveur, l’idée étant que plus le temps passe, plus les générations se renouvellent et plus les traits propres à une nation taïwanaise tendent à se renforcer, plus les singularités de l’île tendent à s’affirmer, plus le statu quo tend à devenir, aux yeux de la communauté et de l’opinion internationale, une donnée irréversible.
Le différend demeure donc, à ce titre, constitutif de la relation entre les deux entités. Mais ce fait même n’enlève rien à la portée du geste consistant à se débrancher de la guerre civile en adoptant des conduites tant pragmatiques que dotées d’une forte portée symbolique et qui consistent, pour l’essentiel à parler avec l’ennemi et à déclarer que l’on ne cherche plus à l’effacer de la surface du globe. Car le propre d’une telle rupture est de créer un espace dans lequel peut se développer un dynamique de réorientation, une dynamique dans laquelle, précisément, un geste enchaîne sur un autre dans cette topographie nouvelle placée sous le signe du suspens de la guerre civile entendue comme régime d’hostilité.

Or, c’est précisément ce suspens qui est suspendu et cette dynamique qui est stoppée net avec l’élection de Tsai Ing-wen en 2016. Ce n’est pas pour rien que le tout premier des points de rupture avec la doctrine de son prédécesseur, concernant les relations avec la Chine (considérées comme la question politique à laquelle se subordonnent toutes les autres) est celle du rejet de la figure même du consensus suspensif de la guerre civile et de sa formule consacrée– une seule Chine, deux régimes différents. En ce sens, le rejet du consensus qui refroidit le différend sans le faire disparaître équivaut ici d’emblée à une relance, une reprise de la guerre civile, de ses gestes, de ses gesticulations, plutôt, de sa rhétorique, son régime d’hostilité, ses tensions et ses crises promises.
A cet égard, la prétention affichée selon laquelle il s’agirait, avec l’accession au pouvoir du DPP, de solder une fois pour toutes l’héritage détestable du régime autoritaire en établissant, enfin, une « vibrante démocratie », est un pur faux-semblant : les nouveaux gouvernants, au contraire, renouent avec ce qui constituait la raison d’être du régime de Chiang Kai-Chek – la lutte à mort contre la Chine placée sous le signe inexorable de la guerre civile sans fin. Le reste n’est qu’une affaire de construction narrative, d’agencement d’un récit (une fiction) destinés à accréditer la thèse selon laquelle l’affrontement entre « la Chine » d’un côté et « Taïwan » de l’autre est celle de deux entités que tout sépare, deux Etats, deux nations, deux histoires, deux « mondes » – l’un autoritaire-totalitaire et l’autre démocratique libéral, avant tout.
Il s’agit bien là d’une différence substantielle et systémique « imaginée » au sens où le sont les récits fondateurs des Etats-nations modernes, selon Benedict Anderson, d’une opposition qui, de toute éternité, serait enracinée dans la nature des choses : dans les termes de la généalogie fantasmatique qui la fonde, (dans sa forme actuelle la plus exposée – et la plus avantageuse du point de vue des gouvernants taïwanais – le conflit entre la démocratie et son antagonique), cette différence irréductible va renvoyer à tout un bric-à-brac immémorial : l’appartenance supposée de Taïwan à la sphère austronésienne par opposition à la Chine continentale, l’ancêtre (imaginaire) aborigène, voire l’ADN et le sang qui attesteraient la différence raciale entre les populations respectives de l’île et du sous-continent chinois... [1]
Il faut donc, pour que la guerre civile puisse être relancée dans les termes de la rhétorique de la menace vitale incarnée par la Chine communiste et de l’effort inlassable de l’indomptable souveraineté taïwanaise pour s’en défendre, en passer par la fabrication d’un récit selon lequel ce qui ne fut et demeure qu’une péripétie de la guerre civile chinoise – (la constitution sur l’île d’un réduit nationaliste, d’une concrétion de forme étatique de la puissance résiduelle des dits nationalistes vaincus) se trouve métamorphosé, transfiguré en peuple substantiel et nation exemplaire, parée de tous les équipements de ce qui est censé entrer en composition dans une nation moderne...
