Et s’il était déjà minuit dans le siècle ? [3/8]

, par Alain Brossat


Israël n’est pas seulement pour cet Occident hégémoniste et, dans son fond, toujours suprémaciste, un allié – c’est un pionnier, face aux mondes hostiles. La raison pour laquelle les élites de pouvoir taïwanaises vouent une admiration si inconditionnelles aux dirigeants israéliens et voient l’Etat d’Israël comme un modèle indépassable – c’est qu’elles rêvent de jouer, face à la Chine, le même rôle de poste avancé de l’Occident que celui qu’occupe Israël face au monde arabo-musulman.

Ce désastre obscur est, en ce sens, bien pire (dans son obscurité même !) que celui des années 1930 et 40 du siècle dernier. Dans cette configuration d’alors, du moins, le nazisme et ses alliés, le fascisme en général, étaient distinctement et massivement identifiés par les opinions des démocraties occidentales comme le mal. Le nazisme et les différents fascismes ne faisaient pas mystère de leur hostilité à la démocratie et assuraient la promotion à visage découvert de leur propre idéologie vitaliste, raciste, conquérante ; de leurs propres mythologies obscurantistes, de leurs fantasmagories régressives. Cela permettait aux démocrates, aux humanistes, aux progressistes, aux rationalistes, à ceux qui se voyaient en continuateurs et promoteurs de l’esprit des Lumières de faire front contre eux. Cela rendait possible que soit clairement dessinées les lignes d’affrontement entre le fascisme proliférant, conquérant et ce qui s’y opposait. Ce qui créait les conditions de la visibilité de l’antagonisme, de ses lignes de force, des enjeux de l’affrontement.
Le pire, dans la configuration actuelle, c’est l’intrication de ce nouveau fascisme, du suprémacisme décomplexé à l’israélienne, tel qu’il fait école, du nouvel esprit de conquête, du nihilisme intrinsèque, de l’appétence pour le chaos et la destruction concentrés dans la machine de mort israélienne, avec ce qui serait supposé s’y opposer, y résister – la démocratie. C’est la façon dont cette fuite en avant de la puissance mortifère embarque avec elle le nom de la démocratie et les bonnes causes les plus incontestables, les plus consensuelles – la lutte contre le préjugé racial et les injonctions de la mémoire collective – empêcher le retour, la répétition du désastre obscur, toute cette logomachie du « devoir de mémoire ».
Mais c’est précisément sur la pente de ces injonctions que s’accomplit non pas la simple répétition mais l’expansion et le parachèvement du désastre. La lutte contre l’antisémitisme est devenue l’auxiliaire, la couverture rêvée de ce nouveau fascisme. La boucle se boucle quand la défense et la promotion des valeurs, quand le nom même de la civilisation (indissociable désormais de celui de la démocratie) deviennent les meilleurs adjuvants du nihilisme en grand, de la nouvelle barbarie incarnés par Netanyahou et son gang. Par-delà toute figure ou possibilité dialectique ou même, tout simplement, toute représentation possible d’un affrontement entre le bien et le mal : ceux, minorité infime, qui ne se découragent pas d’appeler un chat un chat, Netanyahou un fasciste et Israël un Etat criminel sont à chaque instant exposés au risque d’être criminalisés et assimilés au terrorisme. Lorsqu’on en arrive à ce point où ceux qui disent le nom de la chose à propos de la destruction de Gaza – génocide – sont étiquetés comme antisémites, alors oui, il est bien minuit dans le siècle.

