Gauches partisanes : somnambulisme politique et électoral. Brèves remarques sur la situation présente (2)

, par Olivier Le Cour Grandmaison


« Les camps sont clairement partagés. Ne nous imaginons surtout pas l’avenir plus rose qu’il ne le sera probablement. Pour nous, les choses vont être de plus en plus dures. Le combat deviendra quotidien. […] Il est préférable de crier la vérité dans l’incertitude que de raconter des mensonges… »
Klaus Mann, 1933

A l’heure où ces lignes sont écrites, le chœur des gauches fait entendre des voix dangereusement dissonantes. Le spectacle des négociations relatives à la désignation d’un·e premier·e ministre, qui exacerbent des intérêts boutiquiers que les uns et les autres tentent de faire passer pour la défense de nobles de principes, confine au Vaudeville : portes claquées, entrées imprévues suivies de sorties du même tonneau, rôles surjoués et querelles indignes. Si le ridicule tuait, l’hécatombe aurait sans doute été significative. Les dirigeants du Nouveau front populaire avaient l’occasion, en concluant rapidement un accord, de mettre Jupiter le Petit au pied du mur ou, plus exactement, au milieu du champ de ruines dont il est l’auteur. Par leurs fautes, l’opération a tourné au fiasco ou à la mauvaise farce, c’est selon.

Et pourtant, les mêmes affirment qu’ils souhaitent poursuivre dans la voie qu’ils ont commencé de tracer. Au regard de la gravité de la situation, c’est bien le moins, mais il ne suffit pas de le répéter haut et fort. En ces matières comme en beaucoup d’autres, il convient de suivre les sages conseils de Saint-Thomas : ne croire que ce que l’on voit, et juger sur pièce. Aussi est-il indispensable de préciser comment et avec qui continuer de bâtir ce qui s’ébauche à peine. Fragile est le Nouveau front populaire qui a vu le jour dans les conditions et pour les raisons que l’on sait, et qui le demeure, parce qu’il n’est, à ce jour, qu’un cartel d’organisations soumis aux considérations partisanes de ses divers promoteurs, et aux agendas personnels de certain-e-s, obsédés par les présidentielles à venir.

Il est donc impératif de lui donner au plus vite de solides fondations pour assurer sa pérennité au-delà des orientations présentes et futures qui seront mises en œuvre, et pour résister aux aléas d’une conjoncture politique et d’un imbroglio institutionnel sans précédent sous la Cinquième République. Lorsque s’accumulent des situations inédites, que les vents forcissent dangereusement et que des tempêtes s’annoncent, ces tâches sont élémentaires et urgentes. De là, cette nécessité : créer et multiplier les comités locaux du Nouveau front populaire pour en faire un véritable mouvement correspondant à ce dernier qualificatif et capable d’organiser les citoyen-ne-s qui ont soutenu son programme et ses candidat-e-s. Circonscrites à quelques enjeux significatifs, les lignes qui suivent n’ont pas la prétention de répondre à l’ensemble des questions programmatiques et pratiques de l’heure, lesquelles appellent débats, réflexions et élaborations collectives (voir "Remarque 2" de cet article). D’autres, c’est certain, apporteront des contributions et des propositions complémentaires et utiles.

Relativement aux comités précités, ils seront unitaires, démocratiques et inclusifs, ou ils ne seront pas ; ces caractéristiques font en effet partie des conditions indispensables à leur existence comme à leur permanence. Aussi est-il nécessaire de rompre dès maintenant avec le paternalisme et/ou le fraternalisme des gauches politiques traditionnelles et de nombreuses associations. Plus souvent qu’à leur tour et depuis des lustres, elles traitent les citoyen-ne-s et les militant-e-s, héritiers des immigrations coloniales et post-coloniales, en subalternes – pour rappeler les origines de ces pratiques, d’aucuns diraient en « supplétifs » – destinés à renforcer ponctuellement les bataillons indispensables aux actions ou aux campagnes engagées. A preuve, la blancheur persistante et scandaleuse des directions et des élu-e-s de ces formations, entre autres, lesquels persévèrent dans la défense de leurs privilèges et de leurs positions [1]. Et les mêmes, qui s’indignent des discriminations liées au genre, sont indifférents à celles qui reposent sur les origines dès lors qu’il s’agit de leur propre organisation.

