En attendant les missiles chinois
1- Le mieux serait de tatouer, à la naissance et sur la fesse gauche de chaque être humain, une date de péremption – « Exp. le tant... ». Si, à cette date, il.elle n’a pas déjà passé l’arme à gauche, on l’enverrait alors presto à la décharge.
2- Quand il était jeune, il lui était arrivé de porter des boutons de manchette – nacrés, de préférence. Il ne se rappelait plus si c’était au siècle dernier ou à celui d’avant.
3- Un grigri commode et efficace pour éloigner le spectre de la mort. Ne dites plus : il est sur le point de mourir, ni même : il va casser sa pipe. Dites : son pronostic vital est engagé.
4- Comme l’intervieweur (qui, comme tous les intervieweurs, ne posait que des questions débiles) demandait à N. en manière de plaisanterie s’il avait déjà porté la cravate, ce dernier répondit avec brusquerie : « Et vous, vous avez déjà cravaté une porte ? Celle du Paradis, par exemple – qu’il faudrait, dans ce cas, écrire avec une majuscule – Porte ? ».
5- Expérience de pensée : regardez fixement pendant dix minutes un portrait du Führer. Passé ce délai, il commence à vous parler (apostropher) en Lingua Tertii Imperii. Recommencez l’expérience avec Mona Lisa. Passé ce délai, elle commence à vous proposer ses services – tarifés.
6- Vous pensez savoir ce qu’est une bicyclette. Mais non, vous en ignorez tout. Une bicyclette, c’est un cheval démocratique.
7- Ceux qui pensent que les policiers sont une catégorie de travailleurs un peu rogues, mais au fond comme les autres, sont des cons. Les policiers ne sont pas des travailleurs pour la bonne et simple raison qu’ils ont déserté et renié le camp du peuple dont la plupart d’entre eux proviennent, pour rejoindre celui de l’Etat et en adopter le parti contre le peuple. En France, de toute éternité, l’Etat ne se tient pas seulement à distance du peuple, au-dessus de celui-ci ; il en est avant tout séparé en tant qu’il est contre lui. Ce qui a pour effet que tout agent de l’Etat, quels qu’en soient le rang ou la position tend non seulement à s’éloigner du peuple mais à s’en dissocier en se retournant contre lui. Le fonctionnaire, qu’il soit « haut » ou subalterne voit le monde par les yeux de l’Etat, ce qui veut dire qu’il affirme sa légitimité et son autorité contre le peuple. En ce sens, l’arbitraire et la brutalité policiers ne sont que le sommet de l’iceberg. Suite logique (à écrire) du bouquin de Clastres – La société contre l’Etat : L’Etat (français) contre le peuple.
8- Ce parfait distique nihiliste soigneusement calligraphié sur un mur, à la sortie d’une petite ville de la province française :
« Je cuisine à l’huile de palme,
Juste pour emmerder Andreas Malm ».
9- Du fait même, badinait N., que l’humanité contemporaine assiste, blasée, à la disparition en cours d’un nombre infini d’espèces animales, il se déduit aisément qu’elle pourrait envisager d’un cœur léger la perspective de sa propre disparition ; dans l’immédiat, en tout cas, l’avènement de sa condition nouvelle d’espèce en voie de disparition – comme les hannetons, les lucioles et les tigres blancs.
10- Vous n’ignorez pas qu’il est aussi dangereux que malsain de vous gratter le conduit de l’oreille avec l’extrémité non soufrée d’une allumette – alors pourquoi persistez-vous à le faire ? (le micro-paradigme de toutes ces mauvaises habitudes indéracinables qui précipitent l’extinction de la planète Terre).
11- Un nouveau gadget conceptuel et qui fait fureur parmi les commandos d’élite de la démocratie globale : whataboutism. Ce néologisme est destiné à discréditer dans son principe même la démarche de ceux.celles qui s’interrogent sur les doubles standards (« deux poids, deux mesures ») se discernant à l’œil nu dans la propagande de la démocratie impérialiste/universaliste : les cris d’orfraie contre les crimes de Poutine en Ukraine et le silence de plomb lorsque Gaza est sous les bombes, le silence radio sur les sanctions dévastatrices décrétées par les Etats-Unis contre telle ou telle puissance traitée en outlaw et l’indignation vibrante lorsque la Chine décrète un embargo contre les ananas de Taïwan. Ceux-celles qui, donc, concluent sobrement que des raisonnements en appelant aux principes universels et qui cependant s’appliquent sélectivement, selon des critères d’opportunité politique, ne valent rien sont étiquetés désormais par les gardiens des narratifs autorisés comme adeptes du whataboutism : ils tenteraient de neutraliser toute incrimination de leurs supposés amis autoritaires ou totalitaires en pratiquant ces diversions en forme de : de quel droit et à quel titre critiquer (au nom des droits de l’homme, des libertés démocratiques, des « valeurs » supposées universelles) l’invasion de l’Ukraine par la Russie, si c’est pour jeter un voile pudique sur l’implication de l’Arabie saoudite dans le conflit yéménite, activement soutenue par les Etats-Unis ? En anglais : OK, ce que Poutine fait en Ukraine n’est pas joli-joli, mais what about le Yemen, l’occupation violente de la Cisjordanie par l’Etat sioniste, etc. ?
