Eyes wide shut – Nicole Belloubet et la prison pénitentiaire

, par Alain Brossat


L’un des problèmes des gens qui prétendent nous gouverner, c’est qu’ils ne savent plus du tout où ils vont et, en conséquence, ne cessent de dire une chose et son contraire.
Prenez Mme Belloubet, professeur de droit de son état, actuellement garde des sceaux : au lendemain de la manifestation à l’occasion de laquelle Geneviève Legay était grièvement blessée par un policier, à Nice, elle accablait la victime coupable, à ses yeux, d’un crime majeur – avoir participé à une manifestation interdite. Aujourd’hui, à la réflexion, c’est plutôt après le procureur de Nice qu’elle en a, coupable, lui, et pour de bon, d’avoir couvert la bavure de son autorité et d’avoir organisé les diversions collatérales...
Ces gens de l’Etat sont devenus imprévisibles, tant leur main gauche ignore ce que fait la droite.
Prenez la question pénitentiaire : c’est la même chose exactement. Inaugurant le 12 avril la prison de la Santé repeinte du sol au plafond et déjà en voie de saturation trois mois après sa réouverture, la ministre annonce la mise en œuvre d’une politique de « régulation carcérale ». Celle-ci se destine, nous dit-on, à réduire (à défaut de pouvoir en finir avec ce fléau) la surpopulation des établissements pénitentiaires, en particulier des maisons d’arrêt, établissements dont le taux d’occupation est de 139% – chose d’autant plus scandaleuse que ces établissements accueillent une forte proportion de personnes en détention provisoire, non jugées, et de condamnés à de courtes peines.
Toute à ses effets d’annonce, Mme Belloubet repasse des plats mille fois servis, de projet de réforme pénitentiaire en « loi Taubira » : « sorties anticipées lorsque cela est possible », « détention à domicile sous surveillance électronique », « semi-liberté », modération du recours à la « détention provisoire »...
Ce qui inspire ces slogans, ce n’est pas un esprit philanthropique, ce n’est pas le souci d’améliorer les conditions de la détention en général et dans les établissements surpeuplés en particulier. C’est, avant tout, celui de la sécurité. Lorsque les établissements sont surpeuplés, les relations entre gardiens et détenus tendent à devenir explosives, les incidents sont quotidiens, les matons sont sur les dents et les failles dans les dispositifs de sécurité se multiplient. Ce qui se nomme couramment « la sécurité dans les prisons » est, dans un pays comme le nôtre, un enjeu très sensible, en termes de politique sécuritaire, précisément. La moindre évasion devient un enjeu public dont s’empare le bunker sécuritaire pour faire monter les enchères en la matière. Quand les gens qui sont aujourd’hui aux affaires mettent en avant le motif vertueux de la lutte contre la surpopulation pénitentiaire, leur premier souci, ce n’est pas la condition des détenus, c’est de ne pas laisser un boulevard s’ouvrir devant ceux dont la sécurité est le fonds de commerce – de Ciotti à Marine en passant par Dupont-Aignan. C’est aussi, autant que possible, d’éviter que se multiplient les remontrances que l’Europe adresse à l’Etat français, à propos de l’état de ses prisons-cloaques – allez continuer à faire la leçon au monde entier, avec ces blâmes et mises en demeure qui se multiplient et font, quand même, assez mauvais genre...

