Et s’il était déjà minuit dans le siècle ? [5/7]

, par Alain Brossat


Le fascisme classique était ouvertement et massivement exterminateur. Celui auquel nous avons affaire en Europe occidentale, dans les pays du Nord global, est plutôt du genre à pratiquer l’étranglement lent, l’encerclement, l’attrition. Il nous élime, il nous use, il nous épuise, nous cerne et nous entraîne sur le chemin des capitulations douces, silencieuses, résignées. La récente victoire de Trump (novembre 2024) dans ce contexte constitue-t-elle un saut qualitatif ou bien parachève-t-elle un cycle ? Dans tous les cas, elle boucle la boucle de l’évidement, de l’éviscération de l’idéalité démocratique. Elle conduit à son terme la désacralisation de l’idole, sa réduction en pièces et en morceaux. Il serait temps de s’en aviser : le « problème », notre problème, ce n’est pas la « montée du populisme », c’est bien la chute de la démocratie libérale, l’effondrement et la faillite de sa puissance normative – a star is dead. C’est cela que la débâcle du « rêve américain » entraîne avec elle. C’est bien le seul mythe politique capable de concurrencer celui de la révolution, au XXème siècle, qui s’effondre ici. Chaque fois qu’un mythe politique de première grandeur s’effondre, ça fait mal, très mal, l’effet de sidération, de désolation, de désorientation est colossal. Un souffle de mort, comme celui des bombes perforantes que l’aviation israélienne déverse sur les sites censés abriter les galeries profondes tenues par les combattants du Hamas. Cet effondrement, c’est celui qui balise le topos de notre minuit dans le siècle.

Au XXème siècle, minuit dans le siècle trouve son acmé quand les zeks de l’archipel du Goulag espèrent la défaite de Staline et donc la victoire de Hitler qu’ils voient comme la condition de leur survie, tandis que les déportés des camps nazis, les Juifs des ghettos placés sous la menace du transport vers les centres d’extermination attendent tout, eux, après la bataille de Stalingrad, de la défaite de l’Allemagne nazie, de la progression de l’Armée russe qui viendra libérer les camps et les centres d’extermination. Minuit dans le siècle, c’est cette absolue incompatibilité des perspectives et des intérêts, face au destin historique – ici au sort des armes – qui l’emportera ? – entre ceux et celles qui partagent une même condition de solitude et d’absolue désolation – le monde des camps. Pour que les uns aient une chance de survie, il faut que les autres voient les jours de leur mort se prolonger à l’infini – jusqu’au-delà de la mort de Staline, donc, pour les zeks, tandis que les survivants des KZ tentent, bien en vain, de retourner à une vie normale...
Minuit dans le siècle, c’est donc, assez précisément, l’année 1943. Pour nous, peut-être, 2024, comme année Netanyahou-Trump. Mais probablement pas : on devrait plutôt s’attendre à ce que ce soit l’année où se sont simplement dessinées les prémisses de notre plongée continue dans un minuit dans le siècle dont nous échouons encore à prendre la mesure.
Minuit dans le siècle, c’est une marque, une entaille, un point de repère, partant de l’idée que « le siècle » constitue une unité temporelle dotée d’une consistance historique, placée sous le signe de l’Histoire, chaque siècle étant supposément doté de ses caractéristiques propres, de sa personnalité propre, portant son nom propre – « Siècle des Lumières », « Grand siècle », « Siècle des révolutions », etc.
Pour ce qui est du XXème, on hésite encore, mais la tentation est forte, non sans raison, de le placer sous le signe de l’apocalypse et du désastre – Auschwitz et Hiroshima – et donc, y assigner sa place, centrale, à minuit dans le siècle.