Mais ce conte de fées se tient à cent lieues de la réalité : s’il est une chose qui, aujourd’hui comme hier, caractérise en propre Taiwan comme entité sociale, politique et culturelle, c’est bien précisément la carence et le déficit de tous ces signes et traits élémentaires auxquels s’identifie une nation moderne : un mythe national, un « roman » national autour desquels la population se rassemble en dépit de tout ce qui peut, au demeurant, la diviser, des « histoires », des images, des emblèmes, des héros, des martyrs, des dates historiques, des lieux de mémoire qui constituent le ciment d’une identité partagée ; or, s’il est une chose qui persiste à caractériser Taïwan aujourd’hui, dans ce temps même où bat son plein la relance de la guerre civile et où s’intensifient en conséquence les enjeux liés au passé historique, c’est bien ceci : on ne s’y accorde sur rien, le dissensus et la discorde sont la règle absolue dès lors qu’il est question de choses aussi simples que le nom des fondateurs et personnages emblématiques de la nation », le drapeau, l’hymne national, le nom même du pays, ce que serait sa ou ses langues officielles, le(s) territoire(s) sur lequel sa souveraineté est censée s’exercer, les repères historiques les plus élémentaires concernant le passé du pays (l’île a-t-elle, oui ou non, jamais été partie intégrante de la souveraineté chinoise ?, la colonisation japonaise a-t-elle été violente et prédatrice ou, au contraire, civilisatrice et bénéfique ?)...
La mémoire collective est, dans cet espace réduit, morcelée, éclatée comme nulle part ailleurs, le passé est un champ de bataille et une foire d’empoigne, avec son cortège de statues renversées, décapitées, de mémoriaux profanés ou désacralisés, de réécriture incessante des récits et d’enseignement de l’histoire du pays à géométrie variable, d’affrontements homériques à propos de la question de la taille respective de la double mention « Republic of China » et « Taiwan » sur les passeports des citoyens du pays, de savoir si, oui ou non, Sun Yat-Sen, fondateur de la République de Chine, peut-être à bon escient désigné comme « père de la nation » taïwanaise, s’il est bien convenable que la compagnie aérienne nationale de Taiwan s’appelle « China Airlines », etc.
Le moins que l’on puisse dire, donc, à l’examen de ces étrangetés, des empoignades et des situations souvent ubuesques qu’elles suscitent, c’est que Taïwan est, au regard des critères courants, tout sauf une nation ou un Etat-nation « normal(e) » – ce que devait bien se résoudre à constater l’organe anglophone du parti indépendantiste lui-même, le Taipei Times, titrant récemment un édito, au prix d’un délicieux euphémisme : « Taiwan not yet a ’normal’ society » [2]... Or, il n’est que trop évident que cette « anormalité » ou anomalie de la tant vantée démocratie taïwanaise plonge directement ses racines dans la guerre civile continuée – et qu’elle est vouée à le faire d’autant plus que celle-ci aura été réactivée et délibérément ré-envenimée par ceux qui sont actuellement solidement installés aux affaires dans l’île.
Le récit révisionniste-séparatiste fondé sur la notion de deux peuples et deux nations entendus comme deux communautés de destin séparées par une cloison étanche ne prend que modérément dans la population taïwanaise, en dépit de la densité du pilonnage propagandiste dont elle fait l’objet – les sondages montrent qu’elle demeure profondément divisée sur cette question et qu’en dépit de la reprise sans fin du motif de la « menace chinoise » et d’imminence d’une invasion, la plupart des habitants de l’île ne croient pas à l’existence d’un risque de guerre [3].