Ce n’est pas que la brutalité mise en œuvre par les Israéliens dans ce contexte serait irrésistible, tant elle serait une force aveugle « qui va », qui progresse et s’étend, droit devant elle sans que rien puisse s’y opposer, comme un tsunami, un cyclone, un séisme. Cette perception de la violence israélienne et de sa puissance mortifère est une pure illusion. Comme chacun sait, une force ne s’exerce et ne produit ses effets que pour autant que rien ne s’y oppose, qu’elle ne rencontre aucun obstacle. C’est exactement ce qui se produit dans ce contexte : la machine de mort israélienne ne produit ses effets constamment amplifiés que pour autant que rien ne s’y oppose et y résiste. C’est une spirale de mort : les gouvernants occidentaux, les élites et les publics qui les suivent disent : on n’y peut rien, certains pensent que c’est un mal nécessaire, d’autres que c’est bien, quand même, une sorte de calamité, mais, dans tous les cas, l’axiome, le présupposé qui essaient de se faire passer pour un constat sont là : on n’y peut rien, c’est ainsi. Le véritable nom de ce constat fallacieux, c’est : le consentement, la complicité, l’abandon des Palestiniens.
Le motif de l’abandon des Palestiniens fait ici directement écho à celui de l’abandon des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale [1]. Tout le monde sait que cet abandon est une dimension de la Shoah, il en fait partie intégrante. Il en va de même aujourd’hui : c’est parce que rien n’est fait à l’échelle internationale pour arrêter la main des tueurs, des promoteurs de la destruction et du chaos que le désastre peut s’étendre sans fin. Le fatalisme face au désastre est un pur opportunisme : ce qui est vrai, c’est que les Israéliens peuvent poursuivre leur œuvre de mort parce que rien n’est fait pour les en empêcher. En vérité, ils sont tout sauf une puissance souveraine, ils sont hyperdépendants d’une multitude de facteurs. Si les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux cessaient de leur livrer des armes et de les soutenir sans relâche à tous les niveaux, leur marche en avant s’arrêterait sous peu ; si les opinions des pays occidentaux étaient massivement mobilisées contre la destruction de Gaza et ses extensions au Liban et ailleurs, les campagnes de diversion autour de la montée de l’antisémitisme feraient long feu ; si le monde juif de la diaspora était vent debout contre l’hybris de Netanyahou, si un grand nombre de Juifs en renom clamaient haut et fort « Pas en notre nom ! » et se dissociaient explicitement de la sale guerre conduite par les forces armées israéliennes sur tous les fronts, au lieu de jeter de l’huile sur le feu, de se taire obstinément ou d’affecter gravement de renvoyer les adversaires dos à dos (comme si l’évidence n’était pas que les Palestiniens luttent pour leur survie et sont, à tous égards, dans leur droit) si, distinctement, les dirigeants israéliens pouvaient constater qu’ils ont non seulement l’opinion mondiale contre eux, mais que la diaspora éclairée les rejette et les condamne, alors, évidemment, les choses auraient rapidement pris une tout autre tournure que celle qu’elle a prise depuis le 7 octobre.
Le silence ici n’est pas distraction, embarras, incapacité de se déterminer tant la situation serait « compliquée » – il est pur et simple abandon des Palestiniens à leur sort et cet abandon, dans le contexte présent, prend un sens particulièrement odieux – abandon à une entreprise génocidaire. L’angle humanitaire, le simple décompte des morts, des pertes et des destructions est, ici, particulièrement indigent (pour le moins) : ce qui est en jeu, ce n’est pas la violence aveugle, l’horreur du massacre, les tonnes de béton réduites en poussière, c’est le projet de rendre irréversible la disparition d’un peuple en tant que tel.
Ce qui se joue à Gaza et en Cisjordanie aujourd’hui, c’est l’existence même du peuple palestinien comme entité collective vivante, substance historique aussi et pas seulement population, agrégat humain, humanité souffrante. Le visage du désastre contemporain, c’est cela : les gouvernants, les opinions d’Occident détournent les yeux quand cette opération (au sens où la destruction des Juifs d’Europe par les nazis fut une opération) se déroule inexorablement sous leurs yeux. Ils refusent d’en prendre la mesure, d’en connaître le nom, les yeux dans le vide. Et pourtant, les criminels ne font aucun effort pour dissimuler leur forfait : au contraire, ils l’exhibent, ils jubilent, ils montrent leurs muscles à chaque instant – voyez comme nous sommes les maîtres de la guerre ! Voyez comme nous sommes les plus forts, les plus experts dans l’usage des moyens les plus brutaux, les plus cyniques, les plus pervers ! Voyez comme tout nous réussit ! Voyez combien nos protecteurs sont puissants ! Voyez comme tout nous est permis, les coups les plus tordus, les calculs les plus infâmes ! Voyez comme nous sommes indifférents à toute critique ou contestation de ce que nous entreprenons ! Voyez comme est épais notre blindage moral, comme nous avons su nous rendre insensibles à tout enjeu de décence ou de moralité ! Voyez comme nous prospérons dans l’empyrée d’un cynisme sans rivage – avec quelle fermeté, avec quelle constance nous pactisons avec la mort !
Il n’y a pas, ici, de secret, de terrifiant secret [2] : le crime s’étale sous nos yeux, les criminels poursuivent imperturbablement leur œuvre de mort, ils se vantent – ils se savent assurés d’une parfaite et semble-t-il définitive impunité.
L’abandon est ici, comme dans le cas des Juifs à l’heure de la mise en œuvre de la Solution finale, consentement à l’iniquité, c’est-à-dire à une règle – celle de la prévalence de la force (la volonté du plus fort) sur toute espèce de principe fondé sur la raison ou la morale (la distinction entre le bien et le mal). L’abandon, en ce sens, porte toujours bien au-delà de la question particulière qui est alors en jeu, l’objet actuel – hier le sort des Juifs européens, aujourd’hui celui des Palestiniens. Il est consentement à ce que désormais le cours des choses, en général, soit placé sous ce régime de la force et la brutalité qu’aucun principe ou force de vie n’entrave. Consentement à la déroute de tout principe de common decency. Or, ce sont ceux-là même qui se voient en incarnation providentielle de cette marque distinctive de la civilisation par opposition à la barbarie ou la sauvagerie qui, ce faisant, s’abandonnent entièrement. Ce ne sont pas seulement les Palestiniens qu’ils abandonnent, ce sont eux-mêmes, en jetant aux orties ce qui est supposé incarner à leurs propres yeux et aux yeux du monde ce qui est supposé constituer leur capital moral le plus précieux [3].
Les démocrates blancs du Nord global, les humanistes, les progressistes, les rationalistes et héritiers des Lumières de cette partie du monde qui se voient comme le cœur battant de la civilisation humaine, que reste-t-il de leur crédit, de leur légitimité à émettre une telle prétention, de leur présomption, une fois qu’ils ont non seulement consenti à la politique génocidaire, suprémaciste, conquérante, la politique de la terre brûlée conduite tous azimuts par les dirigeants israéliens, mais l’ont soutenue de toutes leurs forces, sans répit ? Que reste-t-il de leur tenue, de leur distinction droits-de-l’hommiste affichée, proclamée à cor et à cri à l’occasion de l’Ukraine, lorsqu’il s’agit de s’indigner des méfaits et exactions du tyran et nouveau Gengis Khan Poutine ?
La réponse s’expose en caractère d’affiche : il n’en reste rien, d’autant plus (ou moins) que ce qui constitue le fondement le plus constant, le plus solide de leur position face au désastre en cours vient en surcroit du consentement – une solidarité active autant qu’indéfectible avec les nouveaux Vandales, en tant que ceux-ci sont et demeurent à leurs yeux et en dépit de tout, la pointe, la sagitta de l’espèce blanche, démocratique en terre hostile, dans le Proche-Orient arabo-musulman. C’est une déroute morale, bien sûr, mais, une fois encore, que nous ne devons pas nous contenter de juger (d’évaluer) moralement, en état de suffocation ou d’accablement moral ; dont nous devons devenir, en premier lieu, les diagnosticiens ; dont nous devons évaluer toutes les conséquences, politiques, entre autres, en nous situant au plan analytique ; et aussi dont nous devons, sur le plan pronostique, évaluer les promesses d’avenir – pour le dire avec la plus noire des ironies, par antiphrase.

