Eh oui, on en est là...
Le 9 mai 2019 se tenait place Garibaldi, à Nice, une manifestation pour la défense du service public. Des militants syndicaux (FSU, Etudiants-Solidaires...) y découvrent alors avec stupéfaction, derrière les banderoles de la CGT et de la CFDT, celles d’une délégation du « syndicat » Alliance police nationale, brandies, donc, par une délégation de flics en civil. On est dans le contexte des violences policières contre les Gilets jaunes et, à Nice, de l’affaire Geneviève Legay, du nom de cette septuagénaire jetée à terre et grièvement blessée par un CRS à l’occasion d’un rassemblement pacifique.
Les militants donnent de la voix : « Police partout, justice nulle part ! Ils tuent au LBD, à bas les condés ! Ils tuent, ils blessent, à bas les CRS ! ». Le sang des flics encadrant la manif ne fait qu’un tour : volant au secours de leurs collègues déguisés en manifestants et travailleurs syndiqués, ils rompent les rangs de la manif pour interpeller les interpelleurs, créant juste ce qu’il faut de confusion pour donner prétexte à des inculpations pour violence, outrages et rébellion. Un prof de lycée, particulièrement combatif, aurait notamment mordu au genou un policier qui le plaquait au sol selon la technique bien connue et qui a fait toutes ses preuves – « Je n’arrivais pas à respirer », dit l’inculpé à l’audience – un air de déjà-vu...
Le 7 septembre 2020 se tenait donc au Palais de Justice de Nice le procès des inculpés, attirant des dizaines de personnes solidaires et quelques bonzes du « syndicat » Alliance.
Le président du tribunal, Alain Chemama, donne le ton dès l’ouverture du procès : « Tout mot déplacé à l’égard des policiers est un outrage. Cela s’applique aux citoyens, quels qu’ils soient », avant de céder à l’emphase : « CRS, cela signifie Compagnies Républicaines de Sécurité. Ce sont des policiers au service de la République ! Qu’il puisse y avoir des abus ici ou là, c’est un autre problème... ».
Au terme des débats, le Parquet réclame des travaux d’intérêt général et de la prison avec sursis pour les inculpés. Il est suivi par le tribunal : des peines allant de deux à six mois sont infligées aux inculpés, « tous ayant un casier judiciaire vierge », prend la peine de préciser Nice-Matin qui rend compte de l’audience.
Ce qui retient tout particulièrement l’attention, dans cette affaire, c’est l’admirable synergie entre flics infiltrant la manifestation et flics supposés l’encadrer. Qu’Alliance qui n’est pas un syndicat mais plutôt une corporation dans le sens, disons, que ce terme avait dans l’Italie des années 1920-30, n’ait rien à faire dans une manifestation vouée à la défense du service public, cela va sans dire. Alliance n’a rien à voir avec un syndicat – les syndicats rassemblent des travailleurs, ils ont pour vocation d’organiser la défense de ceux-ci sur la base de leur solidarité. Alliance est une organisation corporatiste dont l’objectif proclamé est de « défendre l’honneur de la police » et dont la défense des intérêts des travailleurs est le cadet des soucis – le travailleur, les membres d’Alliance le tiennent plutôt du bout de leur matraque dans l’ordinaire des temps, comme ce fut le cas tout au long du mouvement des Gilets jaunes. Pour le reste, Alliance est une corporation au sens de l’Etat corporatiste du terme – au sens de son intégration organique à l’Etat, dans sa fonction répressive – les ministres de l’Intérieur passent, Alliance reste, c’est le b-a ba de la sagesse gouvernementale dans ce pays et Castaner l’a appris à ses dépens.
Alliance et ses banderoles n’ont rien à faire dans une manifestation syndicale, dans une manifestation de travailleurs. Les policiers ne sont pas des employés du « service public » ou des travailleurs de la Fonction publique comme les autres. Ils ne sont pas au service du bien public, de l’intérêt du public, ils sont, avant toute chose au service de l’Etat, dans sa fonction répressive. C’est la raison même pour laquelle les violences policières ne sont pas accidentelles et marginales (« ici et là », comme le dit le Président Chemama), mais structurelles et systémiques. Les policiers ne sont pas des travailleurs comme les autres, ils ne sont même pas du tout ce qui, selon la tradition des mouvements populaires, du mouvement ouvrier, se désigne comme des travailleurs – ils sont, avant toute chose, un corps armé, dépositaire d’une violence constamment portée à déborder de toutes parts les exigences du « maintien de l’ordre » – un « ordre » dont la grande majorité des gens ordinaires récuse, au reste, les fondements.