A rebours de ces agissements, qui reconduisent des divisions, des discriminations et des défiances anciennes, pour le plus grand bonheur du parti de l’Ordre, il faut faire droit à l’existence comme à la présence de nombreux collectifs, comités ad hoc et structures associatives des quartiers populaires. Leurs membres racisé-e-s ou non, français-e-s ou étranger-e-s, exilé-e-s- et sans-papier-e-s, peu importe, doivent enfin être considérés comme des sujets politiques individuels et collectifs à part entière, comme des égaux dont les expériences, les connaissances et les savoirs pratiques accumulés depuis des années, et les revendications sont absolument indispensables aux luttes politiques présentes et à celles qui s’annoncent [2].

Alors que des membres du Nouveau front populaire – François Ruffin, notamment, qui « avait football » lors de la manifestation contre l’islamophobie en novembre 2019 – souhaitent accorder, de facto, la priorité aux « bourgs » sous couvert, parfois, de fidélité aux traditions du mouvement ouvrier et avec la bénédiction de chercheurs qui affirment que la classe est le seul point d’appui permettant d’engager des mobilisations significatives [3], intersectionnaliser revendications et actions est indispensable. Aussi faut-il articuler classe, race, genre et orientation sexuelle. Quelles que soient leurs origines, ces diverses discriminations systémiques, leur conjonction plus encore dans le cas des personnes racisées identifiées comme femmes et musulmanes, affectent gravement la trajectoire scolaire, universitaire, professionnelle et salariale des personnes concernées. C’est donc l’ensemble de leur existence qui est marquée, depuis le début, par ces traitements inégaux et par de scandaleuses disparités en matière d’accès aux services publics, notamment. De telles discriminations racialisent le social et inscrivent durablement le racial dans le social en renforçant les déterminations multiples de ce dernier ce qui contribue à transformer le parcours des individus en un destin auquel il leur est fort difficile d’échapper.

La présence de citoyen-ne-s et de militant-e-s racisé-e-s, dans les comités du Nouveau front populaire, doit être aussi pensée comme la garantie que leurs revendications ne seront pas, une fois de plus, invisibilisées et reléguées au second plan, ou déléguées à des associations de défense des droits humains dans le cadre d’une délétère division du travail politique qui a depuis longtemps fait la preuve de son inefficacité. Ajoutons qu’au moment où le Rassemblement national est au plus haut et que les partis de gouvernement extrême-droitisés appliquent les orientations que l’on sait, il est impératif de les combattre tous. Aussi faut-il placer les luttes contre les discriminations, les racismes, l’islamophobie et l’antisémitisme au plus haut de l’agenda politique, conjointement aux revendications sociales et à la défense des services publics. S’engager dans cette première voie doit également favoriser la décolonisation de la République qui honore toujours bourreaux et criminels de l’ex-empire, qui réprime et tue en Kanaky, et déporte dans l’Hexagone des militant-e-s indépendantistes dans la grande tradition des pratiques coloniales mises en œuvre contre les « indigènes ». Quant au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, que les autorités françaises prétendent respecter, il doit bien sûr s’appliquer dans les possessions hexagonales définies par l’ONU comme des territoires à décoloniser [4].

Concluons brièvement et à titre provisoire : en ce qui concerne les comités du Nouveau front populaire, il faut y affirmer un « en même temps » radical et déterminé : favoriser leur émergence et les soutenir, tout en œuvrant à la construction d’une alternative qui s’avère chaque jour plus nécessaire au regard du passé comme du présent des gauches traditionnelles, de leurs orientations et de leurs pratiques. Pour paraphraser Tina et Ike Turner [5], nous ne croyons pas, ou plus, aux promesses de leurs dirigeant-e-s, mille fois formulées et autant de fois trahies. Depuis longtemps, nous savons ce qu’ils ont fait, ce dont ils sont capables et, comme des millions d’électeur-e-s qui ont voté pour eux, nous voyons la façon dont ils continuent de se comporter sans tenir compte ni de la dangerosité de la conjoncture, ni des aspirations unitaires et des espoirs qu’ils ont suscités. Une fois de plus, ils semblent faire la pitoyable démonstration qu’ils ne savent rien apprendre de leurs échecs politiques réitérés. Inquiétant somnambulisme, encore et toujours, qui signera leur faillite historique, partisane et personnelle si, par leurs fautes, ils ne parviennent pas à empêcher la victoire de Marine Le Pen en 2027.

