Déplier le sophisme

, par Clovis Montflanquin


Sur les ondes de France-Inter, un chroniqueur et humoriste (c’est un métier, paraît-il) nommé Tanguy Pastureau, très empressé à administrer le coup de pied de l’âne, en toute confraternité, au dénommé Guillaume Meurice, tout récemment viré des mêmes ondes pour avoir traité Netanyahou de « nazi sans prépuce », ledit Pastureau, donc, statue : « Dire d’un juif, même le plus atroce d’entre eux, que c’est un nazi, ça peut choquer, rapport à l’histoire, parce que l’histoire n’a pas commencé à la naissance de notre nombril ».
Ce qui, traduit en français, revient à dire : traiter un juif de nazi, n’importe quel juif, est insupportable, considérant que les nazis ont exterminés les Juifs, avec l’ambition de les détruire jusqu’au dernier. De cette réalité historique découle donc un interdit : on ne peut pas dire d’un Juif, en aucune circonstance, qu’il est un nazi.
Mais le propre de cet énoncé en forme d’oukase (comme toujours en pareille circonstance) est d’éluder, pour commencer, une question d’histoire, précisément : et s’il se trouvait quand même, qu’en dépit de tout, des Juifs aient éprouvé des sympathies pour le mouvement nazi, pour son dirigeant, pour son programme et ses délétères ambitions ? « En dépit de tout » veut dire ici, bien sûr : en dépit de l’antisémitisme déclaré de Hitler et de ses partisans. Ici, le mieux serait encore, avant de fulminer, de lire quelques livres et auteurs de référence. Par exemple le Journal des années nazies du philologue juif allemand Victor Klemperer, complété de son fameux LTI – la langue du IIIème Reich. Au fil des pages de ces textes, Klemperer ne cesse de montrer, multiples exemples à l’appui et in situ que jusqu’à la Nuit de cristal, toute une fraction de la bourgeoisie juive allemande penche du côté de Hitler, n’étant, évidemment, retenue dans cet élan que par la propagande antisémite de plus en plus enragée du nouveau régime, bientôt assortie des mesures discriminatoires que nul n’ignore. Le motto des observations de Klemperer à ce sujet est constant : quels parfaits nazis ils (cette partie de la bonne société juive) feraient, n’était la tonitruante haine des Juifs de ceux-ci ! Tel déclare que « Hitler est un génie et qu’il suffit que le boycott de l’étranger contre l’Allemagne cesse pour qu’on puisse vivre à notre aise » [1], telle autre qu’ « on considère que le pire est passé ; s’il y a des accords douaniers, les choses doivent repartir » [2], deux années plus tard, le diariste consigne : « Les ligues culturelles juives (il faudrait les pendre) ont publié une déclaration dans laquelle elles affirment n’avoir rien à voir avec les campagnes de presse calomnieuses de l’étranger concernant la situation des Juifs allemands. Elles vont attester que le Stürmer diffuse le plus tendrement du monde la vérité et rien que la vérité [3]. » Etc.
Dans LTI, Klemperer évoque un conversation avec une connaissance juive, une Mme K. insistant sur le fait « qu’on devrait quand même reconnaître que le Führer – elle disait vraiment ’le Führer’ – était une personnalité géniale dont on ne pouvait contester la prodigieuse efficacité, et à laquelle on ne pouvait se soustraire... » [4]
Que dire d’une personne qui, en 1933, proclame en Allemagne que « le Führer » est une personnalité géniale – si ce n’est qu’elle est quand même un petit peu nazie – fût-elle, au demeurant, juive et, à ce titre, promise quelques années plus tard, à l’extermination ?
C’est donc une chose que devrait apprendre le blaireau radiophonique qui convoque l’histoire (L’Histoire...) en vue de faire honte à son confrère qui s’en est pris pour d’excellents motifs à Netanyahou : l’histoire, la vraie, c’est toujours un peu plus compliqué que ce qu’en laisse subsister le Roundup de la correction politique du moment. Mais cela, encore une fois, pour le savoir, il faut prendre le temps de lire quelques livres. Et puis surtout : l’idée même de soumettre l’histoire (passée autant que présente) à un règlement moral, c’est vraiment l’idée (enfin, si l’on peut dire...) la plus anti-historique qui soit. Une idée à la con, le propre d’une idée à la con étant, justement, d’être tout sauf une idée. Une idée de veilleur de nuit fielleux, en plus, et nageant dans le sens du courant, ici.
Cette mise au point laisse entière toute une autre dimension de la question – celle des comparaisons en matière de criminalité d’Etat – dans quelle mesure est-on fondé à comparer, par exemple, la destruction de Gaza par l’armée israélienne avec les exactions commises au cours de la Seconde guerre mondiale, par la Wehrmacht ? Vaste question... A défaut d’y répondre, retenons ceci, que rappelait tout récemment une consœur sur ce site même : entre 30 et 40 000 morts (le coût humain de la destruction de Gaza à ce jour), c’est l’équivalent de Babi Yar, un des plus horribles bains de sang perpétrés par les nazis au cours de la guerre contre l’Union soviétique...
Résumons : contrairement à ce que tente d’édicter l’humoriste en uniforme Renaissance, la question de savoir si l’on peut associer les mots « juif » et « nazi », sans pour autant éluder ni profaner la mémoire de la Shoah, reste entièrement ouverte. La condition juive n’immunise pas contre le poison du nazisme et, comme le suggérait le raccourci lâché sur les ondes par Meurice, les agissements de Netanyahou et consorts tendraient plutôt à nous convaincre du contraire. Le nazisme demeure, envers et contre tout et déplorablement, une auberge espagnole ouverte 24/24, et à tous (toutes, aussi, malheureusement), dans notre présent même – il suffit d’ouvrir les journaux pour ne pas en douter.

Clovis Montflanquin

Notes

[1Victor Klemperer : Mes soldats de papier, Journal, 1933-1941, p. 69, 9/10/1933, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Editions du Seuil, 2000.

[2Ibid. p. 101, 24/02/1934.

[3Ibid. p.p 296-7. Le Stürmer est l’organe de propagande antisémite du régime nazi.

[4LTI- la langue du IIIème Reich, p. 83, traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996.