Gilets jaunes : une révolution moléculaire ?
La prise de position de Badiou par rapport au.x mouvement.s des gilets jaunes est remarquable à plus d’un titre. Tant par la clarté d’un propos qui paraît très construit et évidemment instruit, que par un certain « étonnement » suscité chez lecteur face à cette prise de position catégorique et sans doute provocatrice, voire agressive par endroits.
Ce qui se remarque d’abord est peut-être un insistant style à la première personne – « Moi, Je » – qui nous présenterait pratiquement un « personnage » : celui d’un intellectuel de gauche qui possède cette autorité que pourrait seule imposer une œuvre philosophique considérable (quoi qu’on en connaisse ou pense) comme celle qu’il a produite durant ces dernières décennies. Cette position personnelle, très nette dès les premiers paragraphes, va ensuite, à la façon d’un pré-texte, donner lieu à une analyse de la situation qui constituerait le motif central d’une réaction collective, littéralement d’une révolte, comme l’est celle des gilets jaunes. Puis les derniers paragraphes (pour le lecteur dont l’étonnement ne se sera pas trop vite transformé en un refus de lire la suite...) sont, de nouveau, motifs à surprise, lorsque Badiou paraît y proposer un rapprochement qui serait alors celui d’un courant radicalement « communiste » à ce ou ces mouvements qu’il commence par affirmer ne pas comprendre – voire qu’il peut littéralement qualifier de « réactionnaire »...
Il ne s’agira pas pour nous d’entreprendre ici une analyse critique qui pourrait, ou devrait, le reprendre pratiquement phrase par phrase. Nous tenterons plutôt seulement de le mettre en dialogue avec une disposition philosophique presque radicalement contradictoire d’avec celle qu’incarne Badiou dans son article, puisque lui-même pouvait affirmer, il y a déjà plus de 20 ans, comment il avait pu s’y opposer violemment dès sa jeunesse (tout en s’en sentant proche), pouvant même qualifier de « fascistes », dès les années 70, les philosophies qui entreprenaient la conceptualisation des mouvements issus de 68, cela avec une agressivité et, sans doute, une certaine dose de mauvaise foi, représentative de ce qu’il peut lui-même décrire comme « la vitalité de ces mouvements » [1], à savoir cette philosophie à laquelle est associé, en particulier, le nom de Gilles Deleuze.
De ce fait, nous ne reprendrons donc que quelques points ou arguments du texte écrit par Badiou, pour tenter de voir comment ce qu’il dénonce comme une « faiblesse » ou encore une « banalité » – celles de la « classe moyenne » – de ce mouvement des gilets jaunes, pourrait, dans une autre perspective, s’y mettre en évidence comme une force, ou, à parler dans un langage plus précis et plus approprié à la philosophie dont il va être ici question, une puissance – au sens où « ce » mouvement pourrait se concevoir dans les termes de possibilités que sa durée ne cesserait tout autant de déployer que de transformer, prenant progressivement ses ancrages et trouvant des moyens d’action qui se modifieraient de semaine en semaine, et gagnerait ainsi « en puissance » en ampleur au long de cette durée collectivement vécue. Tenter d’appliquer la pensée du philosophe Gilles Deleuze à ce mouvement nouveau, donc, mais plus particulièrement celle qu’il élabore à partir des années 70 avec Félix Guattari, des suites des événements ayant eu lieu il y a exactement 50 ans pour nous, et peut être plus encore celle que ce dernier rendra synthétique et précise dans le petit ouvrage plein de fulgurances – Les nouveaux espaces de liberté – qu’il co-écrira (non plus avec Deleuze) mais avec un autre philosophe, Toni Negri, alors détenu dans les geôles italiennes. Petit livre très rapide et efficace qu’il faudrait lire ou relire de toute urgence, tant il doit pouvoir nous paraître d’actualité [2], et tant il exprime bien cette pensée qui se prolonge depuis les événements de 68, et les mouvements de révolte qui en furent issus, dont la principale caractéristique serait cette absence de « centre » que Badiou dénonce avec une certaine virulence.
