Enfin des bonnes nouvelles !
Excellente nouvelle, pour les Parisiens de toutes conditions, que l’ouverture dans la capitale de ce second Pédoland, au cœur de la Rive gauche, rue Saint-Guillaume – plus besoin désormais d’emprunter un RER pas toujours bien fréquenté pour aller se traîner jusqu’à Marne-la-Vallée, par un dimanche après-midi froid et pluvieux... tout ceci pour le plaisir douteux de serrer la paluche à un Mickey géant...
Seule ombre au tableau, l’absence à l’inauguration de ces féministes, plutôt brunâtres que brunettes, et qui s’étaient si bruyamment manifestées lors de l’ouverture, toute récente encore, du premier Pédoland, à la Mairie de Paris. Pourquoi diable ce parti-pris en faveur des morts qui les avait alors conduites à badigeonner de faux sang la plaque signalant le domicile parisien de Guy Hocquenghem, alors même qu’elles ont cette fois-ci, sous la main, un coupable en pleine santé ? Ou bien alors faudrait-il y voir l’effet sournois d’une préférence accordée aux sciences politiques sur la philosophie, ce qui serait du dernier mauvais goût ?
Le problème, dans cette affaire, comme dans tant d’autres, est que la prétendue action réparatrice consistant à dévoiler le crime allégué prend une tournure à peu de chose près aussi repoussante que ce dernier : le bon coup d’édition relayé par le scoop en une à l’occasion duquel le quotidien de référence accentue sa dérive dans les eaux de la presse de trottoir, et, comme c’est désormais devenu la routine, la frairie médiatico-politico-judiciaire et la machine à fabriquer de l’indignation populaire tournant à plein régime. Une justice de western qui bat son plein, avec, dans le rôle du marshall et redresseur de tort(s), la chose est presque trop belle pour qu’on y croie, une prof de droit qui se lance pour le coup dans la littérature de témoignage et de dénonciation. Par les temps qui courent, les corbeaux ont souvent tendance à être des corneilles. Et quel style ! Lisons : « Je vais t’expliquer, à toi qui dis que nous sommes tes enfants. Quand un adolescent dit oui à celui qui l’élève, c’est de l’inceste. Il dit oui au moment de son désir naissant. Il dit oui parce qu’il a confiance en toi et en ton apprentissage à la con. Et la violence, ça consiste à décider d’en profiter, tu comprends ? Parce que, en réalité, à ce moment-là, le jeune garçon ne saura pas te dire non. Il aura trop envie de te faire plaisir et de tout découvrir, sûrement » [1].
Face à ce sinistre déballage qui fleure bon les beaux quartiers et les grands réseaux, le témoin consterné du présent se sent écartelé entre deux réactions, deux réflexions : d’une part, remonte du plus profond de son subconscient la connaissance intime de ce secret le mieux gardé de l’histoire moderne : que la bourgeoisie, ce genre de bourgeoisie-là en particulier, n’est pas seulement une engeance ou une essence rapace, corrompue, immorale, prédatrice mais bien intrinsèquement et irrévocablement criminelle, certitude sans cesse à nouveau vérifiée et remise à jour, nourrie par tant de bons auteurs, de Zola à Pasolini en passant par Buñuel et Mirbeau...
Mais, d’autre part, ce qui fait assurément le charme discret de la bourgeoisie, c’est assurément son talent pour redresser l’injustice et se délester du fardeau de ses crimes sur le mode de la réparation abjecte, de qualité morale égale à ce qu’elle entend sanctionner et rédimer. Bernard Kouchner salue, un peu tardivement, le « courage » de sa fille à dénoncer les agissements de son beau-père. Quel courage concernant des faits prescrits, pour lesquels l’accusation ne fera jamais jouer le contre-champ, à l’inverse de ce que permet le procès ?