L’état de schizophrénie historique dans laquelle sont enfoncés les dirigeants taïwanais actuels s’est trouvé confirmé avec éclat le 10 octobre 2021 à l’occasion de la fête nationale de la République de Chine. La date du 10 octobre le célèbre le début du soulèvement de Wuchang, dont c’était le centenaire, un mouvement qui déboucha sur la chute de la dernière dynastie chinoise, les Qing, et l’avènement de la République. Le fait même que ce jour soit la fête nationale sur l’île indique suffisamment ce qui, en termes génalogiques directs, en rattache le destin historique à celui de la Chine. Dans un discours solennel prononcé à cette occasion, la présidente, Tsai Ing-wen dit ceci (je conserve la traduction anglaise officielle) : « The Republic of China and the People’s Republic of China are mutually exclusive ».
On remarquera que ce principe d’exclusion mutuelle est proclamé ici d’autant plus haut et fort que ne peut être supprimé par décret le lien organique de l’entité taïwanaise à la Chine – son nom officiel tout comme son drapeau (celui du Kuomintang) l’indiquent suffisamment. A ce titre, la déclaration de Tsai Ing-wen dont le rêve le plus tenace autant que donquichottesque est de laisser son nom dans l’Histoire enseignée aux écoliers au titre de mère de l’indépendance taïwanaise (mais n’est pas Ghandi qui veut...), est parfaitement ambivalente : alors même qu’elle s’efforce de chauffer à blanc ce qui oppose et sépare les deux souverainetés (deux noms distincts), elle affiche l’évidence selon laquelle elles sont en conflit autour du même nom et de tout ce que celui-ci recouvre – la Chine- deux souverainetés pour une seule réalité, ce qui est la définition même de la guerre civile dans laquelle deux parties, deux factions s’affrontent autour d’une souveraineté et une seule qui ne saurait se partager.
Le principe d’exclusion mutuelle ici mis en avant a surtout pour fonction de durcir les termes de l’hostilité et d’en intensifier les enjeux – c’est l’affect de la guerre civile qui est à l’œuvre, dans une déclaration où tout indique que ce dont on parle, ce n’est pas d’un « autre » barbare venu d’ailleurs dont tout nous sépare culturellement et géographiquement, mais bien de l’ennemi intime – celui-là même dont le référent est le même que le nôtre – « Chine », (et même doublement, le mot « République » venant s’ajouter au précédent), celui dont l’apparence et la constitution ethnique est la même que la nôtre, celui qui n’a pas besoin de traduire les rodomontades de Mme Tsai-cheffe-de-guerre – elles se prononcent dans la même langue que la sienne... [4] La violence de l’anathème ne vient pas ici marquer l’éloignement des parties en conflit mais tout au contraire leur proximité – c’est le narcissisme des petites différences qui en est le combustible.

En vérité, le déplacement qu’opèrent la reprise et la réintensification de la guerre civile opéré par les gouvernants actuels de Taïwan est parfaitement distinct : dans la configuration actuelle, cette stasis sino-chinoise est désormais surdéterminée (et instrumentalisée) par le conflit qui monte entre la puissance chinoise continentale et les Etats-Unis (sans jamais oublier l’Occident global qui leur fait cortège). Elle est désormais incluse dans le diagramme de la « guerre promise » entre les Etats-Unis et la Chine, « guerre des mondes » annoncée à coups de trompes, à défaut d’être certaine. Dans cette topographie, ce qui se joue, ce n’est pas du tout en premier lieu le statut de Taiwan, son indépendance ou non (qui, en soi, est un enjeu international des mineurs), mais bien l’avenir du régime chinois sur le continent, indissociable, envers et contre tout, du tracé dessiné par la révolution de 1949. Le slogan de guerre froide en pleine vogue aujourd’hui parmi les faucons de l’Occident en mal de reconquête, « démocratiser la Chine », signifie en vérité non seulement travailler activement à renverser le régime chinois, mais au fond « annuler » la révolution chinoise comme la disparition du régime et de l’empire soviétiques ont (ou sont censés avoir) « annulé » la révolution russe.
Ce rêve de faire tourner la roue de l’Histoire à l’envers, aussi futile et fantasmatique soit-il, c’est celui qui anime fondamentalement tous ces stratèges et prophètes professionnels ou amateurs qui rêvent d’un avenir « post-communiste » pour la Chine. Un rêve nihiliste en forme de pereat mundus, fiat democratia – que succombe, à n’importe quel prix, cette puissance dont l’ascension menace si distinctement la destinée manifeste de l’Occident à gouverner le monde, jusqu’à la fin des temps.

