Des philosophes qui font pas chier
Le Colonel m’avait fixé rendez-vous au Fouquet’s qui venait juste de rouvrir, flambant neuf. Comme d’habitude, il était en retard. Installé à une table d’angle, j’observais les allées et venues, peu nombreuses en cette fin de matinée. Le touriste chinois prédominait, étrennant ses sacs Louis Vuitton de toutes formes et dimensions. Je me demandais, sans inquiétude excessive, ce qui me valait cette convocation du jour au lendemain... Lancée il y avait deux mois à peine, l’émission ne marchait pas si mal que ça et m’avait même valu quelques commentaires flatteurs dans les journaux qui comptent – « un ton nouveau », « un format inattendu », « des débats de bonne tenue », « des invités de marque », bref, rien que du bon, à défaut d’originalité... L’audience, bien sûr, restait modique, marginale pour tout dire, mais à condition de savoir s’inscrire dans la durée, tous les espoirs étaient permis. Une objection sur le titre, peut-être – « Les copains d’abord » – ? Je n’allais pas tarder à le savoir...
Le Colonel franchit les portes au pas de charge, et, jetant sur la salle un rapide regard circulaire, me repéra aussitôt dans mon coin. Je n’avais pas eu le temps de le saluer qu’il était, déjà, solidement installé en face de moi, et adressait un signe impérieux au loufiat en tablier.
« Dites-donc, Dugnou, commença-t-il en fonçant droit au but (je ne sais pas pourquoi il s’obstine à m’appeler Dugnou, il sait bien que mon nom est Ferri, celui-là même sous lequel je présente l’émission...), dites donc, Dugnou, ça fait plusieurs papiers que je vois passer dans Le Monde, Libé, Le Figaro, Philo Magazine, Les Echos, même, écrits par des petits philosophes qui me paraissent pas mal du tout... Des femmes, surtout, ce qui ne gâte rien, et qui font souffler un peu d’air frais sur une discipline plombée depuis trop longtemps par les métaphysiciens mités et les vieux gauchistes ! Vous avez suivi ça de près, j’imagine – après tout, c’est votre boulot ! ».
Manquait que ça... Remplissant ma tasse au ralenti d’un air aussi dégagé que possible, je m’efforçai d’improviser une esquive.
« A vrai dire, Colonel, les plateaux des huit semaines à venir sont d’ores et déjà bouclés – les thèmes, les invités, tout est là... » Et, joignant le geste à la parole, je pêchai dans mon sac le programme mis au propre par Hauser, mon assistant. Voilà, entrepris-je de détailler, mercredi prochain, « Le mouvement des Gilets jaunes, premier soulèvement deleuzien de l’histoire ? », avec...
« Comment, m’interrompit-il dans un rugissement, encore ces histoires ? Ne me dites pas les noms, je les anticipe ! R..., L..., B..., Z..., entre New York et Ljubliana, A, s’il n’est pas dans son palais vénitien, avec ses copains de Tarnac, tant qu’à faire... Réglé comme du papier à musique ! Non, mon vieux, ça tourne en boucle tout ça, ça sent le moisi ! Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de bouger un peu, d’aller vers les gens au lieu de les dégoûter de la vie des idées en l’associant sans fin au feu, au sang, aux boutiques qui brûlent ?! Regardez comment Philo pour tous a trouvé le moyen de fidéliser ses lecteurs et su s’adresser à la ménagère en affichant des thèmes porteurs – le souci de soi, l’amitié, les impasses du populisme, la nouvelle morale sexuelle... Non, là, franchement, je vois bien qu’il est plus que temps de dire stop ! Si tout le programme que vous m’avez concocté est de cette eau-là, autant mettre la clé sous la porte tout de suite ! ».
L’attaque était rude.
« Bon, tentai-je d’un ton conciliant, dites quelques noms, on pourrait sûrement leur faire une place dans une soirée ou une autre... »
« La question n’est pas là, trancha-t-il en s’époumonant de plus belle, c’est toute votre histoire qui chante faux ! Il faut aller vers les gens, scanda-t-il derechef, les rassembler et non les diviser, les toucher, les réconforter, les aider à s’orienter dans la jungle du présent – l’éthique, mon vieux Dugnou, l’éthique et les valeurs, c’est ça le présent et l’avenir, pas l’éloge de la chienlit, de la violence et de l’insoumission ! Ce que veulent les gens qui viennent vers nous, c’est des concepts, comme vous dites, mais qui aient du rose aux joues !
« Vous voulez dire... », risquai-je...
« Mais je ne sais pas, moi, dit-il en sortant de sa poche un petit carnet tout fripé dont il se mit aussitôt à tourner les pages nerveusement. Ah, voilà : eh bien par exemple le care, l’empowerment, l’agency (mon dieu, quel accent...), ces sortes de choses, la vulnérabilité, l’éthique minimale, le perfectionnisme moral, la cause animale – à condition de laisser de côté les outrances vegan, évidemment, la sollicitude, l’hospitalité, bien sûr, et puis l’accueil de l’Autre... des thèmes porteurs qui parlent au cœur des gens, quoi...
Ses yeux étincelaient, sa voix s’élevait dans les aigus, ses bras montaient comme des guirlandes vers le plafond lambrissé du Fouquet’s – rien n’aurait pu l’arrêter. Je compris que je jouais une partie trop inégale, que toute résistance était vaine. Je voyais se profiler derrière son agitation la volonté inflexible et réfléchie du Conseil de surveillance. « C’est entendu, fis-je, d’un ton résolu et comme sous l’effet d’une inspiration subite – j’annule tout. Je repars d’un nouveau pied... la semaine prochaine, voyons, tiens – que diriez-vous d’une soirée intitulée « Politesse et considération – des valeurs pour l’avenir ? »
« Eh bien voilà qui n’est pas mal du tout, s’exclama-t-il, tandis qu’un large sourire s’étalait sur son visage d’homme surmené, ça, par exemple, c’est bien trouvé ! Avec, je ne sais pas, moi, F. B., S. L., C. P. , des femmes, des femmes, je vous disais, que ça renouvelle un peu, il est bien temps que la philo change un peu de genre, non ?, s’esclaffa-t-il, pas mécontent du tout de son petit trait d’esprit.
Et puis, je vais vous dire, ajouta-t-il aussitôt sur le ton de la confidence : après les cris de bête blessée des nouveaux philosophes, après les rodomontades des métaphysiciens post-maoïstes, il est plus qu’urgent de changer de registre – un petit coup de philosophes qui ne font pas chier le monde, si vous me passez l’expression, ça ne pourra pas faire de mal, vous ne trouvez pas ?... Allez, à la vôtre, mon vieux Dugnou, je compte sur vous ! ».
Et, ayant vidé d’un trait le fond de son verre de whisky japonais, il se leva et se fondit aussitôt dans le décor, me laissant, comme de juste, le soin de régler l’addition.