Fonctionnaires et mercenaires de la vérité

, par Alain Brossat


Nuire à la bêtise !
Nietzsche, Le gai savoir

1- Dans La crise de la culture, Hannah Arendt attire notre attention sur la vulnérabilité des vérités de faits, soumises à la pression constante de l’opinion et du type de régime de vérité qui y prévaut – celui du multiple et du changeant [1]. La vie politique se place sous le signe de l’affrontement des opinions dans la vie publique et l’action politique est inséparable de la faculté de ceux qui s’y engagent à interpréter les faits et à les envisager selon leurs intérêts et leurs convictions. En ce sens, le passé historique, dans sa factualité même, est toujours exposé au danger d’être dénaturé par l’infinie capacité des vivants de le réinterpréter selon leur perspective du moment.
Pour autant, dit Arendt, la vérité des faits historiques ne peut ni ne doit être soumise à une condition de relativité absolue, sans limite, au régime de l’opinion, et notamment aux exigences de la politique. Le passé, dans sa substance historique, n’est pas soluble dans les récits intéressés qui se trament aux conditions du présent, il ne peut être plié sans limite aux conditions de la subjectivité politique du moment. Contre la vulnérabilité des vérités de faits (du passé historique en tout premier lieu) face aux perpétuels empiétements des récits placés sous le régime de l’opinion, dans le présent, il convient de promouvoir et défendre le principe d’une sorte d’immunité de ce qui constitue le noyau de vérité ou d’objectivité des faits historiques. Le passé est ouvert en permanence à son interprétation, toujours changeante, selon les intérêts, les sensibilités, dispositions du moment, selon aussi la diversité (en conflit) des narrateurs en présence. Il est voué à être constamment remis en perspective.
Cependant, une limite distincte doit être fixée à sa disponibilité à l’interprétation : il existe quelque chose comme un noyau dur de la factualité des faits ; un noyau dont on doit dire que, par principe, qui se tient hors d’atteinte de l’opinion et n’est pas disponible à l’interprétation ; l’affirmation de cette clause de sauvegarde à la fois gnoséologique, épistémologique et morale est le seul rempart que nous puissions ériger contre le nihilisme dans les usages publics du passé, contre le révisionnisme et le négationnisme notamment.
Cette ferme position affichée par Arendt tient, par exemple, dans la formule suivante : « Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa propre perspective ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même » [2].
Et, dans un passage célèbre de l’article « Vérité et politique », elle cite, à l’appui de sa démonstration, une anecdote se rapportant à l’histoire de la Première guerre mondiale : « During the twenties, so a story goes, Clemenceau shortly before his death, found himself engaged in a friendly talk with a representative of the Weimar Republic on the question of guilt for the outbreak of the First World War. ’What, in your opinion’, Clemenceau was asked, ’will future historians think of this troublesome and controversial issue ?’ He replied ’This I don’t know. But I know for certain that they will not say Belgium invaded Germany’ » [3].
Et Arendt d’ajouter : « We are concerned here with brutally elementary data of this kind, whose indestructibility has been taken for granted even by the most extreme and most sophisticated believers in historicism » [4].

On pourrait penser que ceux dont l’intérêt premier est de promouvoir leurs intérêts dans le présent et pour qui comptent, avant tout, les rapports de force, le partage du monde en amis et ennemis, ceux-ci ne se soucient par particulièrement du passé ni des enjeux narratifs qui s’y rattachent. Mais ce serait se tromper lourdement : tout se passe comme si les jeux de forces et de pouvoir dans lesquels ils sont engagés, la maîtrise qu’ils s’efforcent de s’assurer sur le présent, tout se passe comme si leur esprit de conquête ne pouvaient s’affirmer pleinement qu’à la condition que l’autorité qu’ils tentent d’établir doive s’étendre aussi et tout autant au passé ; tout se passe comme s’il leur importait au premier chef aussi de faire valoir leurs propres vérités à propos des faits du passé historique.
En d’autres termes, l’expérience montre que ces Calliclès ont à cœur non seulement d’asseoir leur emprise sur le présent mais sur le passé aussi [5] ; ce qui, inévitablement, les conduit à tenter de faire prévaloir leur opinion concernant les faits du passé sur ce qu’Arendt définit comme le noyau de vérité de ces faits même. Pour ces oiseaux de proie amoureux du pouvoir et ces fétichistes de la force, l’autorité qu’ils entendent exercer sur le présent ne saurait être entière si elle ne trouve pas son assise dans la colonisation du passé par leurs récits émancipés de tout principe de réalité ; ils sont à ce titre parfaitement indifférents aux faits, leurs énoncés étant placés sous le régime de la supériorité du Dit de la force et du pouvoir sur la vérité des faits [6].

Cette passion pour le passé en forme de compulsion de réécriture est singulière et déconcertante, dans la mesure même où elle est le trait par lequel se dévoilent de la manière la plus criante l’ineptie et l’imposture de ces exaltés de la puissance – leur nihilisme constitutif. Les régimes totalitaires découragent leurs partisans les plus aveugles et les plus enthousiastes lorsqu’ils en viennent à faire disparaître des annales et d’effacer sur les photos, les noms et les visages de personnages publics devenus indésirables. Mais ce pli, cette propension sont bien plus amplement partagés. Quel besoin un Eric Zemmour, aventurier politique exemplaire, surgi de nulle part et porté par l’air du temps (par l’atmosphère empoisonnée du moment), quel besoin ce pèlerin du néant peut-il bien éprouver de se faire valoir – ou plutôt de s’exposer à la réprobation générale – en allant réveiller les fantômes de la collaboration calamiteuse du régime de Vichy avec l’occupant, durant la Seconde guerre mondiale – en prétendant contre toute évidence que le maréchal Pétain a « sauvé des Juifs » ? – ceci alors même qu’il est de notoriété publique, de longue date établie par le consensus des historiens, que Vichy et la police française ont pris davantage que leur part aux rafles et aux arrestations de Juifs, en vue de leur déportation et de leur extermination dans les camps nazis ?

