Dé-voter utile, dé-voter activement

, par Alain Brossat, Alain Naze


Politichiens : bons à tout, car propres à rien
(lu sur un mur)

L’abstention que ce soit lors des élections régionales et départementales ou, l’an prochain, lors de la mère de toutes les échéances électorales, la Présidentielle, peut présenter toutes sortes de visages. Lorsqu’elle est, dans le contexte présent, dictée par le refus d’obtempérer une nouvelle fois à l’injonction d’avoir à voter « utile » en glissant dans l’urne un bulletin de vote en faveur du moins répulsif des candidats (à lire au féminin aussi) ou de la moins infâme des listes, cette abstention devra être entendue comme un refus de voter, comme une grève du vote. En ce sens même, elle est l’ébauche d’un geste actif, elle est, au-delà du simple haussement d’épaule ou de la grimace de dégoût, une prise de position, un déclic. Les « niveaux historiques » qu’atteint alors l’abstention énoncent un message qui, dans son caractère lapidaire, est d’une cristalline clarté : ça suffit ! Assez de ce chantage perpétuel visant à culpabiliser ceux-celles qui se détournent de leur supposé devoir citoyen, et qui, en pratique, vise à assurer la pérennité de la comédie électorale en les incitant à se plier au rite du vote-en-dépit-de-tout, à la religion du moindre mal.
Qu’un nombre croissant de gens ordinaires qui, jusqu’ici, demeuraient sous l’emprise de cette duperie en forme d’extorsion de leur vote soient, cette fois-ci, instruits par l’expérience de la dernière de ces arnaques (le juvénile Macron entendu comme le moins désespérant des candidats, appelé à repeindre en urgence la façade d’une institution démocratique délabrée – on a vu le travail), ait décidé, désormais de ne plus tomber dans le panneau et de se retenir, activement, d’aller voter, cela n’est pas précisément ce dont nous serions portés à nous désoler. Comme à l’accoutumée, le chœur des pleureuses de métier, prompt à verser des larmes amères sur l’anomie démocratique sera au rendez-vous – et ces lamentations risquent fort de redoubler bientôt, les premières estimations quant à l’abstention au second tour des Régionales (en l’occurrence concernant la Région PACA) faisant apparaître des chiffres fort comparables à ceux de dimanche dernier.
Mais nous ferons entendre une autre voix : le refus décidé de voter, en dépit de toutes les « amicales pressions » et du chantage exercé par les pouvoirs coalisés, c’est un éveil, la salutaire sortie hors de la condition de citoyen-ne-somnambule (celui-celle qui se dirige en dormant vers le bureau de vote qui lui a été assigné). En refusant de jouer une nouvelle fois les figurants dans la farce électorale, le sujet lambda regagne l’estime de soi ; il quitte le troupeau votant et, ce faisant, renoue avec la dignité et le sentiment de la décence – ce qui, en termes courants, s’énonce comme refus d’être plus longtemps pris pour un con (peut s’énoncer aussi, éventuellement, au féminin) ; ce qui est une façon comme une autre de retrouver cette estime de soi en lançant un « Cette fois-ci, c’est non ! » exaspéré autant que ferme et définitif aux instigateurs de cette mascarade.
Le refus de voter ainsi motivé est très distinctement une contre-conduite, voire une insurrection de conduite, vu l’affect qui le soutient : une exaspération à juste titre fondée sur le refus du grand nombre d’être plus longtemps traité par l’oligarchie comme des mineurs, manipulables à merci ou pire encore : comme des débiles. Le refus de voter, en ce sens, c’est un pas franchi dans la direction de la reconquête, par le quelconque, de sa condition de majorité : là où, en adressant un doigt d’honneur à la caste gouvernante, il entre en résistance et retrouve sa faculté d’opiner et de s’orienter, d’adopter des conduites conformes à sa position dans le champ de la lutte et des rapports de force. Lorsque le refus de voter devient une affaire de décence et de dignité reconquises, il est tout le contraire de la démission, de l’indifférence et de la traditionnelle abstention de qui « vote avec ses pieds » et qui est supposé se soucier comme une guigne des affaires publiques et de l’intérêt collectif.
Ne plus supporter d’être pris pour un con par les marchands de sable électoral, c’est le degré élémentaire de la résistance du quelconque au mauvais gouvernement et aux managers du bizness électoral.