Le double lien dans lequel se trouve pris aujourd’hui l’inconsistante rêverie indépendantiste des élites dirigeantes taïwanaises est patent : dans l’hypothèse d’un conflit avec la Chine dans lequel l’entité taïwanaise (Etat et population aussi, malheureusement), se trouverait en position d’idiot utile des ambitions hégémonistes états-uniennes, revigorées et reconquérantes, l’affrontement, s’il tournait à l’avantage de la partie occidentale, ne saurait se limiter à la seule conquête par l’île de son indépendance, imposée à une Chine continentale vaincue ou en position de faiblesse. Si, comme cela s’énonce avec toujours plus d’insistance dans les médias sous influence à Taïwan et parmi les soutiens occidentaux du parti indépendantiste, le fond du problème, c’est la démocratisation de la Chine, alors cela signifie inéluctablement que l’indépendance conquise de plus ou moins haute lutte ne serait qu’une partie somme toute mineure d’un processus infiniment plus vaste dans lequel serait en jeu non seulement le renversement du régime chinois mais, bien évidemment, le démantèlement de l’Etat chinois dans sa forme actuelle, la sécession du Tibet et du Xinjiang devenant, sous une forme ou une autre, des Etats « indépendants » placés sous la tutelle de puissances occidentales animée d’un zèle néocolonial intact – ceci, pour le moins. La boutade prêtée à Staline, après la chute du IIIème Reich, selon laquelle il aimait tant l’Allemagne qu’il se réjouissait d’y voir prospérer non pas un Etat mais deux ou trois, s’appliquerait dans ce cas parfaitement à la Chine : les puissances occidentales réunies s’éprendraient alors d’un tel amour de la Chine qu’elles se réjouiraient de voir celle-ci éclater en un nombre variable de souverainetés rappelant les riches heures des derniers moments de l’Empire Qing et autres fins de dynasties tumultueuses, tout au long de l’histoire chinoise...

Dans un tel contexte, Taïwan et tout particulièrement ses élites se trouveraient tout naturellement embarquées dans ce processus destiné à effacer aussi radicalement que possible toute trace de la révolution chinoise. Le double lien est là : plus le déni de la guerre civile est catégorique et obstiné, plus le retour du refoulé sera violent et irrésistible. Tout affrontement direct entre les Etats-Unis et la Chine tournant à l’avantage des premiers et entraînant la chute du régime héritier de la révolution chinoise projetterait inévitablement les élites taïwanaises et une partie variable de sa population dans le chaos qui s’installerait sur le continent. Un tel scénario, bien loin de se substituer à la guerre civile, de la renvoyer dans le passé, ne ferait que la réactiver à une autre échelle, en lui conférant une dimension internationale.
Après leur victoire militaire sur les deux fronts, en Europe occidentale et en Asie orientale, les Etats-Unis se voyaient, au lendemain de la capitulation du Japon, en maîtres du monde. La révolution chinoise est ce qui est venue, en tout premier lieu, gâcher la fête de l’hégémonie totale. Elle est en ce sens une défaite de la puissance « américaine » aussi, quand bien même celle-ci n’a jamais perçu Chiang Kai Chek et le Kuomintang comme des alliés parfaitement fiables et, moins encore, honorables – tout en le soutenant militairement, sous l’emprise des circonstances.
En ce sens, l’ombre de la révolution chinoise persisterait à peser lourdement, demain ou plus tard encore, sur tout affrontement entre les Etats-Unis et la Chine – l’issue de celui-ci débouchant nécessairement soit sur la tentative de sa complète annulation, soit sur le renforcement et la pérennité de la puissance dont elle est le fondement. Un tel affrontement serait bien pour une part essentielle la guerre civile chinoise reprise et projetée sur la scène internationale – les Etats-Unis ont une revanche à prendre, et c’est aujourd’hui, après un demi-siècle de latence, que cette dimension du conflit devient tout à fait tangible.
Le double lien est là : plus les indépendantistes pensent toucher au but, et plus ils sont exposés à se trouver de nouveau embarqués dans les tourbillons de l’histoire chinoise. En ce sens, ils sont le parfait exemple de ces gens de l’Etat et ces politiciens empêtrés dans les plis des ruses de la Raison : croyant faire une chose, avancer dans une direction, ils en font une tout autre, ils s’égarent dans la direction opposée. Pris dans les plis d’un « rêve » qui les fourvoie (« l’indépendance » de Taïwan, perçue comme l’issue salutaire d’une longue marche vers la « normalisation » de l’Etat-nation via la pleine et entière reconnaissance de sa souveraineté), ils foncent droit dans le mur de la relance du pire – la guerre civile sino-chinoise, remise en scène sur écran géant.