2- La passion manifestée aujourd’hui par les différentes incarnations du nihilisme politique – le post-néo fasciste à la française ou l’activiste de la nouvelle guerre froide à la taïwanaise – peut trouver désormais l’occasion de prospérer dans les espaces et les circonstances les plus variés. Elle saurait moins que jamais être réduite aux conditions d’une approche platement orwellienne des régimes totalitaires. Cette ligne de front ou de feu sur laquelle le souci de la sauvegarde de ce qu’on appelle aujourd’hui la « post-vérité » (mais qui n’est jamais qu’une version relookée de ce que Arendt désigne comme le régime de vérité soumis à l’opinion) est clairement dessinée dès lors que surgit la figure du nihilisme politique, inséparable de sa maxime : que périsse la vérité, pour peu que triomphent nos intérêts ! – ou, plus précisément : que s’effacent les éléments de réalité, les fait réels les mieux établis devant nos mythes et nos légendes ! Or, le trait dominant de l’époque présente, placée sous le signe de l’urgence absolue de l’affrontement entre l’Occident en cours de réarmement et ce qui apparaît menacer son hégémonie, est celle de l’expansion sans limite de cette figure – le devenir résolument nihiliste de ce qui tient lieu de politique à la démocratie globale. Plus ce devenir est placé sous l’emprise d’un régime d’hostilité durci dont le débouché naturel est un désir de guerre qui se cache de moins en moins, désir de mort par excellence, donc, et plus revient en force le phénomène mis en lumière par Arendt : la vulnérabilité des faits historiques aux attaques de ceux pour qui la conquête du présent passe nécessairement par le saccage de l’intelligibilité du passé.

En tentant de faire prévaloir leur récits vicieusement biaisés, voire carrément fantasmatiques d’épisodes passés sensibles et lestés d’enjeux de mémoire collective sur les faits les mieux établis, les nihilistes d’aujourd’hui reprennent, comme ceux d’hier, la sempiternelle démonstration : celle qui consiste à exhiber leur capacité de faire plier le réel, à asservir le passé en le soumettant aux conditions de leur infinie puissance discursive. Si le passé peut être réécrit sans limite, alors, littéralement, comme le dit Arendt, tout est possible en matière de conquête de l’opinion et d’établissement de la suprématie des vérités d’opinion sur les vérités de faits. C’est la raison pour laquelle, à l’âge où le nihilisme, littéralement, dicte ses conditions à l’époque, le storytelling est devenu, dans la guerre des mondes, un enjeu de première grandeur. Dans cette guerre dont les contours se dessinent aujourd’hui, tout se passe comme si le sort des batailles annoncées se jouait pour une part déterminante dans l’agencement des récits, dans l’affrontement des discours, dans la disposition des mots clés, des « éléments de langage ». On se met en ordre de bataille dans la langue, les discours et les récits en fabriquant des « histoires » appelées à faire autorité au plus vite et être adoptées par le sens commun des peuples. Il est remarquable que la première victime de la guerre des récits qui soutient la guerre des mondes soit le passé historique. Ce ne sont plus les morts seulement qui, comme disait Benjamin, « ne sont plus en sécurité », ce sont les faits du passé et les données historiques les plus élémentaires, les mieux établis qui sont désormais exposés à cette insécurité ; sous le régime du nihilisme généralisé, ils deviennent infiniment plastiques, révocables, réinterprétables à merci, susceptibles d’être réécrits à volonté ou jetés aux orties, selon les intérêts du moment. On efface, on « corrige », on invente sans limite aucune, à volonté.

3- Ces enjeux sont particulièrement sensibles aujourd’hui, dans le contexte singulier de la guerre des mondes que se livrent en Asie orientale les Etats-Unis (avec leur cohorte d’alliés, d’obligés et de clients) et la Chine. Pour des raisons géopolitiques évidentes, la question de Taïwan est devenue l’un des points de cristallisation de ces enjeux : dans ce nouvel environnement, cette île située à proximité du continent chinois, a de plus en plus vocation, du point de vue des Etats-Unis, à faire office de position avancée du grand espace placé sous leur commandement aux portes, fussent-elles maritimes, de l’ennemi. Elle est, dans les termes des stratèges états-uniens, la « première ligne de défense » face au supposé expansionnisme chinois – en vérité, un solide avant-poste et un verrou décisif dans le dispositif états-unien et occidental, entre le Japon et l’Asie du Sud-Est.
Ici aussi, c’est une chose remarquable que les enjeux du présent doivent nécessairement déborder sur le passé, trouver leur prolongement dans un activisme incessant de réinvention d’un passé sur mesure se destinant à donner ses assises aux positions et prétentions affichées dans le présent. Manifestement, un raisonnement pragmatique se contentant de souligner à quel point le « porte-avions » terrestre que constitue Taïwan est un pion indispensable dans le dispositif général d’affrontement de la Chine que ne cessent de renforcer les Etats-Unis, leurs alliés régionaux et leurs partenaires occidentaux, ne saurait suffire. Tout se passe au contraire comme si ce raisonnement stratégique aussi simple qu’évident devait nécessairement trouver son assise et son complément dans un récit du passé, plus exactement la réécriture d’une histoire sur mesure, ne reculant devant aucune falsification, pour asseoir pleinement son autorité et afficher sa légitimité dans le présent.
La conquête du présent passe par la réécriture du passé, laquelle passe par la répétition inlassable d’énoncés et de mots-clés dont la vocation est d’afficher la suprématie des vérités fabriquées sur les fait les mieux établis. Comme l’écrivait récemment Taipei Times, n’imaginant pas avec quelle perfection ces mots qualifient sa propre rhétorique, « Important concepts and narratives must be articulated regularly to ensure they retain relevance (…) A contortion of reality, if expressed frequently by figures of authority, can be accepted as truth » [7].
Dans le cas présent, la formule destinée à faire triompher la vérité d’opinion sur la vérité des faits est celle qui consiste à affirmer que « Taiwan ne fait pas partie de la Chine », tout en mobilisant, selon les énonciateurs, toute une série d’arguments supposés historiques, au reste parfaitement disparates. Lorsque Trump était aux affaires, son secrétaire d’Etat, en charge des Affaires étrangères, le patibulaire Pompeo, ne s’embarrassait pas de circonlocutions à ce propos, confiant en l’autorité que conférait à sa parole la position de l’hegemon : « Taiwan has not been a part of China » – impressionnante contre-vérité qui, dans sa concision même, affiche la confiance aveugle que ce type de potentat accorde à la puissance infinie de la langue des maîtres et à leur capacité de renvoyer au néant les vérités historiques les plus massives [8].