D’où la nécessité de ces périodiques affichages d’une ferme volonté de ne pas laisser le désordre pénitentiaire aller à vau-l’eau. Mais le problème, c’est précisément que ce désordre n’est pas conjoncturel, il est structurel, indissociable de la fonction même que ce qui tient lieu de « politique » à nos gouvernants assigne à la prison et au système des peines en vigueur dans notre société. Et c’est là un cas flagrant où s’illustre la crise qui affecte le gouvernement des populations dans nos sociétés, je veux dire le geste même de gouverner et les conditions dans lesquelles il s’effectue – ce que Foucault appelle « gouvernementalité ». Les politiciens professionnels (blanchis sous le harnais ou novices comme Mme Belloubet) gouvernent toujours beaucoup moins qu’ils ne s’essaient à le faire, pensent ou croient le faire ou font semblant de le faire. Ils continuent de « faire les gestes » gouvernementaux, ceux qui consistent à dévoiler un « programme », prendre des « décisions », annoncer des « actions », des « mesures » – à défaut de pouvoir se contenter de dire « je veux » en sachant que cette décision anticipe déjà sur ses effets, comme dans la forme « absolue » de l’exercice du pouvoir d’en haut sur les gens...
Ils continuent à faire ces gestes, comme le fait Mme Belloubet en annonçant son décoratif plan de « régulation de la population carcérale » – mais le problème, c’est que le lien entre un tel dessein, projet, programme et les conditions de sa réalisation est rompu. En d’autres termes, la relation entre la fin annoncée et les moyens mis en œuvre est devenue nébuleuse, ce qui fait que les décisions annoncées par Mme Belloubet sont vouées, comme l’ambitieux projet de réforme pénitentiaire promu en son temps par Mme Taubira, comme tant d’autres, à se fracasser contre le récif de l’inertie, contre les traits structurels de l’institution pénitentiaire ; celle-ci fonctionnant à la fois comme cloaque social et comme conservatoire de la figure de l’exception souveraine (on le voit bien avec le mouvement des Gilets jaunes : les condamnés à la chaîne des manifestations ont commis un crime de lèse-majesté, ils ont offensé le néo-monarque en personne, les condamnations en comparution immédiate sont des sortes de lettres de cachet...).
En ce sens même, on peut dire qu’il existe une sorte de « paradigme » de la prison pénitentiaire, du fait même qu’elle se tient, comme mécanisme de sécurité et institution, absolument hors de portée de toute velléité de réforme ou d’ « amélioration » (à supposer qu’un tel mot ait ici un sens...). Cela est exemplaire et révélateur d’un problème beaucoup plus général – le délitement de la faculté même de gouverner des gouvernants. Quand Mme Belloubet vient vendre sa bouillie tiède aux journalistes, elle parle en automate, en somnambule, pour la bonne raison qu’elle, ses services, son ministère, le gouvernement auquel elle appartient sont sans prise(s) sur les réalités tangibles dont ils nous annoncent qu’ils vont les faire évoluer, à défaut de pouvoir les transformer.
Deux exemples. La « détention à domicile », le placement sous surveillance électronique, la « semi-liberté », les « sorties anticipées » – tout ceci ne constitue pas des alternatives à la prison mais tourne rigoureusement autour de l’emprisonnement comme menace perpétuellement suspendue au-dessus de la tête de l’infracteur-trice. Pour pouvoir être un tant soit peu fonctionnels, ces dispositifs destinés à soulager le volume de l’emprisonnement global requièrent la mobilisation de juges d’application des peines et d’agents spécialisés dans le « suivi » des condamnés purgeant leurs peines « hors les murs » de la prison, les dits SPIP. Or, ce maillon, à tous égards décisif, est perpétuellement et structurellement défaillant – les JAP, les SPIP sont débordés, surchargés, démotivés, accablés (etc.) et, pour des raisons de choix budgétaires, donc politiques, ces déficits ne sont jamais comblés...
Ainsi, d’un côté (la main droite), « il faut », « nous allons » (etc.) et, de l’autre (la main gauche), on continue comme avant, avec les expédients, les gens qui pètent les plombs ou deviennent carrément méchants, idiots, les cataplasmes sur les jambes de bois...
Second exemple : face à la belle endurance du mouvement des Gilets jaunes, on déclare une sorte d’état d’exception rampant, on mobilise une justice à la chaîne, et qui s’exécute, on pense fabriquer de la dissuasion en accumulant des centaines et des centaines de peines, bien souvent à de la prison ferme, et pour des délits aussi souvent imaginaires... On fabrique donc (la main droite) de la surpopulation pénitentiaire à la chaîne, pour des raisons d’ordre. Et Mme Belloubet, ès qualité, n’est pas la dernière à encourager, de la voix et du geste, cette grande œuvre de démocratie policière (la main droite). Et puis la voici qui, en mission à la Santé, se rappelle que la prison pénitentiaire, c’est, en France, un chantier de réforme perpétuelle – et qui y va de son mantra, de ses litanies sur les peines dites alternatives et le reste (la pauvre main gauche).
C’est le paradoxe du régime gouvernemental contemporain dans les démocraties policières et de marché : plus s’affaiblit la capacité de gouverner (au sens élémentaire du terme) de ceux qui continuent à occuper la place des gouvernants, et plus les gouvernés sont brutalisés ; moins les gouvernés savent par qui ou par quoi ils sont gouvernés, au juste, et plus il leur apparaît, non sans raison, que se multiplient les systèmes d’emprise sur eux – moyens de surveillance, entraves à leur liberté d’expression, de circulation, etc.
L’enjeu des pénalités et de l’emprisonnement est ici tout à fait révélateur de ce flottement général qui affecte aujourd’hui le gouvernement des vivants, révélateur d’un délitement irréversible de la relation entre gouvernants et gouvernés : comme le montre le volet répressif du « moment Gilets jaunes », vous pouvez vous retrouver aujourd’hui facilement en prison, pour le délit imaginaire de participation à une manifestation interdite, c’est-à-dire pour vous être trouvé sur le mauvais trottoir à la mauvaise heure – si la blague était drôle, on pourrait dire en ce sens que le progrès en version Macron, c’est ça : la prison tend à se « démocratiser », comme la pratique du golf. Le juge qui vous y envoie est en pilotage automatique, l’incrimination est nébuleuse, la procédure réduite à sa plus simple expression – on fait « comme si », mais ça n’est plus de la Justice, c’est de l’abattage. La seule chose qui reste « vraie » ou « réelle », dans tout ça, c’est la prison, c’est l’enfermement pénitentiaire, placés sous le régime bien connu de l’immémorial : plus les choses « changent » (dans les déclarations d’intention de Mme Belloubet), plus les choses y continuent comme avant.