La « signature » de l’état d’esprit de guerre civile, c’est naturellement la prolifération des discours de haine, de tous les affects réactifs qui les soutiennent (l’esprit de vindicte, le ressentiment, les jubilations haineuses, les désirs de mort qui s’affichent ouvertement) et de toute une rhétorique appropriée (invectives, caricatures injurieuses, criminalisation de l’ennemi...) [5]. C’est le Taipei Times qui, dans une tribune publiée en bonne place, constatait en 2017 que « Taiwan est en train de devenir une île de la haine » [6]. Une mise en garde balayée depuis lors depuis que, dans les mêmes colonnes, se déverse à flots continus une phraséologie faite d’une combinaison de rhétorique de guerre froide et de guerre civile et prospère le régime tératologique de la dispute : les dirigeants chinois y sont sans relâche décrits comme des monstres, des hommes des cavernes, des tyrans combinant les traits de Hitler et Staline, tandis que leurs supposés partisans « infiltrés » sur le sol de l’île sont épinglés dans le plus pur style de la chasse aux sorcières maccarthyste, des « rouges », des agents du communisme chinois et international, des rats, de la vermine à éliminer au plus vite, comme toute « cinquième colonne » [7].
Chose remarquable et qui permet de prendre toute la mesure de cette hystérie politique déchaînée contre l’« ennemi mortel », l’une des cibles de prédilection des éditorialistes et des caricaturistes de Taipei Times n’est rien d’autre et rien moins que l’ancien président de la ROC (de 2008 à 2016), figure historique du principal parti d’opposition, constamment décrié et vilipendé comme valet et chien courant du « dictateur » chinois. Plus se radicalise le discours antichinois et s’affiche la dépendance à l’égard des Etats-Unis et du Japon des actuels dirigeants taïwanais, et plus la tentation de criminaliser l’opposition en la réduisant à la double condition d’héritière des crimes de la dictature Chiang Kai Chek et de cinquième colonne du régime chinois s’affiche. Que Taïwan soit devenue ce cœur battant de la démocratie dans des conditions où celle-ci se voue à une perpétuelle autocélébration dans laquelle l’opposition institutionnelle est exposée au feu roulant des accusations de collusion avec l’ennemi héréditaire – c’est là une incongruité dont, manifestement, les actuels dirigeants de l’île, emportés par leur passion vindicative, n’ont pas la moindre conscience.
C’est que leur amour de « la démocratie » est à ce point surdéterminé par ce que Carl Schmitt décrit comme la mondialisation de la guerre civile qu’ils ne sauraient désormais séparer défense et promotion de la démocratie de la figure mortifère du règlement de compte définitif avec l’ennemi mortel : ce qu’ils attendent du protecteur états-unien et de son arsenal militaire, des moyens de sa puissance incluant l’arme nucléaire, c’est bien qu’il les débarrasse un jour et une fois pour toutes de ce qu’ils nomment la « menace chinoise ». Mais en matière de résolution de conflits placés sous le signe de la complexité, toute passion pour les solutions « définitives » est nécessairement vouée à prendre une tournure d’éradication, exterminatrice. Cette obsession d’en finir une bonne fois pour toutes avec la puissance chinoise réduite à la pure et simple dimension de la « menace » est d’autant plus dangereuse aujourd’hui qu’elle prospère dans un monde où l’esprit de camp et le partage du monde en zones d’influence ne joue plus du tout un rôle modérateur des conflits entre empires ou superpuissances. A l’époque où Chiang Kai Chek s’activait à réactiver la guerre civile chinoise dans le détroit de Taïwan, les Etats-Unis ne se souciaient guère de se trouver embarqués dans un conflit direct avec la Chine par cet allié incontrôlable et tant soit peu patibulaire [8]. Aujourd’hui, les choses ont changé et la « démocratie » taïwanaise apparaît de plus en plus distinctement comme une courroie de transmission (ou un avant-poste) de la reconquête des positions perdues par les Etats-Unis et ses subordonnés rassemblés sous les couleurs de la défense de l’Occident, en Asie orientale et dans le Pacifique.