Un pas plus loin apparaît, dans la bouche des fonctionnaires et mercenaires de la vérité néo-impériale, cette ébauche d’argumentation : le régime chinois dont l’autorité est établie sous le continent sous le nom de République populaire de Chine n’a aucun titre à revendiquer la souveraineté sur Taïwan, étant donné que le Parti communiste chinois n’a jamais exercé son autorité sur l’île. Un argument « historique » qui ne résiste pas au plus bref des examens : la souveraineté entendue comme continuité d’une puissance non soumise à d’autres puissances n’est pas soluble dans la variabilité et la relativité des régimes politiques. La souveraineté se rapporte à la continuité d’une puissance. Or, ce qui a toujours été en question dans l’affrontement ou la concurrence entre la République de Chine et la République populaire de Chine ou, si l’on veut, entre les deux principaux protagonistes de la guerre civile chinoise, c’est la souveraineté chinoise – comme l’énonce noir sur blanc le nom de l’entité exerçant sa souveraineté de fait à Taïwan – République de Chine – ROC, Republic of China.
Par conséquent, l’argument qui affirme qu’en droit le parti communiste chinois ou, plus précisément, le régime exerçant son pouvoir sur le territoire de la Chine continentale ou, plus précisément encore, l’entité souveraine reconnue par la communauté internationale comme celle de la Chine, n’est pas fondée à revendiquer la souveraineté sur Taïwan, cet argument ne vaut rien : à partir du moment où la communauté internationale a confirmé, à la fin de la Seconde guerre mondiale, à l’occasion de la capitulation du Japon, que Taiwan avait pleine vocation à revenir sous souveraineté chinoise, la question ne se discute plus. Elle n’est plus du tout de savoir quel régime a exercé le pouvoir sur Taïwan de la fin de la guerre civile chinoise à nos jours mais bien qui incarne en droit la souveraineté chinoise. Or, à cette question, la communauté internationale a répondu sans appel : c’est la Chine populaire et non pas la Chine « nationaliste » qui représente la souveraineté chinoise aux Nations Unies.
D’ailleurs, ce raisonnement élémentaire, ceux-là même qui se cramponnent au sophisme « CCP has no claim to Taïwan » [9] en connaissent parfaitement le caractère irrécusable puisqu’ils sont les premiers à soutenir que les îlots Diaoyutai, conservés par le Japon avec la bénédiction des Etats-Unis à la fin de la Seconde guerre mondiale relèvent de la souveraineté taïwanaise – alors même que la ROC n’a jamais été en mesure d’y exercer ses droits ; les mêmes sont selon toute probabilité portés à soutenir la revendication du Japon concernant les Kouriles que s’est appropriées l’Union soviétique à la fin de la Seconde guerre mondiale – or, les Kouriles n’ont jamais été placées sous l’administration du régime installé par les Etats-Unis au Japon après la défaite.
Cette flagrante inconséquence montre bien que lorsque cela leur convient, les indépendantistes taïwanais sont parfaitement avisés du fait qu’en matière de souveraineté, c’est la continuité de la puissance souveraine (incarnée par l’Etat, dans sa forme la plus élémentaire et massive) qui tranche et nullement la variabilité des régimes. C’est bien la raison pour laquelle, en Allemagne, le régime démocratique qui a succédé au III° Reich a dû prendre en charge, sous toutes les formes, les crimes commis par ce dernier ; de même, en France, la position consistant à se défausser des crimes commis par le régime de Vichy pendant la guerre et l’Occupation (la Collaboration avec l’occupant, la déportation des Juifs) en arguant du fait que la République ne saurait porter la responsabilité d’exactions commises par un régime qui l’avait abolie – cette position a été définitivement révoquée sous Jacques Chirac, en 1995 et c’est la leçon de droit et d’histoire alors prononcée par le Président de la République en exercice qui fait désormais autorité.
Ce qui prévaut, en la matière, c’est la continuité de l’autorité, pas les discontinuités en termes de formes de pouvoir. Idem, après la fin de la Première guerre mondiale, il a bien fallu que la République de Weimar supporte les conséquences de la défaite subie par le régime impérial allemand – pour les signataires du Traité de Versailles, la chose allait de soi, même s’ils différaient quant à la forme des sanctions et des réparations infligées à l’Allemagne vaincue.

4- Concernant Taïwan, donc, la seule question qui importe est bien celle-ci : quels rapports cette entité entretient-elle avec la souveraineté chinoise, où est-elle située par rapport à celle-ci ? Tout le monde sait que la souveraineté sur l’île a été arrachée par le Japon à l’empire chinois en 1895, suite à une guerre remportée par le premier et à la signature d’un traité de même espèce que ceux que les puissances coloniales européennes et les Etats-Unis imposèrent, au fil de leur expansion sur tous les continents aux peuples du monde, en Asie particulièrement, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Cela, même les plus acharnés à réécrire l’histoire moderne et contemporaine du monde chinois, ne vont pas jusqu’à l’effacer des tablettes, même si certains sophistes particulièrement virtuoses s’aventurent à oser le raisonnement contorsionniste suivant : l’empire chinois finissant s’étant trouvé à la fin du XIXème siècle aux mains de la dynastie mandchoue (les Qing), dynastie usurpatrice car non chinoise (Han), sa prétention à incarner la souveraineté chinoise avant la cession de Taiwan au Japon et lors de celle-ci doit être révoquée. Donc, d’un point de vue formel, « Taiwan n’a jamais été la Chine »... La misère de ce raisonnement saute suffisamment aux yeux pour qu’on ne s’y attarde pas : la dynastie mandchoue fut, tout au long du XIXème siècle suffisamment l’incarnation de la souveraineté chinoise (constamment bafouée), aux yeux des puissances européennes, pour qu’on lui impose, au temps de guerres de l’opium, la signature de traités léonins statuant sur toutes sortes de spoliations...