Les deux conditions premières qui, dans les sociétés modernes, fondent en raison comme en droit le dispositif électoral sont la souveraineté populaire et la représentation. Mais nul n’ignore que, dans les démocraties modernes, ces deux conditions ont constamment été litigieuses, d’innombrables motifs nourrissant le soupçon que sous ce régime (cette forme d’institution) de la politique, ces conditions n’étaient pas effectivement remplies. De la démocratie moderne, on dira donc d’une manière plus réaliste qu’elle est ce régime sous lequel sont censées prévaloir ces deux conditions premières. Il s’agit en conséquence d’un « récit », d’une fiction plus ou moins ancrée dans les conditions existantes et dont le propre est de devenir une réalité pour autant que les ensembles humains qui y sont assignés y adhérent et, ce faisant, le valident ou, comme dit Max Weber, le légitiment [1]. Ce qui donc fournit son assise au dispositif électoral et à la participation de ceux-celles qui sont appelés à le faire vivre en participant au vote, c’est le fait que les supposés citoyens acceptent de valider le supposé système de représentation en adhérant à la fiction de la supposée souveraineté populaire. A l’âge classique de la démocratie moderne (à supposer qu’un tel âge ait existé), le fonctionnement plus ou moins normal de celle-ci a comme condition impérative cet empilement des supposés ou, si l’on veut, l’efficace de ce principe général de supposition.
En ce sens, l’institution symbolique de la démocratie moderne fuit en permanence dans l’imaginaire : elle n’a jamais été adéquate à ses principes dits fondateurs et proclamés, sa viabilité a pour condition absolue l’adhésion de ses sujets (des vivants qu’elle inclut dans son dispositif général de gouvernement) à des fictions dont ils éprouvent plus ou moins distinctement ou intensément qu’elles sont sujettes à caution. En ce sens, la démocratie moderne présente des affinités avec les religions, dans la mesure même où elle ne saurait se réaliser et se perpétuer en l’absence d’un élément de croyance ; elle ne fonctionne que pour autant que les sujets y « croient » tout en sachant qu’elle n’est pas vraiment ce qu’elle est censée être ; voire qu’elle est tout sauf ce qui est (supposé) gravé dans le marbre – ses principes et ses valeurs fondatrices. La souveraineté populaire est, à tous égards, une « belle histoire » que l’on raconte à des citoyens dont la condition de citoyenneté est au demeurant à bien des égards susceptible de devenir une histoire à dormir debout, tout comme l’est le système de représentation par le moyen duquel ceux-ci sont censés choisir leurs élus, ceux-celles qui vont exercer le pouvoir en leur nom. Tout comme le sont, dirons-nous pour annoncer la suite, la Sainte-Trinité et le miracle de la Résurrection.

Nul n’ignore que la démocratie, envisagée sous l’angle de la perpétuelle brèche qui s’ouvre entre ses fondements en raison et en droit et sa constitution pratique, est une fable – mais une fable susceptible de s’instituer et s’établir dans la réalité aussi longtemps que les sujets humains « jouent le jeu » en faisant comme s’ils la prenaient pour argent comptant. Ce dont la traduction la plus manifeste et en tous points vitale est qu’ils participent en nombre suffisant et avec régularité au rite électoral.
La démocratie moderne a toujours, dès le premier jour, fonctionné au « comme si » et, pendant toute sa période classique ce XXème siècle (ou du moins sa seconde moitié) dont elle fut, à tous égards, la religion dominante – la reproduction de cette fiction vitale a été une condition suffisante pour que le système démocratique se perpétue et que son institution symbolique ne s’effondre pas, minée par ses proximités avec l’imaginaire.