La projection de la guerre civile sino-chinoise à l’échelle globale et dans la dimension de l’Histoire mondiale à l’ère de sa reprise dans le contexte du bras de fer entre les Etats-Unis et la Chine à cet effet : le rêve indépendantiste ne peut pas s’émanciper de la prétention fondatrice de la ROC (Republic of China) à « représenter le peuple de Chine continentale ». Dans l’hypothèse d’un affrontement tournant à l’avantage des Etats-Unis et débouchant sur l’effondrement du régime « communiste » en Chine continentale, les élites politiques, économiques, intellectuelles taïwanaises seront massivement appelées à jouer un rôle de premier plan dans la mise en place d’une « police démocratique » dont tout porte à penser qu’elle sera de même eau à celle qui s’est mise en place en Irak après la chute du régime de Saddam Hussein – davantage encore que des « proxies », des mercenaires et des collabos [9].
En d’autres termes, plus le rêve indépendantiste se décline, se délire à haute voix, et plus le destin de l’île revient du côté de celui de la Chine continentale ; plus aussi les dirigeants indépendantistes de plus en plus décomplexés sont condamnés à remettre leurs pas dans ceux dont ils ne cessent d’exorciser le spectre – le « dictateur » et fondateur de la ROC – la reprise à leur compte de la rhétorique de guerre civile, du discours anticommuniste, des imprécations contre les « bandits rouges » qui sont la marque de fabrique du régime de Chiang Kai Chek en étant un indice très probant.
Telle est la ruse de l’Histoire qui les tient sous son charme maléfique : plus ils s’activent à asseoir leur légitimité et à faire fructifier leur emprise toujours plus exclusive et intolérante sur la vie politique de l’île, et plus ils s’enfoncent dans le sillon bourbeux de la guerre civile, plus ils sont, objectivement, les héritiers et les successeurs même de ce qu’ils vilipendent.
C’est le côté pathétique et grotesque de la vie politique taïwanaise aujourd’hui : l’échange des positions entre le KMT converti au réalisme politique dans les relations avec les ennemis d’hier, les dirigeants de la Chine continentale, et le DPP et son indépendantisme de papier, devenu le fer de lance totalement irresponsable, amok, de la réintensification de la guerre civile sino-chinoise, conséquence inéluctable de sa fonction actuelle de poisson-pilote de ce qu’il faut bien appeler l’offensive de grand style des Etats-Unis contre la Chine populaire. La seule différence réelle entre la position de Chiang Kai Chek et celle de Tsai Ing-wen et sa séquelle est que pour le premier, la poursuite de la guerre civile par tous les moyens était vraiment le principe tant instituant que constituant de la ROC repliée sur l’île [10] ; tandis que la seconde, elle, relance cette guerre en automate, en somnambule – pour tenter de faire prévaloir la doctrine du « One China, one Taiwan », il faut tenter de tordre le bras à la Chine, donc affronter la Chine – donc relancer la guerre civile sino-chinoise, puisqu’aussi bien, on se trouve là dans une configuration dont les traits de guerre civile saute aux yeux en dépit des déferlements de propagande visant à nous convaincre du fait que les deux forces antagoniques n’ont, ici, rien en commun...
Dans le premier long métrage tourné par Sidney Kubrick, Fear and Desire (1953), deux factions armées s’affrontent, les soldats de chaque camp (et qui s’entretuent) étant incarnés par les mêmes acteurs... Cet artifice nous conduit au cœur de la guerre civile entendue comme ce cœur des ténèbres où rien ne ressemble autant à un ami qu’un ennemi.
Un affrontement ouvert entre les deux républiques associées au nom de la Chine serait, à ce titre, un remake en grand et en couleurs d’apocalypse du film de Kubrick. Plutôt que multiplier les sondages pousse-au-crime destinée à mettre en exergue la montée (supposée) du désir d’indépendance dans la population de l’île, les instituts spécialisés seraient bien inspirés de poser quelques questions roboratives comme celles-ci : avez-vous de la famille sur le continent ? Etes-vous en relation avec elle ? Avez-vous des amis sur le continent ? Avez-vous déjà séjourné, vécu en Chine ? A quel titre ? – etc. Les résultats de ces sondages suffiraient alors à afficher l’inanité hors-sol du slogan séparatiste « One China, one Taiwan ». Mais aussi bien, le fait que l’organigramme gouvernemental de la ROC fasse apparaître l’existence d’un « Bureau des Affaires du Continent » (« Mainland Affairs Council »), n’est-ce pas là l’aveu suffisamment clair que « le continent » et l’« île » ne sont pas tout à fait des entités que tout séparerait ?