Remarque 1 : sur un singulier « Front républicain »

Il est étonnant de constater, y compris au sein d’une certaine gauche radicale, l’usage acritique de cette expression et la faiblesse des réflexions sur les pratiques qu’elle légitime. Il en est du « front républicain » comme des « valeurs » du même type. Tous deux ne sont plus qu’incantations qui mobilisent de grands mots vagues puisés dans des « boîte[s] à double fond » semblables à celles des prestidigitateurs dans lesquelles chacun-e- met les « idées » qu’il désire ou qu’il retire « sans que personne le voie [6]. » Relativement aux droites extrêmisées – aux Républicains, à ce qu’il en reste du moins, et à la fort mal nommée Renaissance, devenue Ensemble pour tenter de masquer le recul spectaculaire de cette formation composite –, ce « Front » est en réalité un « syndicat » que les différentes fractions du parti de l’Ordre ont mis en place pour promouvoir leurs intérêts catégoriels, immédiats et à plus long terme. Et pour défendre aussi leurs élu-e-s, les positions qu’ils occupent au sein de l’appareil l’Etat et les prébendes qui leur permettent d’entretenir leurs diverses machines électorales.

En baptisant « front républicain », ces arrangements sans principe, sans autre principe du moins que la volonté de se maintenir au pouvoir, quoi qu’il en coûte, les mêmes s’auto-instituent comme les défenseurs légitimes des institutions. Plus encore, ils parviennent ainsi à détenir le quasi-monopole de la qualification « républicaine » qu’ils accordent ou refusent, selon leurs intérêts du moment, à certains partis d’opposition en les incluant ou en les excluant du fameux « arc républicain. » Piètres archers, en vérité, car leur instrument est aussi inconsistant que leur opportunisme est sans frein. Fort de ce label, destiné à faire croire qu’ils sont les dignes protecteurs de la République, ils occultent leurs compromissions toujours plus importantes et graves avec l’extrême-droite dont ils ont pillé une partie du programme. C’est ainsi que des conceptions et des mesures xénophobes, racistes, islamophobes et illibérales, à l’origine défendues par le Rassemblement national et des idéologues cabotant dans les mêmes eaux – Renaud Camus et le pseudo « Grand remplacement », par exemple –, deviennent, grâce à cette sinistre et cynique entreprise de recyclage politique, des propositions jugées indispensables pour sauver la République des périls existentiels qui sont réputés la menacer.

Fort dangereux sont ces alchimistes qui transforment le vil plomb de leur extrême-droitisation en or supposément républicain. Preuve que les différentes composantes du parti de l’Ordre ne combattent pas tant les idées et les propositions de l’organisation dirigée par Marine Le Pen que ses candidat-e-s- afin d’assurer l’élection ou la réélection des leurs. Ce n’est ni la première fois dans l’histoire, ni bien sûr la dernière – l’avenir risque de nous offrir, hélas, beaucoup d’autres exemples probants – que de vaillants républicains sont prêts à fouler au pied les principes et les lois qu’ils affirment chérir pour mieux défendre la « république bourgeoise [7] » qu’ils adorent par-dessus tout. Et c’est bien sûr au nom de sa préservation qu’ils ont violé, par le passé, des droits et libertés fondamentaux, qu’ils les violent aujourd’hui et qu’ils les violeront demain, s’ils le jugent nécessaire. Dans l’Hexagone comme en Kanaky, par exemple, afin d’y maintenir la domination de leur République coloniale, prête à tout pour sauvegarder ses positions géopolitiques. « Profits, ordre et sécurité », ici comprise comme l’assurance qu’on ne saurait porter atteinte si peu que ce soit aux premiers, telle est leur devise et leur religion. Malheur à ceux qui s’avisent de proposer quelques modestes réformes destinées à mieux répartir les fruits du travail et du capital, ils sont aussitôt fustigés comme d’irresponsables « extrémistes » puisque l’application de leur programme aurait pour conséquence de ruiner l’Etat, la croissance et « l’attractivité-de-notre-beau-pays-et-de-nos-entreprises. » Enfin, accusation suprême, les mêmes sont réputés se placer en dehors de la République.