La question qui nous est posée est donc celle-ci : que devient le vote lorsque l’automatisme du « comme si » tombe en panne ? A partir du moment où la chaîne des équivalences (des associations) entre les fables fondatrices – celle de la souveraineté populaire, de la condition citoyenne, de la représentation – se trouve brisée, pourquoi le quelconque continue-t-il de voter ou bien, inversement, cesse-t-il de le faire ? Au fur et à mesure que se produit ce délitement, cet effondrement des récits vitaux et des mythes fondateurs de l’institution démocratique, le vote change radicalement de sens : il devient un acte d’allégeance extorqué au quelconque par une puissance, par des pouvoirs, des instances qu’il perçoit non seulement comme externes mais de plus en plus éloignés de lui. Lorsque la fiction de la souveraineté populaire exerce encore sur lui son ascendant, le vote est une opération qui est censée se produire dans l’horizon de l’autonomie – le sujet individuel se percevant comme partie, part constituante du souverain. Lorsque cette fiction est en lambeaux, le sujet, par contraste, fait allégeance aux élites qui se disputent son suffrage, à la puissance étatique, aux pouvoirs coagulés.
Il le fait en étant inscrit dans un pli, celui de la citoyenneté moderne – un citoyen, ça vote, et réciproquement, la condition d’électeur, c’est ce qui fait le citoyen. Le pli, ici, c’est ce dont on peine à s’extraire, ce qui rend malaisées les sorties et les bifurcations – alors on continue à voter parce que le citoyen a un surmoi électeur gros comme lui, que les gens de l’Etat et des médias vont s’entendre à exciter, à irriter comme une plaie à vif. Il va donc continuer à voter parce que c’est son « devoir » (et non plus l’effet supposé de sa condition de part du souverain), parce que s’il s’abstient de le faire, il se sentira coupable (jugeant qu’il n’aura pas eu une attitude « citoyenne », qu’il aura dérogé à la « morale civique »), parce que c’est une habitude et, après tout, un geste infime qui ne coûte guère.
Nous tenons là un point capital : lorsque les récits fondateurs partent à la dérive, lorsque l’enchantement du « comme si » est aux abonnés absents, le vote, c’est avant tout un geste d’obéissance, une discipline, l’effet de la domestication du quelconque par les appareils de pouvoir qui exercent leur ascendant sur lui – pendant les campagnes électorales, c’est un véritable bombardement en tapis de discours propagandistes qu’il subit, destinés à le mettre en condition de votant. Au temps où prospère l’incroyance démocratique, la participation à la messe électorale tend à devenir, pour le plus grand nombre, un geste de soumission et d’alignement, un conformisme que nourrissent, à parts égales, prudence et paresse.
C’est ici, d’ailleurs, que s’éclaire la condition de religion civile ou laïque de la démocratie, dans les sociétés modernes : à l’âge où s’effondre le système de croyance(s) sur lequel est fondée l’adhésion des gens à la démocratie, on continue (jusqu’à un certain point) à aller voter comme ceux qui avaient cessé de croire en Dieu et s’étaient éloignés de l’Eglise et de ses sacrements pouvaient, jusqu’au milieu du XX° siècle, continuer d’aller à la messe par esprit de routine, par manque d’imagination ou de détermination, ou bien encore mus par un vague sentiment d’obligation, voire un reste de crainte... C’est aujourd’hui, dans le temps où la défection, la désaffection à l’endroit de la démocratie non pas seulement « réelle », mais de son système symbolique même, est ce qui fait époque, c’est dans ce moment que devient vraiment tangible ce fait massif : la démocratie, c’est avant tout un système de croyance(s) et c’est à ce titre-là qu’elle fut la religion du XX° siècle, avec ses théologiens (les philosophes de la démocratie, de Aron à Habermas) et ses desservants petits et grands (gens des partis et de l’Etat vertical).