Une condition préliminaire, pour sortir du cercle maudit de la guerre civile est que les protagonistes parviennent à effectuer ce pas de côté à tous égards décisifs : celui qui les conduirait à accepter l’idée que la façon dont l’autre partie envisage la question en litige n’est pas entièrement dépourvue de fondement ; à accepter que plutôt qu’une simple divagation, absurde et criminelle, celle-ci puisse être considérée comme un point de vue sur la question, inspiré tant par des intérêts que des « raisons » – ceci dans un monde où « tout le monde a ses raisons ». Ce déplacement ne signifie en rien que la partie qui opère ce déplacement renonce à son propre point de vue, à sa propre position ; mais il permet de desserrer l’étau du différend pur et simple et dont la lutte à mort est l’ombre portée.
Or, s’il est une question à propos de laquelle on puisse statuer que, pour des raisons historiques, elle est placée sous le signe d’une complexité qui nourrit tant la diffraction des points de vue (sur elle) que leur conflictualité, c’est bien celle de savoir ce qu’est, ce que serait, à proprement parler et en vérité, l’entité taïwanaise. Les petits pas effectués aussi bien par les dirigeants de l’île que par ceux de la Chine continentale au fil des quinze premières années de ce siècle allaient dans le sens, précisément, de la dédiabolisation du point de vue de l’autre, ce dont le débouché est la recherche d’un compromis, d’une position d’équilibre, d’une temporisation raisonnée, destinés à désintensifier le conflit. Dans la séquence actuelle, au contraire, les dirigeants taïwanais, arc-boutés sur leurs mentors états-uniens et soutenus par les pousse-au-crime européens, japonais, australiens et autres, ne ménagent aucun effort pour re-diaboliser la position du protagoniste retraité en archi-ennemi, en accréditant l’idée selon laquelle ses prétentions sur Taïwan relèveraient purement et simplement d’un appétit de conquête d’essence totalitaire. Une telle fuite en avant ne peut que les conduire à fuir dans l’imaginaire de la reconstruction du passé, du révisionnisme historique le plus grossier, de la falsification des réalités et faits historiques les mieux établis – dans le plus pur style « orwellien », précisément – tout l’argumentaire pitoyable selon lequel « Taïwan n’a jamais appartenu à la Chine », Taiwan relève d’une autre aire de civilisation que le continent chinois, jamais aucune décision de la communauté internationale, après la Seconde guerre mondiale, n’a entériné la souveraineté de la Chine sur l’île, etc.
Le refus de reconnaître que ce qui rend la résolution du différend cristallisé autour du destin de Taïwan si difficile est, précisément, le fait que chacune des deux parties impliquées a « ses raisons » solides et argumentables, ne peut que faire pencher la balance dans le sens de l’épreuve de force – si rien ne peut être entendu des arguments de l’autre parti, si le seul terme qui désigne adéquatement sa position est « menace » – alors seule une épreuve de force armée est susceptible de trancher le nom gordien. Ce qui s’énonce de plus en plus fréquemment et ouvertement dans les colonnes de la presse d’agitation : la menace chinoise doit être « éliminée » – Carthago delenda est [11].

La marche vers l’abîme se poursuit sur un rythme allègre. Le 20 mars 2019, la rédaction de Taipei Times se fendait d’un éditorial au ton assez solennel, intitulé « Anti-China rhetoric getting old ». On pouvait y lire le passage suivant : « With the next presidential election less than a year away, the DPP would do well to take a break from its cross-strait rhetoric or come up with a more clever stance » [12].