Le moment sur lequel il convient de concentrer son attention, c’est donc la fin de la Seconde guerre mondiale, après la capitulation du Japon. Comment les puissances victorieuses conduites par les Etats-Unis ont-elles alors tranché la question du statut de Taïwan, en termes de souveraineté ? De quelle souveraineté l’île relevait-elle alors à leurs yeux dans ce moment clé, propice à la réparation des torts historiques commis dans le passé plus ou moins récent, propice à une redistribution des cartes placée sous le signe du rejet du droit de conquête pratiqué par le Japon expansionniste ?
Il suffit de parcourir le mémorandum adressé à ses supérieurs par le lieutenant George H. Kerr (un diplomate états-unien qui fut alors le témoin direct, à Taiwan, du transfert du pouvoir par l’autorité coloniale japonaise locale aux représentants de la République de Chine fraîchement débarqués sur l’île) pour savoir à quoi s’en tenir sur le sujet [10] : pour les autorités états-uniennes, tant civiles que militaires, qui supervisent ce processus de passage d’une souveraineté à une autre, le fait que la souveraineté sur l’île revienne, après que le Japon y a formellement renoncé, démontrant bien ainsi que Taiwan avait, aux yeux même des autorités du pays vaincu, le statut d’une colonie et non pas d’une partie du territoire japonais (à la différence, donc, de Okinawa et des Ryukyu), à la Chine et à l’autorité qui y prévaut, la République de Chine, est une chose qui va de soi [11].
Les formules qui attestent cette évidence abondent dans le texte de Kerr : « China will, however, face many problems in resuming sovereignty (je souligne, AB) over Formosa (…) China’s first problem is the development of close and efficient communication between Formosa and the continent (…) The Formosan-Chinese are expecting as much help in reconstructing their own local economy as any other part of China (je souligne, AB) expects on the mainland (…) They maintain that it was the Imperial Manchu Government which handed them over unceremoniously as a form of reparation after China’s defeat in the Sino-Japanese war. Now, they are handed back to the Republican China (je souligne, AB) infinitely better off than they were when they passed under Japanese control. It is assumed that the Chinese government today is fully aware of this and will be ready to extend to the Formosan benefits of democratic reorganization which Generalissimo Chiang Kai-shek has promised to the rest of China » [12].
Tout ce qui s’énonce ici sous la plume du lieutenant Kerr, membre de la Réserve navale des Etats-Unis, observateur sagace et informé de la situation sur l’île, c’est le common sense et l’évidence historique qui s’impose aussi bien aux puissances victorieuses qu’au Japon vaincu à l’issue de la Seconde guerre mondiale en Asie de l’Est et dans le Pacifique : Formose revient, tout naturellement à la Chine à laquelle l’île a été arrachée par une puissance régionale conquérante dans des conditions des plus litigieuses. Taiwan revient alors à la Chine comme la Mandchourie que se disputent les armées communistes et celles du Kuomintang après la défaite du Japon face à l’offensive déclenchée par l’URSS en août 1945.
Le mémorandum rédigé par George Kerr a alors si peu le statut d’un témoignage personnel et inofficieux qu’il est aussitôt publié dans Far Eastern Survey, revue publiée par un organisme des plus officiels, l’American Council, Institute of Pacific Relations (10/10/1945). Et ceci sous le titre des plus explicites : « Some Chinese (je souligne, AB) problems in Taiwan ».
Le texte de Kerr ne fait guère mystère non plus du fait que l’administration militaire états-unienne alors présente sur l’île supervise le processus de passation des pouvoirs du Japon à la Chine, ce qu’attestent aussi des documents photographiques – les Américains sont directement impliqués, notamment, indique-t-il, dans le programme de rapatriement des Japonais, civils et militaires, en place dans l’île.
Kerr, bien sûr, en bon diplomate qu’il est, n’oublie pas de mentionner que le règlement définitif de la question du statut de Formose, doté d’une autorité formelle au plan du droit international, devra passer par la signature d’un traité engageant aussi bien les puissances en présence, le Japon et la Chine, que celles qui se portent garantes de la validité de ce traité... ceci, même si, à ses yeux, aussi bien le Déclaration du Caire que le transfert du pouvoir d’ores et déjà réalisé dans les faits tranche la question, pour l’essentiel [13].

Or c’est ici que se dessine la brèche dans laquelle vont s’engouffrer tous les récits révisionnistes de mauvaise foi destinée à accréditer l’idée selon laquelle, à l’issue de la Seconde guerre mondiale, le statut de Taïwan serait demeuré flottant, indéterminé, indécidable en termes de souveraineté. L’argument clé, repris en boucle par les fonctionnaires et mercenaires et autres marchands de vérités tant controuvées qu’indispensables, est le suivant : lorsque le Japon s’est formellement désisté de sa souveraineté sur Taiwan, à l’occasion de la signature du traité de San Francisco, en 1952, « ni le Parti communiste de Chine, ni le Parti nationaliste chinois (KMT) ne faisaient partie des invités » [14], ce dont l’effet serait que le transfert de souveraineté sur l’île, du Japon à la Chine, n’aurait jamais eu lieu selon les règles du droit international [15].
Les raisons pour lesquelles la Chine n’était pas représentée à San Francisco – conférence placée sous l’égide des Etats-Unis et entérinant leur position de vainqueur sur les deux fronts de la Seconde guerre mondiale et à l’occasion de laquelle ont été jetées les bases des Nations Unies – ces raisons sont patentes : en 1949, les communistes chinois l’emportent définitivement sur les nationalistes contraints de se replier sur l’île de Formose – difficile dans ces conditions, pour la puissance invitante, de convier aussi bien le vainqueur de la guerre civile, encore considéré, et pour plus de deux décennies, comme usurpateur de la souveraineté chinoise, que le vaincu chassé du continent...
Mais cette circonstance particulière n’empêche nullement les Etats-Unis de continuer, jusqu’au revirement opéré par Nixon sous l’impulsion de Kissinger, à faire vivre la fiction d’une continuité de la souveraineté chinoise incarnée par le Kuomintang : ils entretiennent des relations diplomatiques avec la République de Chine jusqu’à la fin des années 1970 – bien après, donc, la visite de Nixon en Chine. Il existe donc bien, après la Seconde guerre mondiale, une continuité dans la politique des Etats-Unis comme dans celle de la plupart des puissances occidentales, consistant à entériner le fait que la souveraineté de la Chine, comme entité juridique de droit international, a été rétablie à Taiwan. Le tournant opéré dans les années 1970 ne remet nullement en question cet état de fait : ce qui change alors, c’est simplement le fait que les Etats-Unis et, avec eux, la plupart des puissances occidentales, reconnaissent désormais Pékin et non plus Taipei comme puissance légitime incarnant la souveraineté chinoise.

En tout cas, s’il est une chose qui est et demeure de l’ordre des faits, c’est bien que les Etats-Unis et la communauté internationale dans son ensemble ont validé par une multitude de gestes et d’actions convergentes le retour de Taiwan (Formose) dans le giron de la souveraineté chinoise après la défaite du Japon et l’abandon par celui-ci de ses prétentions sur l’île. C’est donc pure diversion qu’affirmer, dans la plus infirme des formulations, que « le Japon n’a jamais donné Taïwan à la Chine » – comme si les questions de souveraineté se réglaient sur le mode d’une transaction commerciale ou d’une remise à titre gracieux… [16]La souveraineté, ce n’est pas un bien, une marchandise qui circule de main en main, c’est une forme de la puissance agencée autour de jeux d’affirmation et de reconnaissance. A la fin de la guerre, le Japon a simultanément renoncé à sa souveraineté sur cette conquête coloniale qu’était Taiwan et l’a remise à la Chine, par l’entremise des représentant légaux de celle-ci. Le Japon s’est désisté de ses titres à exercer sa souveraineté sur Taiwan en faveur de la République de Chine et ce processus a été accompagné, avalisé par les Etats-Unis alors maîtres de l’île ; la communauté internationale l’a entériné, sans dissonance. L’épisode de San Francisco ne change rien à ce fait historique ni à la ligne de continuité qui s’en dégage, jusqu’au changement de pied des puissances occidentales, ayant pris acte, deux décennies plus tard, du caractère irréversible de la victoire des communistes chinois et de la stabilisation de leur régime sur le continent. Le nouveau changement de pied récemment opéré par les Etats-Unis et leurs alliés quant à leurs relations avec la Chine ne change rien à ces faits historiques. L’histoire ne s’écrit pas par rétroprojection sur le passé de dispositions inscrites dans le présent.