Lorsque l’incroyance devient un phénomène massif au point que prenne corps une véritable allergie collective à la fabulation démocratique, une fraction croissante et de plus en plus fréquemment majoritaire des gens (parmi ceux qui auraient vocation à voter, selon les règles fixées par l’institution) cesse de le faire. Cesser de voter, c’est la manifestation la plus simple et la plus évidente du fait que l’on a cessé de croire. En ce sens, ce qui est en question ici, ce n’est pas la crise du système démocratique, le malaise du citoyen, comme on le répète ad nauseam dans les journaux – c’est quelque chose de beaucoup plus décisif et tranché : l’entrée dans l’ère de l’incroyance démocratique.
Une crise peut toujours être passagère, modulée, surmontable à ce titre, tout comme un malaise qui, généralement, lui aussi, passe. L’expérience collective que les sociétés d’Europe occidentale, la France tout particulièrement, ont faite de la désaffection collective vis-à-vis de la foi chrétienne (sa spiritualité, ses dogmes, ses disciplines, ses rites, ses institutions...) montre bien que de tels processus présentent un caractère irréversible. Même la reconquête des territoires perdus pendant la Révolution et l’Empire, à laquelle s’est acharnée l’Eglise catholique, en France, durant tout le XIXème siècle n’est pas parvenue à faire tourner à l’envers la roue de la montée de l’incroyance.
Ce qui prime ici, ce n’est pas tant l’apparition de visions du monde, postures ou croyances nouvelles (l’agnosticisme, l’athéisme, le rationalisme, le laïcisme...) que l’interminable processus de la désaffection. En France, l’idéologie républicaine, laïque, humaniste, progressiste et rationaliste (avantageuses étiquettes promotionnelles que tout cela, mais peu importe ici) n’est pas ce qui a remplacé la foi chrétienne et la puissance de l’Eglise mais bien davantage ce qui, accompagnant le processus ininterrompu et irrésistible de la désaffection, a reconfiguré les espaces et territoires de la vie collective en prospérant sur ce lent délitement, dans des formes souvent mimétiques (le fameux « catéchisme républicain... »), les parentés entre les disciplines républicaines et les disciplines catholiques sautent parfois aux yeux. Bien sûr, en apparence, la République se substitue bien à l’Eglise comme mère des disciplines au tournant du XIXème siècle, mais on dira surtout qu’elle est cette espèce d’enduit qui vient combler les espaces laissés béants par l’effondrement du système de croyance étayé par l’Eglise. La République, c’est avant tout un appareil, par contraste avec la démocratie qui, elle, s’impose comme système de croyance, institution symbolique, religion, de rattrapage.
Comme système de croyance agrégateur, mythe collectif, c’est donc elle qui en est venue, au fil du long XXème siècle, à s’établir comme le marqueur d’identité par excellence. Ce processus est devenu irréversible après la Seconde guerre mondiale, selon des formes et selon des rythmes variés dans tous les pays d’Europe occidentale. C’est le fait même que le système d’adhésion à la démocratie est avant tout fondé sur la croyance qui fait d’elle une sorte de religion post-, c’est-à-dire la religion de l’âge où s’est littéralement perdue la croyance collective en Dieu [2].
En ce sens, la démocratie est bien une religion de substitution ou, si l’on veut, une consolation. Mais ce qui la définit comme une sorte de religion, c’est bien son trait totalisant, englobant : elle est tout à la fois, régime politique et forme d’existence, système de valeurs et ensemble de normes – elle est, autant que ça marche, la couleur du temps des humains ayant un même monde en partage, l’horizon indépassable, ce qui fonde les évidences partagées – au même titre exactement que toute religion.
Si l’on envisage les choses sous cet angle, il convient de dire que ce qui fait époque aujourd’hui, ce n’est pas une interminable crise de la démocratie mais bien un irréversible mouvement de dé-démocratisation, au sens même où la déchristianisation a été, est, dans un pays comme le nôtre, le double ou la musique d’accompagnement de la modernisation sans fin [3]. Ce qui veut bien dire que la démocratie n’est pas ce qui, dans l’horizon d’un avenir désencombré, doit être sans relâche réparé et restauré, mais bien oublié, désinvesti – condition pour que puissent s’affirmer des puissances et s’imaginer des formes nouvelles, condition pour que se dessine ce que Nietzsche appelait, tout simplement, une aurore.