Soit écrit en passant, ces involutions anciennes rendent illusoires, pour ne pas dire inquiétantes, les propositions de certain-e-s qui en appellent aux républicains de bonne volonté pour former une improbable coalition contre l’extrême-droite. Défendre les principes du triptyque « Liberté, Egalité, Fraternité » avec Jupiter le Petit, Wauquiez le Minuscule, Philippe-Bleu-Horizons qui, lors des débats sur la loi Asile-Immigration, a soutenu des positions plus radicales encore que Darmanin-Cavaignac, sans oublier Larcher-l’Incrusté-du-Sénat, favorable à la suppression du droit du sol à Mayotte comme dans l’Hexagone ? La réponse est dans la question. Il y a longtemps déjà que les uns et les autres sont devenus les éclusiers irresponsables qui ouvrent grand les vantaux d’où s’écoulent des flots sombres et tumultueux avec les résultats que l’on sait : permettre au navire lepéniste de voguer toujours plus vite en embarquant un nombre croissant de passagers et de personnels. Admirable bilan, n’est-ce pas ? Il doit exclure, a priori, toute coalition des forces qui se disent progressistes avec des représentants du parti de l’Ordre. Autre chose est la question du désistement. Il ne consiste pas tant à choisir un « moindre mal [8] » qu’à voter pour l’adversaire qui est conjoncturellement le moins dangereux.

Remarque 2 : sur un certain ton polémique

Merci infiniment à toutes celles et à tous ceux qui m’ont envoyé des messages vertement critiques, le plus souvent polémiques, ou ont fait des commentaires acerbes relatifs à la première partie de cet article et, parfois, s’en sont pris à ma personne. Ces lecteur-e-s confirment nombre d’inquiétudes. Lorsque les qualificatifs « d’universitaire », de « diplômé » ou « d’intellectuel » deviennent des disqualificatifs et des insultes euphémisées, c’est la preuve que la bêtise et l’obscurantisme progressent, y compris dans les rangs de ceux qui se disent progressistes. En usant d’un tel vocabulaire, ils donnent raison à leurs adversaires et à leurs ennemis. Dans la conjoncture présente, cela revient à apporter une irresponsable contribution à la marée montante organisée par ceux qui, haïssant les réflexions et les disciplines insoumises, vantent les mérites supposés du « bon sens », poursuivent la destruction des sciences humaines et sociales dans les universités et ailleurs, et traitent la philosophie en chien crevé au motif que toutes seraient au fondement d’une inadmissible « culture de l’excuse. » Poujadiste [9] hier, le « bon sens » bénéficie aujourd’hui d’un inquiétant consensus puisqu’il est désormais lepéniste, « républicain », « jupitérien » et parfois, hélas, revendiqué par certaines gauches qui pensent ainsi faire « peuple [10] ». Un symptôme de plus qui atteste la dégradation significative de la situation politique et intellectuelle de ce pays.

Plus encore, les réactions précitées témoignent de la puissance des doxa et des idéologies. Elles se reconnaissent, entre autres, à ceci qu’elles apportent à leurs fidèles desservants le doux confort du prêt-à-penser, des écholalies, des réflexes pavloviens qui, à des degrés divers, sont les uns et les autres en-deçà de toute réflexion. Leurs fonctions ? Au pire interdire ces réflexions mêmes, au mieux leur assigner d’étroites frontières afin de ne pas porter atteinte à la cohérence et à l’apparente solidité de l’échafaudage discursif et politique établi. Dans le monde rendu transparent par les représentations et les croyances de ces fidèles, il n’y a plus, ou presque plus, d’interrogations mais seulement des réponses depuis longtemps formulées et sûres qu’ils convoquent inlassablement en estimant résoudre ainsi les problèmes auxquels ils sont confrontés. Est à l’œuvre une « consigne », implicite et indispensable à la pérennité de l’idéologie défendue : « NE PAS PENSER » afin de contraindre cette pseudo-pensée à suivre « un tracé invariable [11] » qui mobilise les mêmes références, les mêmes arguments et les mêmes termes.

