Didactique des chenilles processionnaires
« Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d’orage, s’ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu’elle a l’air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe ».
Henri Barbusse, Le Feu (1915)
1- Depuis que les Ukrainiens livrent aux Etats-Unis des biplans monomoteurs An-2 équipés de mitrailleuses Dektiarev RPD, les Canadiens se tiennent drôlement à carreau.
2- S’étant fait faucher son portefeuille au troisième sous-sol du BHV, N. eut ce mot sublime : « Ça vole bas ! ».
3- Temps des élections : c’est le moment où s’effondrent toutes les capacités cognitives de l’humain ordinaire – il.elle devient rigoureusement incapable de distinguer l’ami de l’ennemi.
4- Nègre : esclave textuel.
5- Dans les romans de Simenon, un viol s’appelle souvent (et si joliment) « une étreinte ».
6- N. se rappelait avoir croisé un jour Jean Genet entre la Bastille et la gare de Lyon – petit, râblé, l’œil vif et porteur d’un blouson en cuir manifestement hors de prix (acheté plutôt que volé, hélas).
7- Ils veulent bien (ils n’ont pas le choix, à vrai dire) que plus de 50% des médaillés français aux JO soient des racisé.e.s, donc originaires du Sud global, directement ou indirectement. Mais que ceux.celles-ci aient une opinion sur le génocide en cours à Gaza et tiennent à le faire savoir, ça, non. S’ils tiennent absolument à s’engager pour une grande cause, qu’ils fassent fondre leurs médailles pour forger des armes destinées aux Ukrainiens.
8- Champion toutes catégories de la procrastination : comme on lui demandait s’il était croyant, s’il souhaitait la présence d’un prêtre, son pronostic vital étant sérieusement engagé, il éluda d’un geste de la main : « Ça ne peut pas attendre demain ? ».
9- C’est fou le nombre de romans de Pearl Buck que l’on trouve dans les boîtes à livres, numéro un ou presque en littérature étrangère. Or, Pearl Buck, c’est par excellence la médiatrice, bienveillante et pédagogue, entre le monde chinois, la civilisation chinoise, le peuple chinois et le public occidental. La curiosité, l’élan vers l’autre lointain, la bonne volonté qu’elle incarne face à ce Grand Inconnu ont désormais cédé la place à l’aversion et la répulsion préformatées. Alors on se débarrasse de Pearl Buck comme on balance ses vieilles fripes dans les bennes du Secours populaire.
10- Contre les mégabassines – certes, mais les écolos qui mettent en avant les prélèvements indus dans la nappe phréatique, l’assèchement des ruisseaux, les dommages environnementaux infligés au Marais poitevin (etc.) voient les choses par le petit bout de la lorgnette. Le danger principal n’est pas là. Supposez en effet qu’un éléphant, fraîchement échappé d’un parc animalier du voisinage (à moins que ce ne soit d’un cirque en maraude dans la région) tombe, au cours de son errance sur une de ces vastes étendues d’eau et s’y précipite par une chaude journée d’été, en quête de fraîcheur – ce serait alors l’inévitable et désastreux raz-de-marée, le mini-tsunami submergeant incontinent les deux départements des Deux-Sèvres et de la Charente maritime.
La voici donc, l’impérieuse raison pour laquelle il faut s’engager résolument contre la construction de mégabassines. Les vérités superficielles sont le voile qui dérobent à la vue les vérités fondamentales.
11- Incontestablement, les Macron ressemblent toujours davantage au couple Ceausescu, en fin de parcours. Les méchants rêveraient de suivre le fil de la comparaison jusqu’au bout, ce qu’à Dieu ne plaise.
12- Quand vous ne disposez plus d’aucune oreille dans laquelle déverser la Grande Plainte contre le monde entier qui déborde de votre bouche et votre cœur, c’est que vous êtes à peu près fini. Hopeless. Le perpétuel ruissellement de la Grande Plainte, c’est ce qui vous maintenait en vie.
13- Mais selon vous, la Louise Colet, quand elle était au pieu avec Flaubert, elle lui susurrait Gus ou Tatave ?
14- Finalement, on peut vivre durablement dans le mensonge – mais à la condition expresse de le savoir. A la longue, on pourrait même y trouver un certain plaisir.
15- Gaza : le pire, c’est qu’on finirait par s’y habituer. On voit bien que ça continue, que ça persévère, que ça empire – mais on ne trouve plus la force d’enchaîner – comme si on avait déjà tout vu, tout dit et comme si tout était consommé. Et pourtant c’est tout le contraire : chaque nouveau bombardement, avec son cortège de morts, chaque nouveau déplacement d’une population aux abois, chaque nouveau foyer épidémique qui se déclare, chaque enfant mort de famine est un recommencement absolu de l’iniquité. Ici, l’accoutumance nous fait glisser insensiblement du côté du criminel.
16- Encore un préjugé : on ne peut pas courir deux lièvres à la fois. Bien sûr que si – c’est juste une question d’équipement.
17- S’ils se figurent que les gens vont descendre en masse dans la rue pour « faire pression » sur l’exécutif en vue de la nomination au poste de premier.ère ministre d’une parfaite représentante de la noblesse d’Etat surgie de nulle part et se déclarant prête à trouver un terrain d’entente avec les rescapés de la Macronerie en vue de former une majorité gouvernementale – alors ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. Les gens sont fatigués d’être pris pour les marmitons de la tambouille parlementaire. S’ils descendent un jour dans la rue, ce sera pour leur pomme, pas pour Lucie Castets, cette madame ’Je m’voyais déjà... ’ dont l’un des premiers reniements aurait à coup sûr pour objet la reconnaissance de la Palestine par la France, repoussée aux calendes grecques. Il y a vraiment quelque chose de pathétique dans l’interminable récrimination/supplication de ces orphelins du pouvoir : « On veut gouverner, nommez-nous, on n’en peut plus d’attendre... ». Ils veulent le pouvoir comme d’autres attendent une médaille, un prix d’excellence, une promotion – un sucre. Ils veulent gouverner pour nous rafraîchir la mémoire, au cas où nous l’aurions oublié : la gauche de gouvernement au pouvoir, ça finit toujours comme une partie de bonneteau – merde, on s’est encore fait avoir !
18- Autant les fascistes nous font rire, avec leur épouvantail du « grand remplacement », autant l’idée d’un petit remplacement a tout pour nous séduire : on vire les fans de Renaud Camus, Zemmour et Ciotti, et on les remplace par des nouveaux-venus sentant bon le sable chaud et le Sud global.
19- Il faut voir les gens errer, avec ou sans caddie, dans les travées des supermarchés comme les enfants autistes sur les hautes terres de Monoblet. Leurs lignes d’erre y sont aussi complexes et inexplicables que celles que dessine Jeanmari sur les sentiers cévenols. Mais à la fin, on finit toujours par les retrouver. A la caisse. Où est le Deligny qui accompagnera ces mutiques-là dans leur errance dans la jungle luxuriante et obscure de la marchandise ?
20 – Mieux vaut une bonne rentrée qu’une mauvaise descente d’organes. Et encore – ça reste à prouver.
Raimonda Mouillebeuf