On se souviendra peut-être qu’à la fin du film de Louis Malle, Le souffle au cœur (1971, le dvd est – encore – en vente libre), la mère-copine tant soit peu délurée (Lea Massari) qui vient de commettre par une soirée de 14 juillet un peu débridée ce que l’on pourrait appeler un adultère par étourderie et abandon avec le plus jeune de ses fils, lui tient à peu près ce langage : que ce moment qui ne se reproduira plus jamais demeure entre nous comme notre secret le plus cher, sans que ni l’un ni l’autre ne se sente coupable de quoi que ce soit, beau secret car nullement associé au sentiment d’une faute quelconque (tant cet adultère « par enchaînement de circonstances » semble découler de l’implacable logique des affections qui parcourt tout le film), mais secret un peu terrible quand même, les ébats d’un fils avec sa mère n’étant pas la chose la plus banale – la valeur (la positivité) de ce qui est voué à devenir le plus incommunicable des souvenirs tenant, précisément, à son enfouissement dans la mémoire des deux protagonistes. Ici, le silence n’a rien à voir avec ce « sale petit secret » (Lawrence) qui entoure habituellement les turpitudes sexuelles sous influence.
Dans le film de Malle, le bref et unique échange sexuel entre la mère et son fils n’est en rien associé au monstrueux et à l’aberration, il porte au contraire la marque d’une sorte d’innocence ou de légèreté et le fils y apparaît comme tout sauf une victime « sous emprise » ou un coupable bourrelé par le remords. C’est bien la raison pour laquelle le film suscita, lors de sa sortie, des mouvements divers – ceci dans une époque infiniment moins corsetée que la présente. Imprésentable aujourd’hui, ce film avait la vertu, si l’on peut dire, d’aborder une question, dérangeante – et, cette fois, loin de relever de l’enfermement œdipien, cet inceste ouvrait bien davantage sur une sortie hors de l’étouffement familial (la mère comme tierce personne, faisant éclater la cellule familiale).
Que le film de Malle soit voué à être nécessairement vu aujourd’hui, aux conditions de la police des mœurs en vigueur, comme un sommet d’immoralité faisant l’éloge et la promotion de l’inceste et de la pédophilie, c’est bien le cadet de nos soucis. Ce qui retiendra notre attention, en revanche, c’est l’association de la transgression au secret sous un signe qui n’est pas celui de la faute mais du partage d’un « sacré » qui n’entre pas dans la sphère des échanges, et surtout pas dans le cercle familial. Un secret à deux qui renvoie à la forme la plus sacrée, précisément, de la communauté. Le moment de transgression extatique est ce dont la mémoire devra être conservée dans le plus grand secret – or, cette figure ressemble étrangement à celle qu’évoque Nicole Loraux à propos de la guerre civile, de la stasis à Athènes ; ce dont il est interdit de parler, dans les temps ultérieurs, sous peine des sanctions les plus rigoureuses. Le sacré rétif à la communication, à la transmission, c’est cet éclat du temps placé sous le signe de l’exception et dans lequel le terrible et le sublime sont inséparables. Que tout n’ait pas à être dit, que les plaisirs secrets gagnent même à être tus, c’est ce que nous révèlent les moments les plus intenses pouvant être vécus sans paroles, ni traumatisme. L’objectité de l’inceste constitue une abstraction, le tout consistant en la manière dont cette relation particulière a été vécue – il n’existe pas d’acte transgressif qui, en soi, représenterait le mal.
Or, ce que révèle l’ouverture du Pédoland de la rue Saint-Guillaume, à l’occasion duquel brillent de tous leurs feux tant de noms célèbres de la haute pègre politico-académico-intellectuelle, c’est que nous sommes désormais passés sous le régime exactement inverse : on déballe tout, on fait des turpitudes patriciennes la matière d’une exposition perpétuelle, une forme d’exhibitionnisme (des inconduites et transgressions sexuelles) désexposée aux rigueurs de la loi – dans le genre outrage à la pudeur, pourtant, le malheureux qui expose ses bijoux de famille au coin d’un buisson dans un jardin public n’est vraiment qu’un pauvre amateur auprès des Vanessa et des Camille de notre temps... On lâche tout, donc, et dans les formes les plus bankable dans la sphère communicationnelle, les révélations les plus gorifiantes enduites d’une épaisse couche de moraline – on lâche tout au nom de la morale publique, du Bien général, du règne éternel de la Justice rétributive, du féminisme de meute, et puis aussi parce qu’il faut bien que la fête sauvage continue, parce que the show must go on.
C’est passablement dégoûtant à voir, écouter et sentir, mais c’est le ton et le style de l’époque, le bocal dont on ne s’échappe pas. Que faire ?