5- On voit bien ici ce qui est en jeu dans la politique de la vérité (par antiphrase) pratiquée par les fonctionnaires et les mercenaires du récit destiné à détacher Taiwan de l’histoire chinoise, avec les enjeux de légitimité qui y sont liés : les arguties et les diversions agencées autour d’épisodes comme le traité de San Francisco sont destinées à brouiller l’intelligibilité historique. Ce sont des opérations discursives nihilistes dans la mesure où elle s’acharnent à substituer des sophismes à des arguments faisant référence aux faits historiques. Les gens qui les conduisent « plaident » comme des avocats engagés pour défendre une cause indéfendable – le problème étant que ce qui est en jeu ici n’est pas la moralité douteuse d’un quidam ou d’un autre mais l’intégrité du passé comme élément constituant de la réalité telle qu’elle nous constitue dans le présent et dans le monde commun.
Il s’agit bien d’afficher qu’en toutes circonstances l’intelligibilité historique est vouée à s’effacer devant l’opportunité politique, les intérêts du moment, l’égoïsme sacré de la puissance. Le motif terrifiant qui émerge ici est celui du tout est possible, tout est permis – pour peu qu’il profite à « la cause » et serve nos intérêts. Comme le relève Arendt, ce qui est en jeu ici porte au-delà du mensonge dans sa forme traditionnelle : la réécriture cynique de l’histoire, fondée sur les bricolages et tours de passe-passe dont il est ici question ne porte pas seulement atteinte à l’intégrité des faits, elle vise au délitement de l’intelligibilité des faits historiques. Elle remet en cause la possibilité même d’agencer un récit historique fondé en raison et établi sur des éléments de réalité reconnus, un récit radicalement différent à ce titre d’une fable ou d’une reconstruction du passé fondée en premier lieu sur l’intérêt et la position subjective du narrateur.
Ceux qui pratiquent cette politique du passé et ces manipulations de la mémoire collective ne s’intéressent pas à l’établissement des faits historiques, ils n’entrent pas dans des discussions conduites selon des règles clairement établies et placées sous le signe de la common decency (ou, simplement, l’honnêteté intellectuelle), ils cherchent au contraire sans relâche à rendre les faits du passé historique nébuleux, ou bien, comme dit Arendt à les placer sous le régime sans partage de l’opinion. Leur métier, c’est de transformer les faits en opinions en maquillant des tours de magie rhétoriques en raisonnements. Les formules simplistes et les tautologies inlassablement assénées (« China is China, Taiwan is Taiwan »...) remplacent dans leur prose l’argumentation documentée ; les enchaînements logiques du raisonnement, les références aux normes perdent, dans leurs énoncés, toute substance et toute valeur. Ce qui les intéresse, c’est l’occupation du terrain dans le champ discursif, le volume sonore de ce qu’ils énoncent, les effets mécaniques de la répétition propagandiste. Les références à des sources ou à des discours légitimés n’ont, sous leur plume, qu’une fonction ornementale, elles ne visent jamais à donner une assise réelle à leur position en se fondant sur des connaissances solidement établies. C’est la raison pour laquelle ces références sont toujours les mêmes, rituelles et réduites à leur plus simple expression. Ces gens-là ne lisent pas de livres, ils n’étudient pas la littérature critique sur un sujet donné – ils ont un maigre stock de fiches qu’ils rebattent et réservent inlassablement – Orwell réduit à 1984 et brandi comme les Saintes Ecritures antitotalitaires en toutes circonstances [17].
Ce qui caractérise aujourd’hui les fonctionnaires et les mercenaires du nihilisme de Guerre froide, c’est le culte qu’ils vouent au performatif, l’intérêt exclusif porté à l’effet exercé par les discours, à la métamorphose des énoncés les plus émancipés du réel en faits d’évidence, c’est-à-dire opinion partagée et ciment du consensus : « End point : One China, one Taïwan » [18] – Le « point final » liminaire indique bien l’idée que cette variété de rhéteurs se fait de la discussion, de l’argumentation : en titre d’un éditorial, dans l’organe du parti indépendantiste rédigé en langue globale, ces deux mots disent l’essentiel : c’est ainsi, c’est nous qui décidons, on ne discute plus ! Le décisionnisme de ceux qui se voient à la fois en maîtres du jeu et maîtres de la langue se montre ici dans sa splendeur native.
C’est bien la raison pour laquelle ces gens-là ne se soucient pas des contradictions et des incohérences flagrantes qui peuplent leurs discours, pas davantage que de tout ce qui éloigne leurs affirmations des éléments de réalité les mieux connus ; la seule chose qui les intéresse, c’est la réalité de synthèse qui s’agence autour des vérités fabriquées qu’ils mettent en circulation et les rapports de force, les fait accomplis qu’ils peuvent enchaîner sur ce saccage de la langue et des discours. Le nihilisme, à cet égard, ça commence toujours et ça se montre toujours, pour commencer, dans la langue et dans l’ordre des discours. Le reste suit [19].

6- Kant, dans sa fameuse « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? » met en évidence le lien indissoluble qui unit la condition de majorité du sujet moderne délié de la condition de subalternité prévalant dans les mondes traditionnels à sa faculté de raisonner – c’est-à-dire d’agencer des raisonnements émancipés de la tutelle exercée par une autorité extérieure ; d’autre part, il rattache le savoir, la connaissance au motif de l’audace – aude sapere ! – la connaissance des choses du monde s’associe à une forme de courage, le courage d’affronter la réalité et de se former ses propres connaissances – par opposition à la soumission aux vérités révélées, aux dogmes, aux pseudo-savoirs imposés par l’autorité [20]. C’est très précisément contre cette disposition du sujet moderne exaltée par Kant que le nihilisme contemporain tente constamment d’ériger ses barrages. La propagande de guerre froide et le régime dit de post-vérité qui la soutient peuvent en ce sens être définis comme ce nouvel appareil dogmatique qui soutient la croisade destinée à remettre en selle l’hégémonie occidentale, parée des atours de la démocratie globale, dans cette époque où émergent d’autres mondes et d’autres puissances irréductibles , non « subalternisables » – la Chine en premier lieu.