Parler d’une « absence de centre », comme le fait Badiou à propos d’un mouvement tel que celui des gilets jaunes, serait en réalité – depuis cette autre perspective « deleuzienne » – dire deux choses. D’une part, « négativement », dire que le collectif qui correspond à ces mouvements n’est pas hiérarchisé de telle sorte qu’il posséderait un organe de commandement dont il ne ferait qu’exécuter les ordres. Ce serait donc aussi bien y affirmer une forme singulière et mouvante de liberté. D’autre part, ce serait surtout dire qu’un mouvement sans un tel « centre » serait non seulement intrinsèquement libre mais aussi multiple : qu’il y aurait en réalité toujours plusieurs mouvements coprésents et plus ou moins coordonnés les uns aux autres dans ce qui prendrait l’allure « d’un même » mouvement dans la manière dont il s’effectue – en l’occurrence, dans la manière dont il se rendrait visible, en jaune, tous les samedis. Or, dans la mesure où « le » mouvement, par (ce qui n’en serait plus qu’un) exemple, « celui » des gilets jaunes, serait par lui-même sans centre et par là même multiple, composé d’une multiplicité d’autres plus petits groupes (ceux de chaque rond-point, des différentes sous-catégories sociales (de proximité ou non) des personnes qui le composent, leur statut social personnel, professionnel, etc.) il pourrait toujours potentiellement s’ouvrir et s’élargir pour inclure en lui « d’autres » mouvements ou groupes qui en accroîtraient la force en tant qu’ils seraient susceptibles de lui donner une cohérence et une profondeur encore supérieure à celle qui avait d’abord été la sienne.
Le mouvement serait donc d’abord relativement limité dans ses possibilités et ses revendications, auxquelles quelqu’un comme Macron (...ou Badiou ?) chercherait à le réduire. Puis prendrait de l’ampleur en augmentant son expressivité et ses moyens d’action, qui pourraient toujours se modifier et s’améliorer du fait de cette souplesse que causerait son « absence de centre ».
Mouvement d’abord minoritaire, presque « seul » ou « isolé » à la manière d’une monade leibnizienne, qui serait cependant par là même susceptible de gagner en amplitude par d’autres minorités qui viendraient s’y agencer, en s’ouvrant à d’autres mouvements eux-mêmes minoritaires (par exemple, ceux des quartiers péri-urbains dont Badiou parle à la fin de son article), mais selon d’autres modalités, en exprimant d’autres aspects et facettes de la réalité actuelle, jusqu’à finalement exprimer « notre monde » dans ses pauvretés et ses richesses [3].
Ainsi, lorsque Badiou déclare que ce mouvement n’est pas porteur, « à ses yeux » d’un message « politiquement novateur, ou progressiste », ce serait, toujours dans cette perspective, l’expression d’une puissance pour ce mouvement d’intégrer toujours de nouveaux « mots d’ordre » (disjonctifs), de nouvelles pratiques, par lesquels il pourrait, « par exemple », se rendre capable de démultiplier par soi ses visées de façon à se rendre littéralement multidirectionnel, en intégrant des points de vue qui ne se réduisent pas à un point de vue hégémonique, mais rendraient un mouvement comme celui des gilets jaunes capable de se projeter dans différentes directions « en même temps », comme dans ces stratégies de dispersion souvent employées le samedi pour échapper aux répressions violentes des forces de l’ordre. Si ce mouvement s’avérait être, tel que le décrit encore Badiou, sans organisation centrale, ce serait potentiellement sa multiplicité et sa liberté qui résiderait donc dans cette « absence ». Un mouvement ainsi « désorganisé » parce qu’il serait intrinsèquement multiple, parce qu’on ne pourrait plus discerner en son sein les travailleurs précaires, les retraités, ou encore les fonctionnaires de différents corps (stylos rouges, etc., ou même ces black blocks dont il serait parfois délicat, dans certaines situation, d’en distinguer les gilets jaunes...) qui pourraient actuellement presque s’y « fondre », de telle sorte qu’il lui faudrait, quoi qu’en pense Badiou, inventer de nouvelles formes d’organisation, selon un sens du mot « organisation » lui-même modifié : « Désormais, organiser signifie d’abord : opérer sur soi-même, en tant que collectivité singulière, construire, reconstruire, en permanence cette collectivité dans un projet multivalent de libération. […] cette recomposition permanente de la subjectivité et de la praxis n’est concevable que dans une totale liberté de mouvement de chacune des composantes, et dans le respect absolu de leurs temps propres – temps pour comprendre ou refuser de comprendre, temps pour s’unifier ou s’autonomiser, temps de l’identification ou de la différence la plus exacerbée », pouvaient dire Guattari et Negri dans Les nouveaux espaces de liberté [4].