Depuis lors, Tsai Ing-wen a été confortablement réélue, le DPP est plus solidement installé aux affaires que jamais – et le Taipei Times occupe jour après jour la pole position dans la vitupération anti-chinoise...

[Version en anglais]

Notes

[1« Taiwanese, Han Chinese ethnically distinct : expert », Taipei Times, 30/10/2017.

[2« Taiwan, not yet a ’normal’ society », Taipei Times du 19/10.2021.

[3« Most Taiwanese see little chance of war : survey », Taipei Times, 4/11/2021.

[4Une proximité si grande que bien souvent, les douaniers et policiers aux frontières des pays n’appartenant pas à la région confondent les deux nationalités, ce qui débouche sur toutes sortes de quiproquos et de malentendus plus ou moins fâcheux ou comiques selon les circonstances...

[5Le régime de mémoire collective que les indépendantistes s’efforcent de faire prévaloir dans l’île aujourd’hui s’apparente, pour un Français vivant à Taïwan, à ce que serait un gouvernement étatique du passé selon lequel l’entretien de la flamme éternelle sous l’Arc de Triomphe se destinerait avant tout à perpétuer la haine sans fin de l’Allemagne et des Allemands.

[6Yan Chen-Fang : « Taiwan becoming an island of hate », 3/12/2017.

[7Lorsque le révisionnisme historique se trouve à bout d’argument, il cède la place au racisme anti-chinois pur et simple, admirable produit de synthèse autolytique, dans la mesure même où il est l’œuvre de Chinois ethniques. Ce genre prospère dans les colonnes de Taipei Times, avec des morceaux de bravoure comme celui-ci : « American anthropologist Marshall Sahlins made an interesting comparison between the Chinese and the Japanese : Whereas the Japanese generally have a strong sense of morality, the Chinese have had a low moral standard for the past 5,000 years », Yu Jie (« an exiled Chinese dissident writer »), Taipei Times, 18/03.2017.

[8La raison pour laquelle ils opposèrent un « non » catégorique à sa tentative de se doter de l’arme nucléaire ; ils n’appréciaient pas non plus qu’il fît assassiner par des séides à sa solde sur le sol des Etats-Unis des opposants à la dictature et son régime de terreur...

[9Les boutefeux médiatiques de l’agitation contre le Chine aujourd’hui, ne sont pas seulement animés par des partis pris idéologiques, ils sont aussi et peut-être surtout mus par de puissants intérêts – que la configuration actuelle change, et ils perdent toute assise et toute raison d’être et disparaissent – à l’égal de leurs homologues de Hong Kong.

[10Le DPP et les indépendantistes ont fait de l’épisode sanglant désigné sous le nom de code de 228 (une campagne de terreur conduite essentiellement contre la population taïwanaise par le régime militaire en 1948) leur sanctuaire mémoriel et instance première de légitimation historique, sans même s’aviser du fait que cet épisode violent porte la marque indélébile de la guerre civile chinoise, telle que l’a continuellement conduite le KMT, en réprimant sur le mode le plus brutal qui soit les soulèvements populaires – à Shanghaï en 1927, à Canton en décembre de la même année, etc. Le 228 et ses suites, c’est le dernier passage à l’acte du KMT en tant que parti de guerre civile, spécialisé dans la répression des mouvements populaires.

[11« Desperation might cause the CCP to risk it all in a last-ditch effort, so the US, Japan and the world must be prepared to deal with it and eliminate it (je souligne, AB) » - in « Xi’s troubles as the fantasy melts », Taipei Times, 1/12/2021. (“Le désespoir mourrait pousser le PCC à tout miser sur un ultime effort, si bien que les Etats-Unis, le Japon et le monde doivent être prêts à y faire face et à l’éliminer »).

[12Avec la prochaine élection présidentielle qui s’e tiendra dans moins d’un an, le DPP ferait bien de mettre en veilleuse sa rhétorique centrée sur la Chine et d’adopter une posture un peu plus éclairée ».