L’associer à une heure particulière, fatidique, c’est supposer que le siècle présente une similitude structurelle (homomorphique) avec une journée (vingt-quatre heures). Minuit dans le siècle, c’est alors un point, un instant que l’on peut, par réduction, extraire de la durée – pas même une minute, une seconde, une fraction de seconde, l’instant du pur désastre, celui où toutes les lumières s’éteignent, où règne la plus parfaite, si l’on peut dire, ou plutôt la plus terrifiante des obscurités. Quand il est minuit dans le siècle, plus aucune étoile ne brille dans la voûte céleste.
Mais cette image philosophique ou mathématique (la fusion de la durée en un instant) est boiteuse, car du point de vue du temps subjectif, du temps vécu, minuit dans le siècle, ce serait plutôt un état dont on serait, au contraire, porté à redouter, dans les affres de la désolation, qu’il s’éternise – où l’on retrouve Blanqui, l’affinité paradoxale de l’éternité avec l’instant (qui se répète).
En effet, ce qui caractériserait en propre minuit dans le siècle comme l’instant panique par excellence, ce serait la crainte (la plus-que-crainte – la frayeur) qu’il n’en finisse jamais. Que le cours du temps s’interrompe sur lui, comme l’instant de la fin apocalyptique. Qu’il n’y ait pas d’après, qu’il soit le pur moment apocalyptique qui supprime l’avenir. Un moment de désolation où de paroxysme du désastre si puissant dans sa capacité interruptive qu’il détruit le cours du temps, qu’il supprime la durée.
L’idée, l’image, plutôt, nous est familière : que pourrait-il bien survenir après Auschwitz, si ce n’est un monde en cendres, forever ? Ou bien, pour parodier Blumenberg : même Dieu ne soit pas assuré d’y survivre... Arrêt sur image : ce moment de complète obscurité pourrait bien être celui de la fin des temps... Mais, d’un autre côté, nous savons bien que, sur l’échelle chronologique du moins, purement simplement chronologique, il y aura bien un après, il y aura bien une année 1944 après 1943, il y a toujours un après et que de ce pur après chronologique, on sera toujours tenté de faire un après régénératif – un recommencement, malgré tout.

C’est ici qu’il conviendrait, en vue d’explorer le minuit dans le siècle jusqu’au bout, de tenir ferme sur l’image-idée de l’arrêt du temps comme désastre ou effondrement pur – celui qui tue l’avenir. Ce qui se donnerait à voir dans l’instant où toutes les lumières se sont éteintes, ce serait plutôt ceci : que la capacité de destruction (de tout : le sens, les valeurs, le cours « orienté » de l’Histoire, toute espèce de forme ou mouvement dialectique...) de cet instant serait si forte, infinie, que l’après est entièrement et irrémédiablement contaminé par cette chute, par cette interruption ; que précisément, l’après ne serait plus jamais qu’un après ; le monde d’après-Auschwitz demeure placé à tout jamais dans l’ombre et la dépendance d’Auschwitz, il subit les conditions du désastre, c’est une tyrannie qui n’en finit jamais. C’est le règne du spectral, le présent est hanté ; la vie a repris, mais c’est un trompe-l’œil, les spectres veillent – il vous faudra faire un long détour pour échapper au Fils de Saul et à La zone d’intérêt... [1]

Le « post », en général, au sens lyotardien du post-moderne ou bien au sens académique états-unien du « post-structuralisme », c’est une tyrannie bien douce, en comparaison. Ici, l’ « après », par contraste avec le « post », l’après minuit dans le siècle, ce n’est pas seulement le monde successeur placé sous le signe de l’ambigüité, à la fois détaché et dépendant de ce dont il provient ; c’est un monde indéfiniment sinistré par ce dont l’ombre accablante n’en finit pas de s’étendre sur lui. Empire du traumatisme historique. Empire dérive ici aisément vers emprise. Comment revient-on de la traversée de l’épreuve du minuit dans le siècle – si l’on en revient jamais ? Ce motif ne se laisse pas enfermer dans les termes conventionnels de la « tragédie du survivant ». C’est une épreuve qui prend l’allure d’une blessure dont on ne se remet jamais, qui ne cicatrise pas. Les bords de la plaie ne se referment jamais, ça suppure sans fin, la suture a échoué. Cela ne se laisse pas transformer en chronique apaisée ou récit factuel du passé, cela revient toujours pour saigner dans le présent.