Les gilets jaunes ne constitueraient pas un « même » groupe organisé centralement, avec un chef, une hiérarchie, des exécutants, mais une multiplicité de groupes diversement organisés, avec leurs principes de cohésion propres – vécu en commun sur les ronds-points, partage de mêmes difficultés socio-professionnelles, isolements mutuels que la participation à ces actions collectives quasi-quotidiennes sur une longue période viendraient briser : et par là même élargissements (personnels) à de nouveaux horizons, à d’autres manières de voir et de penser, qui pourraient toutes se coaguler sans se centraliser, et se rendre capable d’intégrer d’autres horizons qui en étaient d’abord disjoints – ceux des quartiers péri-urbains, ou des différents corps de fonctionnaires qui avaient exprimé un « même » mécontentement avant la formation du mouvement des gilets jaunes, voire même de certains « corps d’élite » dont Badiou serait l’un des « maître à penser » [5].
« L’individualisme » d’un tel mouvement ne serait donc que de façade, puisque tous ses protagonistes nodaux peuvent raconter la manière dont l’impulsion de ce mouvement les a tous réunis [6], précisément contre cet individualisme qui n’est pas tant celui des dites « classes moyennes » que l’intérêt principal des pouvoirs en place, de l’exercice desquels il est sans le moindre doute l’une des principales conséquences effectives [7]. Une manière, donc, de s’efforcer de rompre l’individualisme ambiant par la formation de groupe soudés, avant tout, par les difficultés pour tenir leurs objectifs : occuper un terrain (rond ou de plein d’autres formes potentiellement changeantes), résister aux tentatives policières pour les évacuer, lutter contre le froid en construisant des abris, collecter de la nourriture et la partager ensemble équitablement, etc.
« Un » groupe, par conséquent lui-même composé de groupes plus ou moins autonomes et à dimensions sans cesse variables, de nouveaux « individus » pouvant toujours choisir d’y participer et être accepté par les autres, ou libres de prendre, temporairement, du recul, pour revenir plus forts, etc. En d’autres mots, ce que Badiou interprète comme désorganisation résultante de l’individualisme de la « classe moyenne » serait un sens de l’organisation, et plus profondément, une manière concrète de s’organiser qui trouverait son principe dans une possibilité pour les unités à nombre variable des membres qui les composent, de développer leurs capacités collectives aux vitesses qui leur sont propres, de telle sorte que « l’ » organisation en question puisse conserver sa diversité intérieure.
