Depuis Tirana

, par Julian Bejko


Ça fait deux semaines que je suis enfermé chez moi avec mes parents, je sors juste 5 min de temps en temps pour faire les courses, puis je rentre, je bosse sur mon balcon, je fume et je bois du rakia, j’ai des réserves pour 4 mois. J’ai fait deux lectures vidéo, un sur Surveiller et Punir et l’autre sur Asylums de Goffman, je les ai mis en ligne sur FB pour les étudiants et d’autres et la réception est très positive. J’en prépare une autre en trois épisodes genre Cahiers de Quarantaine, je prends des notes, je réfléchis sur mon passé et je comprends plein de choses du régime et de la vie sociale. Jusqu’à maintenant ça va, même si l’espace chez moi est limité. Heureusement il fait mauvais et je ne pense pas au vol mais je sais qu’au bout de deux semaines j’aurais marre de ça et je vais préparer la grande escapade.

Ici tout est fermé et ça se ferme de plus en plus avec les actes du gouvernement pour surveiller les gens et garder l’ordre. Je suis privilégié car je peux sortir sans permission mais c’est triste. L’économie va mal et ça va être pire encore. Pour le moment les gens respectent plus au moins les consignes mais l’état d’esprit devient lourd et dès qu’il y aura plus à manger les choses peuvent péter facilement.

Il y a environ 200 infectés, 10 morts et 70 à l’hôpital. Le chiffre monte tout doucement et il paraît qu’on aura pas des conséquences graves comme en Italie mais ils ont fait que 1200 tests... Puis nos hôpitaux sont de la Grande Guerre et le système peut entrer rapidement en crise. Pourtant il faut se méfier de la probable crise bancaire car c’est le seul indicateur important de l’humeur des gens. Le gouvernement a besoin d’argent pour aider les gens, recevoir des taxes par les entrepreneurs, il faut qu’ils bossent mais en même temps les ouvriers ont peur, ils sont obligés d’aller au boulot car sinon ils vont perdre le salaire, les entrepreneurs ont du mal à travailler dans une situation d’isolement national pour produire ou faire du commerce avec l’Italie et la Grèce, c’est un cercle qui va pas durer longtemps. Aussi il y a 8000 familles sans maison à cause du séisme. Je pense que jusqu’en fin avril on va résister, après on sait pas. Ironiquement ce sont les plus riches qui veulent plus de faveurs par l’Etat au lieu d’aider à dépasser ce moment. Donc je pense que chez nous c’est plus problématique l’aspect financier que l’épidémique. La population est jeune et habituée à des chocs de transition mais sans immunité face à l’économie et tu sais que dès qu’il y a plus la bouffe on fait retour à l’âge primitif et les mœurs peu civilisées ne tiennent plus. J’ai seulement peur de ça, je l’ai vécu deux fois et je connais le processus de régression rapide. Déjà l’humeur du peuple n’est plus celui du début, le stress et les angoisses montent. Puis nous on est habitué à canaliser les troubles à travers les autres en société et la distanciation fait pas partie de cette culture. Il y a l’internet qui aide un peu à rester en contact mais les réalités virtuelles sans une réalité sociale peuvent pousser dans un mouvement contre-productif.

Au Kosovo c’est pire encore. Comme je te disais il y a quelques semaines, le parti d’Elvis est arrivé au pouvoir avec une coalition et donc pouvait tomber facilement, et le voilà. Il y a eu des fortes pressions internationales pour annuler le régime 100%, des taxes contre les produits serbes, le premier n’a fait ni l’un ni l’autre et maintenant ils se préparent de nouveau à des élections épidémiques. Il a provoqué cette crise avec l’idée de devenir victime des grandes puissances et donc assurer plus des votes pour être le seul parti en pouvoir. Pourtant ce calcul n’est pas sûr dans une situation de pandémie guerrière. Puis je crois que les USA sont en train d’avoir un crise ou conflit interne, un schisme entre deux centres de pouvoir. Dans la Rome ancienne ça serait comparable à la guerre civile entre deux courants et je suis curieux de voir s’il vont aller plus vers l’Impérium ou la République, soit l’un soit l’autre ça va être check mate ! Pourtant l’épidémie ça peut changer les rapports de force à l’échelle globale et ça a l’air d’une Rome finissante gravement décadente. J’ai plein d’amis Albanais et Américains là-bas et ils me disent que c’est incroyable, pas préparés du tout, pas de médicament dans les hôpitaux, des contradictions nettes entre Trump et les autres autorités, perte de l’emploi, des assurances médicales médiocres et une grande incertitude – cui bono ?