Ici, le rapprochement entre le minuit dans le siècle du XXème et celui qui nous enveloppe s’impose : l’abandon des Palestiniens qui brûle le présent au fer rouge de l’infamie fait écho inexorablement à celui des Juifs dans le temps de la Shoah. Le cœur du désastre, ce n’est pas le massacre, l’extermination, c’est la conjugaison des facteurs qui le rendent possible, c’est-à-dire l’abandon par ceux qui auraient les moyens de l’arrêter et, au-delà, par la communauté humaine de ceux qui en sont la cible. Le vrai minuit, c’est ce silence, cette défaillance de la communauté humaine face à ce crime – l’étouffement d’un peuple, le déni brutal de son droit à exister, d’avoir une place dans le monde parmi les autres peuples. Cette obstination aveugle du monde entier à vaquer à ses occupations et détourner la tête tandis qu’une puissance criminelle s’active avec esprit de suite à organiser la disparition de ce peuple. Cette défaillance collective face à l’intolérable. C’est moins l’action hyperviolente (le massacre) elle-même que cette panne générale de la Menschlichkeit qui signe le parachèvement (la clôture) du désastre. C’est en effet que, pour le reste, des violents, des violences massacrantes, ce n’est pas ce qui manque, il y en a toujours et de toutes sortes.
Mais lorsque se forme une scène placée sous ce signe, celui où la distraction des « spectateurs » se conjugue à l’ardeur des « perpétrateurs », c’est là que l’humanité entendue comme qualité (Menschlichkeit) se voit porter un coup fatal. L’abandon et le silence sont alors le tombeau de l’humanité de la communauté humaine – objectivement, les autres, tous les autres qui se taisent et ne se détournent pas de leur chemin, ne s’interrompent pas dans leur train-train quotidien pour énoncer distinctement « ça suffit ! », s’alignent sur le perpétrateur. Pas besoin de lui prêter main forte – leur silence y suffit, ils jouent dans son camp. La notion même de communauté humaine se vide de sa substance – il n’existe plus que des tribus, des groupes séparés vivant pour leur propre compte, à leurs propres conditions, vaquant à leurs propres affaires.
L’idée même de communauté humaine suppose l’existence non pas seulement d’une sympathie (plutôt qu’une aversion) spontanée pour l’autre lointain, celui que l’on ne connaît pas mais en qui on reconnaît un semblable dans la dissemblance, en tant qu’humain, cela suppose l’existence d’un commun quand même là où il n’y a pas de commun établi, visible, institué. Ce mouvement ne relève pas d’une éthique individuelle (la fameuse question de l’Autre, la grammaire lévinassienne de base), mais d’une perception des altérités collectives – l’autre peuple, l’autre collectivité lointaine et dont, en temps ordinaire je ne me soucie pas plus que cela mais qui, lorsqu’un violent attente à son intégrité, est censé devenir, toutes affaires cessantes, l’objet majeur de mon souci. Ceci, naturellement, tout particulièrement dans un temps, le monde d’Après-Auschwitz qui est un âge, une époque. En principe, dans cet âge, notre connaissance du fait que toute tentative d’en finir avec un peuple, une tribu, un groupe humain plus ou moins homogène (et désigné par le perpétrateur comme tel, du fait de ses traits particuliers), ceci constitue un attentat irréparable contre la communauté humaine en son entier, en principe, cette connaissance est la chose la mieux partagée qui soit, un fait de civilisation irrévocable.
Mais peut-être sommes-nous précisément, sortis, déjà, de cette époque, ce qui expliquerait que la disparition programmée des Palestiniens comme communauté vivante n’empêche pas le monde de dormir, quand il est minuit dans le siècle, précisément.
En d’autres termes : l’épreuve d’Auschwitz n’est pas devenue une expérience collective au coût exorbitant mais qui nous aurait civilisés. C’est tout le contraire qui est vrai : l’abandon des Palestiniens montre que nous nous enfonçons dans un âge de décivilisation aux traits toujours plus marqués. Le trait le plus flagrant, néantissant de cette régression, c’est que la destruction du peuple palestinien s’effectue au nom du droit à la vie du peuple israélien, partie pour le tout du peuple juif, celui-là même dont la tentative d’anéantissement par les nazis a scandé la chute du XXème siècle dans son « minuit ». C’est toujours quand une boucle se boucle que nous sentons nous passer sur l’échine le frisson de la fin.

Alain Brossat

à suivre...

Notes

[1Le fils de Saul, film de Lazlo Nemes, 2015 ; La zone d’intérêt, film de Jonathan Glazer, 2023.