En un sens, « un » mouvement tel que celui des gilets jaunes ne serait pas, il n’aurait pas d’être propre, – mais c’est parce qu’il serait d’abord pure puissance, qui ne cesserait de se réaliser diversement au fil des semaines puis des mois de sa durée. S’il fallait considérer ce mouvement comme « banal », « moyen », somme toute « middle class » et en ce sens réactionnaire selon Badiou, ce serait bien plutôt parce qu’il ne serait effectivement qu’un mouvement parmi d’autres. Ce serait là prendre en considération le fait simple que plusieurs mouvements se réunissent actuellement en France à une fréquence bien supérieure à celle d’un ou deux par semaines comme le sont ceux médiatisés sous l’appellation « gilets jaunes » par les mass-média. Manifestations le vendredi pour l’avenir de notre planète. Manifestations plusieurs fois par semaine, en ce moment, des enseignant-e-s du primaire, du collège tout autant que du lycée, pour l’avenir de notre société [8], celui de nos enfants, et celui donc, de tous les parents et grands-parents actuels et futurs, et qui sont désormais tous ralliés ensemble et de plus en plus, contre les réformes « éclairs » et non concertées du ministre Blanquer dès l’entrée au pouvoir du nouveau président. Comment expliquer que l’éducation, qui est en ce moment sujette à des réformes rapides et souvent brutales, n’ait pas été l’objet de la moindre discussion lors du « grand débat » macroniste ? Cela ne devrait-il pas être considéré par le chef de l’Etat comme un « manquement », à la façon dont il peut le dire pour le thème du chômage ? N’est-ce pas avant tout parce qu’il s’agirait moins d’en débattre que de refuser purement et simplement ce qui a déjà été décrété sans concertation dès le début du mandat de Macron ? Réformes massives et brusques, étonnamment précipitées, hâtives malgré le calme apparent du Ministre, du système éducatif dont la conséquence principale, redoutée et dénoncée par une grande part du personnel enseignant, consiste en rien de moins qu’un accroissement quasi-fatal des inégalités scolaires et dès lors aussi bien sociales : est-ce qu’il faut « débattre » des inégalités ou se donner les moyens effectifs de les réduire, comme la plupart de nos enseignant-e-s s’efforcent chaque jour de le faire avec des moyens déjà réduits, et pourtant mis en péril par les réformes actuelles ?
Différentes manifestations donc, ou différents mouvements porteurs de revendications si multiples qu’il serait impossible de toutes les énoncer et prendre en considération, cela parce qu’elles concernent en même temps pratiquement toutes les couches les plus « basses » (ou « moyennes » ?) de notre société – et dont les fonctionnaires, par exemple, font « de plus en plus » partie – ou de moins en moins, puisque le but ultime les concernant, paraît être de les réduire continuellement, eux et les « dépenses » dont on les rend pratiquement fautifs, tant par leurs conditions de travail qui se dégradent, que par leurs salaires gelés sans parler de leurs retraites – et sans même parler des nombreux mouvements de lycéens et d’étudiants, dont on sait qu’ils sont ceux qui ont refusé le plus massivement les conditions de « dialogues » supposés qui étaient ceux du « grand débat » alors que c’est de toute façon à eux (on pourrait l’espérer...) qu’appartient vraiment l’avenir de nos sociétés. Et il serait possible de poursuivre encore l’énumération de ce qui constituerait dès lors sans le moindre doute pratiquement la « majorité » numérique des français : ce que reflétait déjà les taux d’approbations au mouvement des gilets jaunes qui pouvaient culminer à plus de 80%, cela même après leurs premiers actes « spectaculaires » (à la TV du moins...) de dégradations. Une « majorité » de français aurait-elle eu ces jours-là comme une envie diffuse, mystérieuse, « aux limites de nos consciences », de « tout casser » comme ces porteurs de gilets qui ont fait le choix ensemble de ne pas céder à la répression policière qui leur était infligée ce jour-là... et déjà les précédents ? Et malheureusement les suivants.
Il faudrait donc avant tout considérer qu’il n’y aurait pas « un » mouvement (gilet jaune ou autre) au sens où quelle que soit la manière dont on se le représente, on est obligé de constater « qu’il n’est pas le seul », mais cela voudrait surtout dire (depuis la perspective d’une philosophie comme celle de Deleuze, Guattari ou Negri) qu’il serait pluriel ou plusieurs, multiple en tant même que mouvement actuel, telle une multiplicité de « monades » (nous reviendrons sur ce terme) dont le noyau serait pourtant intrinsèquement collectif. Pour autant, et à l’inverse, comment, dès lors, distinguer pratiquement ces mouvements les uns des autres ? N’y-a-t-il pas des porteurs de gilets jaunes, tant dans les manifestations pour l’écologie ou l’enseignement que dans les manifestations intersyndicales elles-mêmes de plus en plus fréquentes depuis presque deux ans ?