« Nous savons faire la différence entre la personne et la fonction », déclarait lors de l’audience l’un des inculpés, signifiant par là qu’ils ne s’en était pas pris aux individus qui défilaient sous les couleurs d’Alliance mais bien à tout ce que ce sigle même pouvait incarner et symboliser. On comprend bien que, dans le contexte d’un tel procès, une telle précaution oratoire ait été requise ; mais en pratique, il en va un peu différemment et la convenue opposition entre le flic lambda encarté à Alliance, bon père de famille, brave type au demeurant et ce que l’inculpé nomme la fonction (ou l’institution) n’est qu’une vue de l’esprit. La police est composée de « personnes » qui ont tendance à faire corps lorsqu’elles font ce qu’elles font plutôt qu’à se décomposer en une multitude bigarrée de braves et moins braves gens, avec, en sus, une infime minorité de méchants. En vertu de quoi, la construction rhétorique en usage selon laquelle la police serait une institution devenue patibulaire à force d’être instrumentalisée par des gouvernants cyniques et détournée de sa fonction utile de service public (mais encore et toujours peuplée de gens pas pires que les autres) – cette construction destinée à rassurer ne vaut rien.
C’est comme corps que la police doit être évaluée, à l’aune de ses pratiques et, à l’occasion, de ses prises de parole.
Or voici ce que déclare au chroniqueur de Nice-Matin, en marge du procès, le secrétaire national adjoint d’Alliance : « Partout où les policiers sont victimes (sic), où on met en cause l’honneur de la police, Alliance sera présent. On ne laisse rien passer. C’est inacceptable de venir s’en prendre sciemment à des policiers en train de manifester pour les insulter ! On vit dans une société ou on se croit tout permis, dans un contexte de défiance envers les forces de l’ordre ».
Du Marine dans le texte.
Alliance est tout sauf un syndicat, c’est une agence propagandiste spécialisée dans l’agitation pro-flics, le décalque intra-policier du discours frontiste sécuritaire et répressif. Alliance n’est pas un syndicat, c’est une officine qui « ne laisse passer » aucune occasion de mettre en scène la police comme plaignante et victime, tout en demeurant muette comme une tombe chaque fois que viennent au-devant de la scène des violences policières – et c’est pour ainsi dire chaque jour. Alliance, ce n’est pas un syndicat, c’est le haut-parleur de la démocratie policière au temps de Macron, et encore, nous n’avons rien vu : si Marine arrive aux affaires en 2020, comme cela est bien probable, cette bande-là sera reine de l’époque.
Un procès comme celui-ci – et l’on peut imaginer qu’à lire soigneusement la presse locale on en débusquerait un ou deux du même acabit, tous les jours, ici ou ailleurs – c’est comme une miniature de la situation générale, un éclat du présent dans lequel se réfractent toutes les « promesses » de l’avenir propre – cette superbe micro-dystopie dans laquelle les flics en uniforme veillent à la sécurité des flics déguisés en travailleurs-manifestants. Trop beau pour être vrai – et vrai quand même.
Ce qui saute aux yeux ici et qui est aussi un trait décisif de la situation, c’est l’alliance des pouvoirs qui se forme, cette composition de forces répressive et obscurantiste qui s’opère à l’occasion de cet « incident » : on ne ferait pas passer une feuille de papier à cigarette, en la circonstance, entre le capo d’Alliance descendu de Paris à l’occasion du procès, le président du tribunal qui vole au secours de la police outragée et, bien sûr, la feuille de chou locale (en position de monopole dans toute la région) où le procès se trouve chroniqué en mode Pravda et où la parole, bien sûr, est donnée à la bouche à feu d’Alliance (avec photo en sus), pas aux inculpés (manquerait plus que ça...). La façon dont se forment des coalitions entre des pouvoirs spécifiques (ici pouvoir policier, pouvoir judiciaire et pouvoir médiatique) fournit de très précieuses indications sur ce qu’’il en est de l’ « état » d’un présent donné. Ce genre de coagulation (de pouvoirs) vaut tous les diagnostics et tous les pronostics pour l’avenir rapproché.
Le jour même où Nice-Matin chroniquait le procès des militants, ces amis que nous ne connaissons pas, Le Monde publiait sur une demi-page une interview avec Caroline Proust, l’actrice qui brille dans la série pro-flics « Engrenages » laquelle, en ce moment même, occupe tout l’écran sur TF1 (elle y incarne le rôle d’une capitaine de police nommée Laure Berthaud). « L’âme policière m’habite », déclare crânement la jeune femme en titre d’article, sur toute la largeur de la page, en dessous du titre de la rubrique – « culture ». Et d’assurer qu’il s’agit là pour elle d’une « incarnation très profonde », et que d’ailleurs, elle a suivi des cours à l’école de police, fait des planques avec des flics de la police judiciaire, etc.
On tient là le quatrième larron de la coalition – les industries culturelles – le pouvoir culturel, pas le moindre en l’occurrence. Quand, dans la rubrique culturelle du quotidien de référence, le mot culture rencontre le nom propre « Proust », c’est désormais pour faire l’éloge de la subjectivité policière. Ça ne s’invente pas, c’est l’époque qui, chaque jour, rivalise en imagination burlesque, histoire de nous donner à entrevoir ce qui se profile à l’horizon...
Alain Brossat