Concernant les procédures de l’affrontement avec les fonctionnaires et mercenaires du discours néo-impérial tout entier agencé autour de la fabrication de la « menace chinoise », il peut être utile de faire référence à la position promue par Bruno Latour à propos des climato-sceptiques [21]. Il importe en premier lieu, insiste celui-ci, de définir clairement le type de discussion, d’échange ou de polémique que ceux qui sont avisés des enjeux du changement climatique peuvent avoir avec les climato-sceptiques. Ces débats, dit-il, ne peuvent être que de nature politique et nullement « scientifique ». Le piège, c’est de se laisser enfermer dans une forme de discussion où il apparaîtrait que ce sont deux positions, également fondées sur des arguments consistants, ou bien alors deux opinions de même statut normatif, qui s’affrontent – ceux qui pensent qu’il y a urgence climatique et ceux qui réfutent cette position comme une croyance et une illusion alarmiste ou apocalyptique sur le présent.
Il convient tout au contraire de partir du constat que les climatosceptiques ne sont pas des interlocuteurs légitimes pour une discussion sur le fond, établie sur des arguments dignes d’être pris en compte – quand bien même on s’y opposerait. Ce n’est pas, si l’on doit parler avec eux, de ce type de discussion qu’il s’agit, mais d’un échange en forme de dispute politique destiné à exposer dans l’espace public, face au public, l’inanité des postures climato-sceptiques – ou, tout aussi bien, dans le contexte de la pandémie, du pseudo-argumentaire antivaccins. Ce qu’il s’agit absolument d’invalider, dit Latour, c’est la notion d’un débat à armes égales, courtois et démocratique, fondé sur une éthique de la tolérance, entre des positions, des opinions sur l’enjeu du changement climatique ; un débat entre les tenants de positions de même statut et qualité. Les climatosceptiques sont, quel que soit le caractère plus ou moins retors de leur rhétorique, quels que soient éventuellement leurs titres, des charlatans qui prennent toute leur part à l’aggravation des choses en contribuant activement à obscurcir le jugement du public. Ce sont des diffuseurs de fausses nouvelles qui, le plus souvent, ont part liée avec les intérêts des puissances économiques, lesquelles prospèrent au prix de la destruction de la planète – des ennemis de Gaïa, dans le vocabulaire de Latour.

C’est très précisément le même raisonnement qui doit prévaloir à propos des fonctionnaires et mercenaires du storytelling dont le métier est de construire la figure de l’ennemi (la Chine et ses alliés, réels ou supposés) dans le contexte de la nouvelle Guerre froide ; dont le job de faire prospérer le discours belliciste et, en fin de compte, de mettre en condition l’opinion occidentale (et au-delà) en vue d’un conflit destiné à remettre la Chine « à sa place », en précipitant si possible la chute du régime issu de la révolution chinoise et de la victoire des communistes sur les nationalistes. Ces agitateurs ne sont pas des interlocuteurs dans le contexte d’un débat mettant aux prises des gens de bonne compagnie, ce sont des ennemis dont les armes sont la propagande et la construction des récits de légitimation de la reconquête néo-impériale. Ce sont des professionnels de l’agitation qui se soucient des règles de la discussion entre spécialistes, universitaires ou non, comme d’une guigne et dont les titres, affichés au pied des colonnes qu’ils remplissent à longueur de journée dans les journaux enrégimentés ne sont généralement que de la poudre aux yeux destinée à afficher des qualifications imaginaires, de type académique notamment. Ce ne sont pas des spécialistes dans le sens universitaire du terme, ce sont des soldats de plomb, des agents d’influence, des lobbyistes salariés dont tout le jeu consiste à se faire passer pour des experts qualifiés mus par le seul souci de la vérité et étrangers à tout parti idéologique [22].
Mais ces camouflages n’abusent pas grand monde, ce qui fait que la notion même d’un échange de vues, fût-il contradictoire, avec eux, mettant aux prises des sujets rationnels et respectant une éthique communicationnelle – une telle notion n’a aucun sens : elle devrait se fonder en effet sur la présupposition que les interlocuteurs interagissent dans un monde en paix, selon des règles reposant sur un état de paix ; or la prose de ces activistes n’est pas seulement produite sous le régime de la mobilisation totale, ils sont aussi et surtout déjà en guerre, emportés par leur ligne de mort, la seule intensité qui porte leurs discours est l’exécration de l’ennemi et le désir ou le fantasme de sa destruction. Ce qui fait d’eux des nihilistes forcenés, c’est le fait même que la politique qui soutient leurs discours tient toute entière dans la vitupération contre l’ennemi du jour – ils n’ont rigoureusement rien d’autre à vendre, ni programme, ni espérance, ni projets, rien d’autre que cette obsession d’en finir avec cette insupportable figure de l’altérité, afin que tout continue comme avant sous les couleurs de l’hégémonie états-unienne, occidentale, blancocentrique.

Ce qui caractérise, entre autres, notre époque comme celle du nihilisme, c’est cela précisément : de manière croissante, la politique des gens de l’Etat qui s’associe au nom de la démocratie, la politique de ceux qui exercent le pouvoir ou aspirent à le faire, ceux qui les inspirent, les entourent et les soutiennent, tend à se réduire à une mise en forme, une mise en scène de l’hostilité – une politique qui se voue à donner consistance à la figure de l’ennemi et à agencer tout ce qui tient lieu de pensée et d’action politique autour de sa détestation et de la lutte contre lui ; une politique toute entière condensée autour de la mobilisation d’affects négatifs, le ressentiment, la haine, la peur (etc.) et toujours plus étrangère à toute force de proposition, toute perspective positive d’amélioration des conditions d’existence du plus grand nombre. En Europe, cette politique nihiliste se cristallise sous la forme du rejet de l’étranger pauvre, des migrants, de la xénophobie, de l’islamophobie. Aux Etats-Unis, en Australie, elle combine la chasse aux migrants et la rhétorique anti-chinoise, la chasse au « virus chinois » et à ses incarnations locales – des corps asiatiques – sous Trump. A Taïwan, elle prend la forme de l’hystérie antichinoise soigneusement entretenue et destinée à se substituer à toute espèce de vie politique digne de ce nom.
La « vibrante démocratie » taïwanaise est surtout une démocratie vibrionnaire toute entière agencée sur les passions tristes secrétées par la nouvelle guerre froide. C’est une démocratie armée et dont l’hostilité est le carburant premier. Dans la phase actuelle de l’affrontement, les soldats de l’idéologie, les fabricants de discours occupent dans le dispositif de la mobilisation en cours les premiers rôles. Ce ne sont pas des gens qui réfléchissent à la situation présente, tentent d’en élucider et analyser les complexités, ce sont des scribes dont le storytelling est la fonction dans le vaste dispositif de l’affrontement, comme le sont pour d’autres le renseignement, les drones, la surveillance électronique, la vente d’armements, etc. La promotion de la guerre froide et de la sinophobie est leur métier, leur job et leur business, comme d’autres s’activent dans le lobbying au service de l’industrie du tabac ou des compagnies pétrolières [23].