Y-a-t-il « contradiction » entre un mouvement comme celui des gilets jaunes et ces revendications qui portent spécifiquement sur le climat ou le système éducatif ? Autrement dit, des écologistes, des enseignants, des personnels soignants, des retraités, voire des militants « maoïstes » ou bolchéviks ne peuvent-ils en même temps être gilets jaunes ? Et cela même ailleurs en Europe : en Belgique, en Allemagne ou en Bulgarie ?
N’est-ce pas une telle tendance qui serait en train de s’affirmer au fil de ce mouvement, et de sa longévité semaine après semaine ?
On peut, à ce propos, réécouter les interventions qui furent celles du rassemblement à la Bourse du Travail de Paris, Place de la République, le 14 mars dernier, et qui regroupaient (Rodrigues, etc.)
Là encore, un rassemblement parmi d’autres, certes, parmi tous ceux qui se succèdent chaque jour à cette même Bourse du Travail pour organiser la résistance, mais un rassemblement important, tant pour sa diversité que par sa puissance de ralliement et le nombre considérable de ses auditeurs. Ceux qui étaient ainsi rassemblés représentaient donc a priori tous « un » mouvement « différent » des autres. L’étudiante Camille [9] venait pour parler des manifestations qui sont organisées le vendredi, alors que le mouvement des gilets jaunes, pour sa part matérialisé par la présence du « couple » Rodrigues/Ludoski, manifeste surtout le samedi. Le mouvement des Nuits debout peut être considéré comme passé, et pourtant Frédéric Lordon peut venir parler en son nom et recevoir l’approbation générale d’un public galvanisé par ses paroles et celles des autres intervenants. Le Comité Adama incarne le refus d’une violence policière et de bavures qui sont la triste preuve de comportements discriminatoires au sein des « gardiens de la paix », – et Rodrigues est sans doute parmi les mieux placés pour comprendre personnellement (du fait de la perte récente d’un œil) un motif de lutte qu’il exprime pourtant différemment, plus « largement », incluant tous ceux qui sont prêts à « combattre » (le mot n’est malheureusement pas si inadéquat) pour la démocratie. Et tout le monde, tous les auditeurs peuvent approuver chacun des propos que chacun des intervenants exprime. Cela simplement parce qu’ils n’ont rien de contradictoires, mais qu’au contraire, chacune vient s’entrelacer aux autres comme une longue constatation et protestation ponctuée chaque fois d’un « et » (ou d’une synthèse disjonctive) qui finit par dresser touche après touche un tableau à la fois général – celui de notre société, de ses problèmes, des stratégies possibles face à ces problèmes – et singulier par son actualité, parce qu’il est celui de notre situation actuelle, et de ce qui attire chacun de nous dehors et dans les rues chaque semaine, voire chaque jour, même en plein cœur de l’hiver.
Est-il dès lors seulement possible d’adopter une position aussi tranchée que celle que tente d’adopter Badiou, par rapport à « un » phénomène aussi multiple que ce qui se passe actuellement en France ?
Est-ce que « tout le monde » ne peut, et même ne doit, actuellement, se sentir concerné d’une manière ou d’une autre par ce qui se passerait, en réalité, non seulement en France mais, comme Badiou le sait et le dit très bien, dans le monde dans son intégralité, et n’est-ce pas finalement ce que chacune de ces manifestations, voire même chacune des « colères personnelles » [10] ne cesserait de s’efforcer d’exprimer, sans, par elle-même, y parvenir totalement ?
Serait-ce ces lacunes ou maladresses (parfois violentes) dans l’expression propre à chaque mouvement qui devrait faire l’objet des principales attaques ? Le fait que ce soit une situation collective, probablement mondiale en de nombreux sens, que chaque mouvement s’efforcerait d’exprimer de manière souvent « maladroite », « mal dite » aux yeux d’un Badiou, mais de par sa partialité même capable d’approuver les autres qui se distinguent pourtant d’elle sur la forme, pour intégrer une nouvelle facette de notre situation, ou plutôt de nos actions et réactions possibles à cette situation. On pourrait élargir encore le questionnement :
Est-ce que ces mouvements de masse en Algérie ? Au Venezuela ? En France ? pourraient avoir de mêmes « causes » ? Est-ce que ces mécontentements massifs pourraient être provoqués par de mêmes faiblesses dans les modes de « gestion » défaillants ou corrompus, et des prises de décisions fondamentalement antidémocratiques qui sont ceux des politiques contemporaines ?