Le whataboutism, ce serait donc cette posture sournoisement nihiliste qui consisterait à désarmer la légitime indignation qui est supposée nous saisir au vu des violences commises par des potentats autoritaires et totalitaires, au nom d’un relativisme général dont l’effet serait que les crimes commis par les uns trouvent nécessairement leur équivalent et leur contrepartie dans ceux de l’autre bord. En suivant cette pente, c’est toute l’opinion démocratique qui se trouverait désorientée et dépourvue de ressort – pourquoi s’en prendre particulièrement à Poutine lorsqu’il envahit l’Ukraine et à Xi lorsqu’il menace Taïwan, alors que c’est sur tout le pourtour du globe que des abuseurs de toutes espèces piétinent les droits de peuples et succombent au chant des sirènes du droit de conquête ?
Le vice constitutif de cet argument et du fake concept qui va avec se détecte à l’œil nu : ce n’est pas parce que nous nous élevons sans relâche contre la prostitution de l’universel par/dans la propagande des boutefeux de la seconde Guerre froide que nous nous abstenons de critiquer la guerre de Poutine en Ukraine ou la politique d’assimilation forcée (de normalisation idéologique et culturelle) conduite par Pékin au Xinjiang. Nous le faisons, publiquement, par écrit, c’est aisément vérifiable, scripta manent et ce sont les mêmes qui nous reprochent régulièrement d’écrire « trop long ». Simplement, nous le faisons à nos conditions, sans céder à la rhétorique extravagante du « génocide ouigour » ou de la nécessaire défense de l’Occident face au déferlement imminent des Asiates barbares sur nos terres civilisées. Le stylet empoisonné du whataboutisme, c’est donc avant toute chose, ce qui se destine à faire taire les objections et les arguments que nous opposons aux sophismes des activistes de la mobilisation totale, dans le contexte du réarmement idéologique d’un Occident qui n’a jamais aussi bien porté son nom (Abendland). Il s’agit bien de suggérer, avec ce vocable corrompu, que tout ce que les résistants à cet embrigadement peuvent objecter au récit normalisé du présent serait formaté par leurs solides affinités avec les ennemis de la civilisation – Laquelle ? Celle qu’exportent les missiles de Tsahal ? – et nous voilà repartis pour un petit tour de whataboutism...
12- Quand le bon Méluche, si souvent chambré sur ce site même, dit une chose tant pertinente que courageuse, à propos des événements courants, cela mérite d’être souligné d’un double trait. Ainsi quand il énonce, à propos de la récente crise déclenchée en Asie orientale par la visite de la spectrale Pelosi qu’évoquer la « menace chinoise » sur Taïwan, cela est à peu près aussi cohérent que parler d’une menace que la France ferait peser sur la Haute-Loire ou la Corse – pour la bonne raison qu’historiquement, Taïwan se rattache irrécusablement à la souveraineté chinoise – le respect s’impose. Un respect qui s’efforce de se tenir à la hauteur, si l’on peut dire, des glapissements de la meute déchaînée contre lui en ces circonstances.
13- Si j’appartenais à la catégorie mâle, je me laisserais pousser une épaisse moustache à la Nietzsche et je prendrais ma grosse voix de prophète allumé pour énoncer : « J’annonce le retour de l’Histoire, par le pire des bout – la terreur, l’apocalypse. » Après la chute de l’Union soviétique (et de tous les dominos qui allaient avec), un curieux alignement des planètes de la pensée libérale-néo-conservatrice et du discours post-révolutionnaire s’est produit : « fin de l’Histoire », d’un côté, et de l’autre, reflux du grand motif de l’Histoire prométhéenne agencé sur le destin des révolutions du XXème siècle et des Etats consécutifs. Dans les deux cas, éclipse de la belle forme de la grande Histoire entendue comme milieu vital où se déploie, pour le meilleur et le pire, la vie des peuples et de l’espèce humaine. Le post-marxisme à la Laclau, Rancière... redéfinit les conditions de la politique en laissant se brouiller les contours du tout-Histoire naguère encore prévalant dans une multitude de versions – maoïstes, trotskystes, conseillistes, néo-gramsciennes, néo-lukacsiennes, anarchistes... Ce retour de la politique contre l’Histoire dans le contexte de cette fin de de l’Histoire en trompe l’œil que fut l’effondrement de la puissance soviétique touche maintenant distinctement à ses limites. C’est à nouveau du régime d’historicité sous lequel nous vivons qu’il est devenu urgent de s’intéresser, toutes affaires cessantes ; et de cette forme de tyrannie que ce régime exerce de façon toujours plus pressante sur le présent. Hegel revient, éventré par Nietzsche et Marx, rachaché par Benjamin.
Mildred Jolibois [1]