Deux remarques pour finir : cette guerre des mondes qui prend consistance sous nos yeux a ceci de particulier et de terrifiant qu’elle réveille l’archaïque le plus barbare : face à la Chine et à tout ce qui peut se concentrer sur son image, le réarmement de l’Occident fait remonter à la surface des strates que l’on croyait profondément enfouies : il réveille le cerveau reptilien de l’homme blanc désorienté, bousculé dans ses assurances par la montée d’une puissance incarnant une radicale altérité. Plus le conflit entre la Chine et ses ennemis aujourd’hui déclarés s’exacerbe, et plus il déborde le cadre d’une lutte entre des « camps », comme au temps de la première guerre froide. Il tend à devenir à la fois une guerre des mondes et une guerre des espèces. Face à la Chine, le cerveau reptilien de l’homme blanc se réveille, et avec lui, la « pensée blanche ». La pensée blanche, ce n’est pas un enjeu de couleur de peau, c’est le cerveau reptilien de l’ « Occident » et de tout ce qui s’y rattache. Sous l’esprit de reconquête des croisés de l’hégémonie, des défenseurs de l’Occident, se discerne de plus en plus clairement le prurit de l’espèce blanche, espèce globale, distinctement enragée à l’idée de l’avènement d’un monde dans lequel les Blancs auraient cessé d’occuper naturellement la place du souverain.
Le monde blanc, l’espèce blanche aujourd’hui, c’est une machine de pouvoir globale de plus en plus diversifiée, ramifiée, loin des fantasmes nazis (et autres) obsédés par la pureté raciale. C’est un monde de représentations, de pratiques, d’intérêts, c’est le ressort subliminaire de l’hégémonie. Ce monde blanc qui ne lâche rien est éclectique et pragmatique – il associe sans état d’âme les présomptions suprémacistes et les procédures d’assimilation de toute la gamme des allogènes « utiles » – il a désormais « ses » Indiens, « ses » Chinois, « ses » Noirs, « ses » Latinos et même « ses » Arabo-musulmans, un peu comme les empires coloniaux européens avaient, au temps des deux guerres mondiales, leurs contingents de troupes autochtones... [24] Mais ces adjonctions de pièces rapportées ne changent rien à l’efficace de la machine en pilotage automatique dont l’horizon est, aujourd’hui comme hier, la perpétuation du plus fallacieux des ordres des choses : celui qui s’établit sur la présomption blancocentrique – ce monde que l’espèce blanche a investi de part en part, mu par un esprit de conquête insatiable. Au stade tardif de cette colonisation globale, le paradoxe est qu’en plus d’une des succursales de l’institution hégémonique, l’ordre blanc soit impeccablement incarné par des allogènes – Taïwan, avec sa « démocratie » plus blanche que blanche inféodée au maître d’outre-Pacifique, en est le parfait exemple [25]. A Taïwan, les élites sont impeccablement « blanchies » (whitewashed) et elles ne ménagent aucun effort pour laver le cerveau (brainwash) de la population en vue de la mettre en condition de désirer la tutelle du Grand Protecteur blanc – les Etats-Unis.

Enfin, pour reprendre une distinction remise en selle par Philippe Descola, (à propos de populations amérindiennes de la haute Amazonie, communément appelés Jivaros) la « querelle » entre la Chine et Taïwan ne relève pas de la catégorie de la guerre intertribale mais bien de celle de la guerre intratribale. « La guerre intratribale oppose des gens dont la parenté est reconnue et qui participent d’une même communauté de langage et d’intercommunication : ils parlent le même dialecte, se connaissent personnellement et, en temps ordinaire, se visitent à l’occasion. Elle a donc toutes les apparences d’une vendetta en ce qu’elle est motivée par des griefs spécifiques – généralement des accusations d’adultère ou des agressions chamaniques – et que des mécanismes socialement reconnus permettent de la conclure provisoirement ou d’empêcher son extension [26] ».
Par contraste, insiste Descola, « la guerre entre tribus consiste en une alternance de raids réciproques pour aller capturer des têtes destinées au rite des tsantsa, ce qui la distingue de la vendetta où les cadavres des ennemis ne sont jamais décapités [je souligne, AB]. L’adversaire y est anonyme et générique, son altérité relative se mesurant au fait qu’il doit être suffisamment proche pour partager une même identité culturelle (…) et suffisamment lointain pour être néanmoins perçu comme différent : il parle un autre dialecte et demeure hors du champ de la parenté » [27].

En d’autres termes, l’enjeu premier de la « dispute » entre Taïwan est la Chine serait que la guerre intratribale, vendetta entre apparentés susceptible de s’apaiser en recourant à des moyens conventionnels et coutumiers, ne soit pas prise en otage par la guerre intertribale qui oppose la Chine à ses ennemis – ceci de manière à ce que, au fil de cette dispute, on n’en vienne pas à s’entre-décapiter, entre « parents »...
La boucle se boucle ici, où l’on retombe, en référence à l’histoire de Taïwan et à l’imaginaire collectif qu’elle nourrit, sur l’archaïque pur : les féroces décapitations auxquelles donnaient lieu, dans les montagnes de l’île, les guerres entre tribus (peuples) aborigènes, des paroxysmes hyperviolents remis en scène et en mémoire, il y a quelques années par le film à grand spectacle Seediq Bale...

Alain Brossat

ill. Lo Hui-Chen

Notes

[1Hannah Arendt, La crise de la culture, traduit de l’anglais par Patrick Lévy, Folio, 1972 (1961).

[2Ibid. p. 304.

[3Ibidem p. 304. « Il se dit que Clémenceau, dans les années 1920 et peu avant sa mort, se trouva engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar quant à la question de savoir qui était coupable du déclenchement de la Première guerre mondiale. A son interlocuteur qui lui demandait : ’A votre avis, qu’est-ce que les historiens de l’avenir penseront de ce problème embarrassant et controversé ?’ Clémenceau répondit : ’Ca, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne » (traduction modifiée).

[4Ibidem p 304.

[5Dans le Gorgias de Platon, Calliclès expose sa philosophie du pouvoir fondée sur la « loi naturelle » : « C’est la nature elle-même qui démontre cela : qu’il est juste que le meilleur ait plus que le plus faible et le plus puissant que le plus impuissant. Elle manifeste en de nombreuses circonstances qu’il en est bien ainsi tant dans les autres êtres vivants que dans toutes les cités et les races des hommes, et que le juste est ainsi déterminé par le fait que le plus puissant commande au plus faible et a la plus grande part » (483e). C’est très précisément le raisonnement qui fonde l’idée que les Etats-Unis se font de leur propre législation entendue comme universelle.