C’est en effet que ce qui s’ouvre devant nous ici, ce n’est pas la brèche d’une défaillance, d’une faillite circonstanciée, d’un passage à vide – limité à un topos particulier, dans le temps et l’espace. Tout au contraire, cela dessine les traits d’une époque placée sous le signe de la seule alternative réelle à ce qui s’affiche comme le principe directeur de la civilisation démocratique – la promotion des droits de l’homme, la prééminence du droit et des valeurs sur la force. Cette seule alternative, ce n’est pas simplement le règne du laisser-aller, de l’inconséquence, d’une forme de passivité ou d’indolence, ni même d’un cynisme plus ou moins désabusé, de la fatigue morale, d’une sorte de burn out de la politique démocratique . C’est, pour autant qu’elle est fondée sur le soutien actif à la brutalisation à outrance de la politique entièrement absorbée par la guerre totale, sans règles ni principes, au terrorisme d’Etat, le nihilisme sans rivage, purement et simplement ; soit, dans son prolongement le plus courant, le fascisme.
L’appui librement consenti, dans toutes ses conséquences durables au terrorisme d’Etat en tant qu’incarnation de la Raison d’Etat israélienne, c’est du nihilisme. La différence entre cynisme et nihilisme est là : le fondement du cynisme, c’est le désabusement, la fatigue morale. Le nihilisme franchit le pas fatal qui sépare cette posture (fondée sur la désillusion) du consentement et du soutien actif, voire d’une participation directe à un activisme débridé tournée vers la production du chaos, de la destruction, de la mort. Le nihilisme est militant, ouvertement placé sous le signe ou le régime de la pulsion de mort. C’est donc sous cette égide qu’est située aujourd’hui la politique des puissances occidentales lorsque celles-ci soutiennent activement, tant pratiquement que moralement, le pan-nihilisme israélien.

Alain Brossat

à suivre...

Notes

[1Voir sur ce point, entre autres : David S. Wyman : L’abandon des Juifs – les Américains et la Solution finale, Flammarion, 1987.

[2Walter Laqueur : Le terrifiant secret, la « Solution finale » et l’information étouffée, Gallimard, 2010 (1981).

[3Il convient donc ici de distinguer soigneusement condition minoritaire et solitude, fondée sur le rejet et l’abandon. Les Palestiniens ne sont pas un peuple minoritaire, ils sont un peuple rejeté et abandonné.