L’assourdissant « hors de la démocratie point de salut », toujours plus assourdissant au fur et à mesure que ladite démocratie, précisément, est avalée par les sables mouvants du capitalisme tardif – cela ne vous rappelle-t-il donc rien ? Ce motif lancinant et la panique morale qui va avec sont-ils autre chose que la version laïque de l’inépuisable motif de l’effondrement annoncé de toute espérance, de toute forme de vie civilisée dans un monde déserté par Dieu – figure tutélaire, ingénieur du grand Tout, unique assurance contre le chaos ? Ce perpétuel chantage qui incite encore le dernier carré des votants à honorer son rendez-vous périodique avec l’isoloir et le bulletin de vote – « Si la démocratie succombe, tout est foutu ! » –, qu’est-il d’autre que le double souffreteux et blafard de l’inoubliable mais résistible « Si Dieu est mort, tout est permis ! » ? Dieu est mort – et nos sociétés se sont-elles effondrées, le chaos y a-t-il prospéré, nos existences en sont-elles infiniment plus sinistrées que celles de nos aïeux ? [4] L’énoncé selon lequel la démocratie est l’horizon indépassable de notre temps, c’est le grand cadavre à la renverse qui interdit l’accès à l’avenir, c’est l’anomie du présent perpétuellement projetée sur l’avenir ; ce n’est pas une idée, c’est un mantra, la répétition mécanique de la formule conjuratoire dans laquelle s’enferme le culte du présent sinistré.
C’est la formule rituelle du conservatisme aujourd’hui, sa plus simple expression, la religion du statique dans toute sa splendeur. On se fait peur, on fait peur au bon peuple avec ces mots terribles évoquant ces alternatives inéluctables autant qu’apocalyptiques à la démocratie que seraient le totalitarisme, la dictature, la guerre civile... On fait du Dostoïevski à la sauce démocratique – après la mort de Dieu, le règne de la Bête incarnée par les poseurs de bombes, pour le premier ; la décomposition de la démocratie, l’avènement des tyrannies, le temps des camps, des génocides, en version restaurée, remastérisée façon XXIème siècle commençant, pour les émules de l’auteur des Possédés... [5]

La pensée du politique qui demeure tétanisée, figée sur l’image de l’idéalité démocratique, c’est son tombeau : elle se voue au ressassement, elle tourne en rond, elle cale devant le devenir – c’est l’impasse de tant des plus brillants de nos philosophes, de Nancy à Rancière en passant, réflexion faite, par Agamben qui, à force de vitupérer l’exception se voue à n’être qu’un prêtre parmi d’autres de la règle, laquelle s’associe tout naturellement à la démocratie. Le plan fixe sur la démocratie, c’est la mort de la pensée du politique qui, toute entière placée sous le régime du to be or not to be (a democracy) en vient à se réduire à une scolastique obnubilée par la question de savoir ce qui constitue la quintessence de la démocratie, ce qu’il en est de la vraie démocratie [6].
Or, à l’usage, il apparaît que, comme c’est la règle concernant ce qu’une époque assume comme étant la question des questions, celle à propos de laquelle les contemporains s’étripent jusqu’à leur dernier souffle – nous sommes ici empêtrés dans une question mal posée, mal pensée et dont la vacuité apparaîtra en pleine lumière à l’occasion d’un léger déplacement dans l’ordre des discours. C’est en ce sens que nous voyons bien aujourd’hui que la façon dont la pensée du politique a été obsédée depuis si longtemps par le motif du régime (version décharnée de la politeia platonicienne) nous a éloignés d’une approche de la politique à partir des mondes pratiques, des espaces, des lieux, des gestes, des territoires. Envisager sans relâche la politique par le biais du (des) régime(s), c’est toujours une façon de la prendre par en-haut, en surplomb et une façon de faire prévaloir la verticalité sur l’horizontalité. En termes d’échelle, cela consiste toujours à percevoir la politique à celle de l’atlas plutôt qu’à celle de la carte destinée aux marcheurs – or, à cette échelle, les questions premières ou dernières se posent tout différemment, les agencements se produisent autour de la communauté davantage qu’autour de l’institution ou du système démocratique. Il faut changer d’angle de vue sur la politique ; la valorisation des formes d’institution au détriment des pratiques dans leur état même de dispersion et leur caractère bariolé, c’est l’effet d’une vision par en-haut, une vision des élites, des gens de pouvoir – la philosophie politique qui en revient toujours à la question du régime se situe ici distinctement du côté du pouvoir et de ses gens.