A ce compte-là, qu’est-ce qui désorganiserait ou « désunifierait » tellement les revendications des mouvements sociaux français ? Porter ou non un gilet ? Manifester à Paris, à Toulouse, Bordeaux ou dans des villes « plus petites » comme Saint-Malo où la participation peut également être très forte ? Le vendredi, le samedi ou le dimanche ? En semaine comme font régulièrement les enseignants ?
Est-ce que c’est cela, ce manque d’unité ou pire, cet « individualisme » qui constituerait paradoxalement « notre problème » en France, et probablement ailleurs ? La contradiction presque absurde de nos frustrations et colères ? N’est-ce pas, au contraire, répétons-le, leur force possible ?
Le « message » à entendre, comprendre, éprouver soi-même, n’est-il pas lui-même, moins « banal » ou « moyen » qu’ayant pour seule condition de pouvoir toujours se combiner, se « machiner » ou s’agencer au message des autres : non plus simple « message », mais manière de vivre ou d’agir, de réagir concrètement, qui nous laisserait tous effectivement insatisfaits au sens d’en vouloir toujours plus, toujours mieux ?
Aucun « message » (aucun « dire ») ne serait, cela par « essence », capable d’exprimer par lui-même ce qui attirerait chaque semaine cette foule bigarrée et changeante (les manifestants une semaine peuvent laisser place à d’autres la semaine suivante, à tel point qu’il est impossible d’anticiper d’une semaine à l’autre la manière dont les manifestations se dérouleront) : non pas venir essayer de « dire » mais venir s’efforcer de faire, de faire ensemble exister ce refus de cette société qui n’a rien à voir avec nos idées communes – peut être banales ou naïves – de ce que devrait être la vie sociale en démocratie.
Ainsi donc, aucune prise de parole ne peut-elle être considérée comme « supérieure » ou plus importante qu’une autre, il ne faut pas essayer de les hiérarchiser : il n’y a pas de hiérarchie puisqu’elles se complètent, se composent, se conjuguent au pluriel, pour gagner en puissance au fil de ce processus collectif non seulement d’expression(s) mais d’action(s) qui se répète plusieurs fois par semaine dans les rues de nos villes. Chacune des prises de parole appelle, d’un mouvement aux autres, à s’entendre et se comprendre, pour s’y coordonner, s’y agencer. Or un agencement désigne aussi bien un collectif, une multiplicité indénombrable. « Un » ou « des » mouvements dont il devient pratiquement impossible de tous les distinguer les uns des autres pour les dénombrer. Un phénomène de foule dont les éléments qui la composent sont eux-mêmes collectifs, sont eux-mêmes des groupes à échelle plus petite mais à dimensions sans cesse variables – idéalement, « en puissance », de plus en plus vastes...
« L’essentiel est […] que chaque mouvement se révèle capable de déchaîner des révolutions moléculaires irréversibles et de s’associer à des luttes molaires limitées ou illimitées (seule l’analyse et la critique collective peuvent en décider) sur le terrain politique, syndical, de défense des droits généraux de la communauté nationale et/ou internationale. [11] » Comme Guattari et Negri peuvent encore le dire, l’essentiel n’est pas la centralité d’un groupe, mais ce dont il se rend capable, des tout petits changements presque invisibles à l’œil nu, « moléculaires », qui, à la manière des battements d’ailes d’un papillon dans la théorie du chaos, pourraient avoir des conséquences considérables à une toute autre dimension : par exemple le déchaînement d’une tornade. De tout petits gestes qui en appelleraient tout de suite d’autres, qui s’agrègeraient tout de suite à une multiplicité de tout petits autres, et en s’articulant à une multitude d’autres mouvements réalisés eux-mêmes dans des dimensions toutes petites, celles, par (ce qui serait loin d’être le meilleur) exemple, de chaque personne (d’abord considérée séparément) et de la manière dont elle apporte sa contribution « personnelle » aux groupes qui se forment ainsi, de sorte à pouvoir produire un mouvement cette fois massif, plus que « visible » : omniprésent visuellement (en particulier sur tous les écrans télévisuels).