Admirable sécurité du degré zéro de la pensée et triomphe du sommeil dogmatique érigés en mauvaise boussole, laquelle explique les égarements de bien des gauches qui, ayant perdu le Nord, sont parfois complètement à l’Ouest. Pour celles-là comme pour leurs dirigeant-e-s, il faut, non des esprits libres, mais de fidèles chiens de garde obéissant au doigt, à l’œil et à la laisse. Telles sont les conditions qui permettent alors de faire appel à ces « vertueux intellectuels » chargés de suivre la baguette « d’imperturbables chef d’orchestre capables de battre la mesure de la lenteur d’esprit, pour que les fidèles de la croyance totale demeurent réunis et continuent à danser leur danse [12]. » In fine, ce sont bien les fonctions des divers think tank, mis en place par certaines de ces gauches, qu’ils se nomment fondation ou institut.

De là, la virulence des réactions précitées qui sont autant de mécanismes de défense destinés à écarter toute interrogation et réflexion susceptibles de nuire aux doxa instituées, au mol édredon des certitudes établies comme aux intérêts des bureaucraties partisanes et de leurs chef-fe-s. De là, enfin, et c’est beaucoup plus grave au plan politique et pratique, ces décalages, souvent des gouffres en vérité, entre les nombreuses connaissances accumulées par les sciences sociales et humaines, par la philosophie et par de nombreux rapports d’institutions précieuses – le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), par exemple – et les programmes bâtis à la hâte dans les petits cénacles des forces de gauche. Penser à nouveaux frais la situation présente, et les tâches indispensables pour tenter d’empêcher l’avènement du pire, exige de rompre au plus vite avec ces habitudes délétères [13] et ces conservatismes habillés des oripeaux du progressisme et de l’expertise des professionnel-le-s de la vie publique en mettant en place les mécanismes démocratiques qui favoriseront l’émergence d’une sorte d’intellectuel collectif capable d’élaborer, avec les premier-e-s concerné-e-s évidemment aussi, des analyses audacieuses et nouvelles, et d’apporter des réponses de même nature. Placer ainsi « l’imagination au pouvoir » en instituant enfin « la politique comme puissance d’invention collective, invention de noms qui brisent les identifications sociales données ; inventions d’actions qui font sauter les médiations normales définissant l’ordre consensuel ; transformation des espaces, de leurs usages et de leur fonction symbolique… [14] »

A l’adresse des dirigeant-e-s du Nouveau front populaire, qui disent vouloir « Tout changer » – tel était le slogan adopté à l’occasion des législatives –, appliquez immédiatement cette revendication à vos pratiques et à vos modes de fonctionnement, et faites droit, enfin, à de véritables délibérations communes et inclusives. Ni guides suprêmes auto-proclamés, ni maîtres-penseurs, qui se muent trop souvent en maîtres-censeurs. Vive « les révolutions citoyennes », comme l’affirmaient certain-e-s sans jamais mettre en œuvre cette promesse ravalée, par leur faute, au rang d’incantation sans conséquence ni lendemain. Compte tenu de l’urgence de la situation, il est impératif de passer de la théorie à la pratique sans attendre l’autorisation des chef-fe-s petits et grands du Nouveau front populaire.

Olivier Le Cour Grandmaison , universitaire. Dernier ouvrage paru : Racismes d’Etat, Etats racistes. Une brève histoire, éditions Amsterdam, 2024.