Mais revenons à nos moutons – ceux qui s’en vont voter – ou non – en troupeau, et enfonçons une fois encore le clou.
On s’est longtemps battu, dans les sociétés modernes, en Europe occidentale et aux Etats-Unis, notamment, pour obtenir le droit de vote, pour que le suffrage soit aussi « universel » que possible (il ne saurait jamais l’être entièrement), que les femmes y aient accès, mais les minorités raciales (ou autres) également – la condition d’électeur apparaissant, dans cette configuration générale, comme le trait distinctif de la condition citoyenne. Quand, dans un pays comme le nôtre, le vote, la participation au suffrage se trouvent associés de façon croissante non plus au droit mais au devoir, un déplacement fatidique s’est produit : si l’électeur remplit un devoir avant tout, plutôt qu’il n’exerce un droit, alors le vote n’est plus tant l’expression de la puissance politique et de la liberté (ou l’autonomie) du citoyen que la manifestation de sa subordination à l’autorité qui le somme et le convoque en cette occasion. Si le vote est un devoir, celui qui s’y soumet le fait avant tout en sa qualité, si l’on peut dire, de sujet de l’autorité – l’Etat et les élites gouvernantes en l’occurrence. C’est sans doute la raison pour laquelle nos gouvernants rechignent à déclarer le vote « obligatoire » – un tel choix exposerait en effet en pleine lumière le caractère de sujétion de l’acte de voter, faisant voler en éclats, du moins de façon visible, le caractère du vote comme « droit ». Le caractère de faux-semblant du vote comme expression de l’autonomie des citoyens serait alors pleinement dévoilé – La mariée mise à nu par ses célibataires, même en quelque sorte.
Si le vote est un devoir, ce qu’il semble bien être et toujours davantage aujourd’hui, aux yeux des élites gouvernantes, il trouve sa place désormais dans le registre des disciplines – une de plus, serait-on tenté de dire, auxquelles le quelconque entendu comme sujet gouverné est appelé à se soumettre. Le « devoir électoral », cela fait partie de la batterie des moyens multiples par lesquels le troupeau humain vivant est domestiqué et administré – c’est, disons, une des facettes de la gestion du vivant, c’est la pointe (décorative, ornementale) de l’iceberg du biopouvoir. Une façon de remettre périodiquement le quelconque à sa place en l’assignant à ce rite de forme disciplinaire consistant à « faire comme » s’il exerçait un choix souverain en participant à la partie truquée organisée par ceux d’en-haut (de qui, de quoi est composé le bestiaire parmi lequel il lui faut faire son choix, cela se tient hors de sa portée – c’est en ce sens que la participation à la cérémonie électorale est un simulacre).