[6De l’idée que notre droit est ce qui impose sa loi au monde entier, idée la mieux partagée parmi les dirigeants états-uniens aujourd’hui comme hier et inlassablement soutenue et colportée par les mercenaires de la plume et du verbe, à cette autre « idée » selon laquelle le passé s’écrit selon les règles que nous fixons et selon nos intérêts propres, il n’y a qu’un pas. Un pas qui se franchit de plus en plus allègrement dans la propagande belliciste néo-impériale.

[7Taipei Times, 23/12/2021. « Les concepts et les récits importants doivent être régulièrement (ré)articulés. Une déformation de la réalité, pour peu qu’elle soit le fait de figures d’autorité peut être acceptée comme exprimant la vérité ».

[8Taipei Times, 14/11/2020.

[9Taipei Times, 7/12/2021.

[10George H. Kerr, Taiwan Betrayed, Taiwan Publishing, 1997 (1965).

[11Je remercie Ya-chiao Lee d’avoir attiré mon attention sur ce document. Ironiquement, ce sont les indépendantistes qui ont assuré une diffusion récente à Taïwan à ce memorandum un peu oublié : témoin, ultérieurement, de la terreur blanche exercée sur l’île par Chiang Kai Chek, Kerr a vigoureusement pris parti contre ces violences, avant de se prononcer en faveur de l’indépendance de l’île – mais il n’empêche : ce qu’il a vu en septembre-octobre 1945 demeure et fait foi...

[12Ibidem, p. 86. « La Chine va devoir affronter de nombreux problèmes en récupérant sa souveraineté (je souligne, AB) sur Formose (…) Le premier problème auquel fait face la Chine, c’est le développement de moyens de communication denses et fiables entre Formose et le continent (…) Les Chinois formosans escomptent qu’on leur accorde une aide à la reconstruction de leur économie locale qui soit équivalente à celle qui sera accordée à n’importe quelle autre partie de la Chine (je souligne, AB) (…) Ils insistent sur le fait que c’est le gouvernement impérial mandchou qui les a livrés [au Japon] sans ménagement , en guise de réparations après la défaite de la Chine lors de la guerre sino-japonaise. Maintenant, alors qu’il reviennent dans le giron de la Chine (je souligne, AB), leur situation est infiniment meilleure que celle qui était la leur lorsqu’ils sont passés sous le contrôle des Japonais. On peut supposer que le gouvernement chinois actuel est pleinement conscient de ces données et est prêt à étendre aux Formosans les bénéfices de la réorganisation démocratique [du pays] que le généralissime Chiang Kai Chek a promis au reste de la Chine ».

[13Ibidem., p. 105-106. A l’occasion de la rencontre qui se tient au Caire en novembre 1943 et qui rassemble Roosevelt, Churchill et Tchang Kai Chek, il est statué, entre autres, que le Japon devra restituer à la Chine l’ensemble des territoires dont il l’a spoliée – la Mandchourie et Taïwan, donc, en tout premier lieu.

[14« Argument » inlassablement repris en boucle et à l’identique par l’un des plus radicaux de ces storytellers salariés, Jerome Keating : « What most nations and people do not know, or forget, is that seven years after the end of World War II, when Japan ’officially’ surrendered Taiwan in the 1952 San Francisco Peace Treaty, it gave Taiwan to neither the CCP not to the KMT government in exile » - Taipei Times, 26/102020.

[15On est bien là dans un cas flagrant d’effacement pur et simple d’un épisode passé qui dérange – la chose amusante est que 1984 est la sainte Bible de ces prosélytes de la nouvelle hégémonie...

[16Jerome Keating, article cité supra.

[17Un signe tout à fait probant du fait que l’on a affaire ici à de l’intelligence servile et non pas à des intellectuels ou des spécialistes dans le sens courant de ces termes est que, de l’immense et infiniment diverse littérature antitotalitaire ou habitée par le pressentiment du totalitarisme, telle qu’elle comporte nombre d’ouvrages brillants, ils ne connaissent que le plus facile et le plus médiocre dont il font leur catéchisme – 1984 – jamais entendu parler ni de Capek ou Milosz, ni de Zamiatine, ni de Kolakowski, ni de Zinoviev, ni même de Soljenitsyne – ni de rien : finalement, ils n’ont pas des fiches, ils n’en ont qu’ une : 1984...

[18Taipei Times, 9/11/2021.

[19Sur ce point, encore et toujours : Victor Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich, Albin Michel, 1996 (1947) et Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Herman, 1972.

[201784.

[21Bruno Latour, Face à Gaïa, huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 2015.

[22Des « titres » à faire froid dans le dos, du genre : « A retired US foreign service officer who has served in Taipei and Beijing and is now director of the Future Asia Project at the International Assessment and Strategy Center » ; « J. S. who served as a China country director in the office of the US secretary of defense is a fellow at the Institute for Taiwan-American Studies and a member of the Global Taiwan Institute’s advisory committee ». Le propre de ces « qualifications » est d’établir un parfait continuum entre l’académique (l’universitaire), le politique (l’exécutif) et le militaire. Un continuum dont le corollaire direct est la disparition de la recherche et de la réflexion non inféodées.

[23Nous rejoignons ici Bruno Latour, notant qu’il « n’est pas fortuit que les mêmes lobbies qui financent les climato-sceptiques aient travaillé si longtemps à briser la connexion entre les cigarettes et nos poumons » (op. cit., 4° conférence). Il y aurait toute une étude à faire sur le recyclage des mercenaires de la vérité, de la promotion d’une cause mortifère à une autre...

[24Récemment, une maigre délégation parlementaire composé de six lobbyistes pro-Taïwan a été reçue en grande pompe sur l’île, délégation conduite par l’écolo-pour-rire François de Rugy. Parmi elle, un député LRM né à Dakar et un autre d’origine malgache. Ces petites différences ne changent évidemment bien au caractère à 100% blanc de l’opération en cours dans le contexte de la guerre des espèces sous le signe de laquelle se place la guerre livrée par l’Occident à la Chine. Le blanc, c’est la couleur de plus en plus distincte d’une politique globale tournée vers le renforcement ou la restauration de l’hégémonie occidentale.

[25Les Etats-Unis s’établissent aujourd’hui toujours plus distinctement dans la position de « protecteur » de Taïwan (face à la Chine) par des moyens plus insidieux que ceux par lesquels ils l’ont fait aux Philippines, au début du XXème siècle, face au colonisateur espagnol. Mais, en dernière analyse, le geste du « protecteur » demeure ici le même – indistinct de celui du prédateur. Les Etats-Unis n’occupent pas aujourd’hui Taïwan, ils se contentent de prendre sa population en otage dans le contexte de leur effort pour contain and roll back la nouvelle puissance chinoise...

[26Philippe Descola, Les formes du visible, pp. 183-184, Seuil, 2021.

[27Ibidem.