Notes

[1En 2009, seuls « 7 parlementaires "issus des minorités visibles" » siégeaient à l’Assemblée nationale, soit 0,8%. Patrick Simon et Angéline Escafré-Dubet, « Représenter la diversité en politique : une reformulation de la dialectique de la différence et de l’égalité par la doxa républicaine », Raisons présentes, 2009/3, n°35, p. 127. En 2022, on comptait 32 député-e-s de la « diversité », selon l’expression consacrée, sur les 577 que compte le Palais-Bourbon, ce qui représente 5,5% des effectifs. Sublime progression !

[3Cf., Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2021. Et sur la critique des critiques de l’intersectionnalité, voir Sarah Mazouz et Eléonore Lépinard, Pour l’intersectionnalité, Paris, Anamosa, 2021 ; Michelle Zancarini-Fournel, « Les erreurs d’un livre », En attendant Nadeau, 25 février 2011 (en ligne).

[4En 1963, au sein de l’ONU, le Comité chargé d’étudier la situation des territoires non autonomes – aussi appelé Comité spécial de la décolonisation – a approuvé une liste qui comprend la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française.

[5« Je ne crois pas ce que tu dis/parce que je vois ce que tu fais. » Tina et Ike Turner (1964). Et sur la construction de l’Alternative, voir : https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://www.forumalternative.org/&ved=2ahUKEwjVtMml_aaHAxXTdaQEHcydCl0QFnoECBoQAQ&usg=AOvVaw2eueGIdC2dKJd5BMskkSoV

[6Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 1981, t. 2, Première partie, chap. XVI, p. 89.

[7Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Les éditions sociales, 1969, p. 25.

[8« Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. » Léon Trotsky, Comment vaincre le fascisme, (1933), Paris, Buchet/Chastel, 1973, p. 74. Certains héritiers prétendus de ce dirigeant, qui font leur cette devise : « plus révolutionnaires que nous, tu meurs », et qui créent leur petite organisation en ajoutant la division à la division, la confusion à la confusion et l’impuissance à l’impuissance, seraient bien inspirés de relire cet ouvrage et d’en tirer quelques conclusions pour les temps présents.

[9« Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles », notait Roland Barthes. Plus encore, ajoutait-il, le « bon sens » est « le refus de l’altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité et l’exaltation du semblable. » « Quelques paroles de M. Poujade. », Mythologies, Paris, Seuil, 1970, p. 85. (Souligné par nous.) Voilà qui aide à comprendre son sinistre triomphe présent. Il faut ajouter que le culte du « bon sens » a aussi fait des ravages du côté des « guides » réputés « suprêmes » et de certains adeptes auto-proclamés de « l’avant-garde révolutionnaire » qui estimaient que ce « bon sens » s’incarnait dans le corps musculeux et viril du prolétaire supposé jouir d’un infaillible « instinct de classe. »

[10A preuve, le PCF a fait sienne cette antienne en choisissant, à l’occasion des dernières élections européennes, l’inconsistant slogan suivant : « Le Choix du bon sens en France et en Europe. » De même François Ruffin qui entend désormais incarner « une gauche populaire, une gauche de la décence et du bon sens. » Le Monde, 10 juillet 2024. (Souligné par nous.)

[11Claude Lefort, Un Homme en trop. Réflexions sur « l’Archipel du Goulag », Paris, Seuil, 1976, p. 172.

[12Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, Paris, Gallimard folio, 1995, « Livre Deuxième », 76, p. 104.

[13Sur les questions économiques et sociales, notamment, « seul le travail collectif permettra de faire des progrès, ce qui exige la création d’une véritable fédération démocratique de la gauche capable d’organiser la délibération et de trancher les différends », affirme Thomas Piketty qui ajoute : « au cours de ces dernières années, la France insoumise n’a cessé de vouloir imposer son hégémonie autoritaire à la gauche, à la façon du Parti socialiste d’autrefois, en pire, compte tenu du refus de toute procédure de vote de la part des dirigeants « insoumis. » Le Monde, 13 juillet 2024. A des degrés divers, cette critique vaut pour les autres formations du Nouveau front populaire.

[14Jacques Rancière, « Interpréter l’événement. » in Les Trente inglorieuses. Scènes politiques, Paris, La Fabrique, 2022, p. 139.