L’abstention majoritaire et plus massive que jamais qui s’est manifestée à l’occasion du premier tour des élections régionales et départementales est l’expression d’un refus actif de continuer à faire « comme si » le quelconque était appelé, à l’occasion de cette mise en scène, à choisir effectivement ses représentants. Même Le Monde, l’un des plus éminents desservants de la démocratie de marché, doit se résigner, dans un éditorial aux tons navrés (22/06/2021) à appeler un chat un chat : « grève des urnes », statue-t-il. Or, quoi de plus actif qu’une grève ? Plus l’abstention devient majoritaire, durablement et dans des proportions toujours plus élevées, et plus perd de sa consistance l’image de l’abstentionniste croqué comme citoyen déficient, indifférent aux affaires de la cité, engoncé dans son apolitisme, son égoïsme, son individualisme – le fameux « pêcheur à la ligne » qu’accable le mépris des professeurs de civisme. Défection n’est pourtant pas distraction ou indifférence, dans un tel contexte. Le « I would prefer not to » que manifeste le détenteur de la carte d’électeur [7] en désertant le bureau de vote découle d’une disposition solidement établie, méditée – cette fois-ci, rien à faire, je ne me ferai pas avoir, je reste chez moi ! L’inertie, le refus de bouger, de se mettre en mouvement en direction du bureau de vote, c’est ici un geste déterminé, une forme de défection dans laquelle la passivité est un trompe-l’œil : en ne bougeant pas, l’électeur gréviste fait rempart de son corps devant la cérémonie électorale et, ce faisant, en expose l’inanité. Tous ces corps qui se refusent à converger vers le préau d’école où les urnes l’attendent, cela fait masse, en dépit de l’atomisation calculée du « corps électoral ». C’est la version électorale du « We won’t be moved » des manifestants non-violents qui, plutôt qu’affronter la police, se couchent sur le bitume et rendent, ce faisant, toute circulation impossible. Ce n’est pas un soulèvement, mais c’est un « non » clairement adressé aux prélats de la religion démocratique – le genre de « non » dont les puissances affirmatives sont distinctes. C’est le bartelbisme électoral de notre temps, tel qu’il fait dans notre présent une entaille qui n’est pas près de s’effacer.

C’est ici qu’il faudrait dire, bien sûr, reprenant une formule à laquelle la patine du temps n’a rien enlevé de son lustre : ce n’est qu’un début. La grève du vote ne produit un tracé pour l’avenir qu’à la condition d’anticiper sur une multitude de formes actives de désinvestissements/réinvestissements des énergies politiques et du désir d’en finir avec la vacuité du présent. La grève du vote, c’est le mouvement qui procède de la saisie par le quelconque de l’évidence tangible selon laquelle le vote, en général, c’est ce qui a pour vocation de le reconduire à sa condition d’animal démocratique, de le réduire aux conditions du pastorat démocratique – pour les élites gouvernantes, le citoyen, c’est du cheptel, la brebis équipée d’un bulletin de vote et guidée en troupeau vers l’isoloir (l’abattoir de la politique vive). Ce qui veut bien dire que la conquête de l’autonomie passe par des gestes tantôt furtifs, tantôt impétueux, de défection et de désassignation (de refus des places assignées au quelconque dans le diagramme de la politique institutionnelle) et par le redécoupage du champ de la politique aux conditions de ceux qui, en prenant la tangente, affirment leur désir d’autonomie et leur propre puissance d’agir. A cet égard, le mouvement des Gilets Jaunes s’avère exemplairement significatif, notamment en ce que toute tentative pour orienter ce mouvement vers les formes instituées de la politique (tentative de récupération par certains partis, tentatives de présenter des listes estampillées « Gilets Jaunes » aux élections) ont échoué. Les énergies politiques mobilisées par ce moment empêchaient la réduction de ce geste politique à une possible « représentation » électorale – le mouvement des Gilets Jaunes, ainsi entendu, c’est le refus d’un devenir-brebis.
En ce sens, il ne suffit pas de se « contre-conduire », voire de s’insurger dans le champ des conduites, il faut constamment travailler à redessiner les espaces et les territoires de la politique (entendue comme le champ de l’affrontement), et le faire à nos conditions. Subir l’ascendant de l’ennemi, cela commence par cela : se tenir à la place qu’il vous a assignée sur le territoire de la politique tel qu’il l’a dessiné, découpé.
Le refus actif du vote, c’est le premier mouvement massif de déterritorialisation de la politique entrepris par le quelconque affirmant la puissance de la masse dans la massivité même de l’abstention.
Mais cette désertion ne prend tout son sens que si elle enclenche la dynamique d’une migration tout aussi massive vers d’autres espaces de la politique, placés sous un tout autre régime de celle-ci, et l’invention de nouveaux territoires. Ce qu’ont fait les Gilets jaunes, sur les ronds-points, on vient de l’indiquer. Ce que ne font pas et ne feront jamais les addicts au crépage de chignon digitalisé sur les bien mal nommés réseaux sociaux – là, ce n’est pas le quelconque qui invente le territoire mais les smart boys de la Silicon Valley et leurs adeptes. Pour inventer une politique nouvelle et qui se donne une chance de renverser la table, il faut en créer les conditions de possibilité – l’espace-temps, l’écosystème, le soubassement, le sol – il faut se redéployer, se reterritorialiser, créativement, radicalement.

Notes

[1Rousseau le disait déjà, lorsqu’il créait la fiction d’un « état de nature », état dont les êtres humains se seraient détachés, en signant « la première convention » – ce premier pacte était donc bien de l’ordre de la fiction. Mais c’est aussi le « peuple » (souverain), se constituant au moment de la signature de ce premier contrat social, donnant unanimement son consentement au passage à l’état de société, dans un rapport de coprésence de tous à tous, qui s’avère, dans ces conditions, de façon logique, être fictif. Ce n’est au fond jamais « le peuple » qui est convoqué aux urnes, sinon de façon seulement nominale, mais bien des individus, passant par le bien-nommé isoloir – la formule de Sartre disait déjà tout à cet égard : « Elections, piège à cons ». Les démocraties modernes semblent ainsi en être arrivées largement à ce moment où la dimension performative de cet enchaînement de fictions s’enraie.

[2Proposition dont la validité est évidemment circonscrite à l’espace d’un certain Occident et d’une certaine histoire des relations des humains avec Dieu – un édifice onto-théologique inscrit dans un espace-temps particulier dont l’Europe est le milieu natif.

[3Rien n’illustre mieux l’effondrement du système symbolique de la démocratie contemporaine que le récent épisode de la gifle appliquée sur la joue de Macron à Tain-L’Hermitage : le fait que le jeune homme se voie infliger à la sauvette par une juridiction locale une peine bien inférieure à ce dont il aurait assurément écopé s’il s’était rendu coupable d’une agression de même espèce sur un flic de base manifeste de façon éclatante la perte radicale de l’aura de celui qui est censé prêter un corps à la souveraineté populaire, à défaut de pouvoir l’incarner pleinement. On se souviendra ici utilement de la description par Foucault du supplice infligé à Damiens, en ouverture de Surveiller et punir... Ce supplice rend visible dans tout son éclat barbare l’institution symbolique de la monarchie absolue ; quid de l’escamotage du procès du pétulant gifleur ? Ne serait-il pas propre à nous inciter à penser que, en effet, le giflé est bien une tête-à-claques, honorée en son temps et heure... ?

[4On peut considérer en cela que la démocratie jouerait aujourd’hui le rôle de « fiction régulatrice », à l’image de « l’hypothèse scientifique » prenant le relais des convictions religieuses (Nietzsche, Le gai savoir) – par quoi nous serions encore pieux… Sous ce rapport, la dé-démocratisation actuelle serait bien le signe de notre arrachement en cours à cette moderne piété.

[5Les Démons, dans des traductions plus récentes.

[6Un exemple en passant : tant qu’il demeure établi (par convention) que l’Etat d’Israël demeure, en dépit de tout, une démocratie, la colonisation des territoires occupés et le système d’apartheid dont font les frais les Palestiniens peuvent passer aux pertes et profits. La religion de la démocratie, c’est ici ce qui fonde la tolérance à l’endroit de l’intolérable.

[7Sans compter celles et ceux qui ne font pas même la démarche de s’inscrire sur ces listes, ou qui, n’indiquant pas leur(s) changement(s) d’adresse, ne disposent plus ni de carte, ni même de bureau de vote. Ce sont aussi tou.te.s ceux/celles-là qu’il faudrait ajouter au nombre des abstentionnistes, seuls les inscrits étant comptabilisés.