Ainsi, à l’exemple de l’initiative prise, par ces « gens » dont la situation politique et économique actuelle ne donne pratiquement plus les moyens de vivre, à la limite de se nourrir (il ne sont malheureusement pas du tout les seuls dans une telle situation actuellement en France : il faudrait penser aussi aux réfugiés migrants, même s’ils n’ont évidemment pas le droit de vote en France, encore moins celui de manifester...) de se retrouver tous les jours sur des ronds-points et pour qui ce tout petit changement dans les habitudes puisse rendre possible un mouvement durable à l’échelle de toute la France et qui peut même commencer à s’étendre de tous côtés au-delà de ses frontières.
Le changement provoqué est donc d’abord tout petit, pratiquement imperceptible (comme le sont pour nos yeux les molécules dont toute matière est composée) : qu’un retraité ou un sans emploi se rende, tel ou tel jour, sur un rond-point de province plutôt que de rester chez lui (devant sa TV ou sa console). Le changement est tout d’abord également minuscule pour l’individu lui-même qui agit ainsi. Mais très vite répétitions de ces petits gestes d’abord simples, leurs démultiplications et leurs répercussions collectives, la manière dont ils se combinent avec ceux des autres, peuvent porter leurs conséquences à une toute autre grandeur, du fait de leur insertion dans un mouvement comme celui des gilets jaunes, et venir mettre en évidence les contradictions qui ont celles de notre société prise dans son ensemble, ces contradictions qui y sont caractéristiques du « capitalisme » contemporain.
« Il y a peu de monades qui ne puissent se croire damnées à certains moments : quand leurs perceptions claires s’éteignent tour à tour, quand elles rentrent dans une nuit par rapport à laquelle la vie de la Tique paraît singulièrement riche. Mais vient aussi, en fonction de la liberté, le moment où une âme se reconquiert, et peut se dire avec l’étonnement d’un convalescent : "mon Dieu, qu’ai-je pu faire durant toutes ces années ?" » [12]. Et Deleuze de citer La révolte des tartares, de Thomas de Quincey : « parfois, alors que le vent faiblissait ou se calmait, toutes ces ouvertures aux formes variées dans le voile funèbre de la brume se refermaient, et pour un instant la procession toute entière disparaissait, tandis que le fracas grandissant, les clameurs, les cris et les gémissements qui montaient de myriades d’hommes furieux révélaient, dans une langue qu’on ne pouvait méconnaître, ce qui se passait derrière l’écran de nuage ».
En effet, ces soulèvements actuels, ces « tornades » qui sont déclenchées chaque semaine par les gilets jaunes et d’autres, ne sont-ils pas le reflet de mesures politiques qui s’accumulent à une fréquence trop élevée, toutes beaucoup trop « en même temps » depuis l’entrée au pouvoir de Macron, et qui, froidement ou cruellement, s’ajoutent à celles qui ne furent pas de lui, meurtrissant des zones de plus en plus étendues et diversifiées du corps social ?
Les formes de protestations actuelles formeraient ainsi un agencement qui serait moins celui de différents « messages » écrits ou parlés, que de points de vue concrets, d’une situation éprouvée par chacun, dont sa communication avec les autres ne cesserait d’élargir la vision qui lui correspond, pour augmenter les possibilités collectives d’agir. A ce propos, on pourrait encore citer ces formules diverses de la conceptualisation que Deleuze donne des monades leibniziennes :
« A la limite, donc, toutes les monades ont l’infinité des petites perceptions compossibles, mais les rapports différentiels qui vont en sélectionner certaines pour produire des perceptions claires sont propres à chacune. C’est en ce sens que chaque monade, nous l’avons vu, exprime le même monde que les autres, mais n’en a pas moins une zone d’expression claire qui lui appartient exclusivement, et qui se distingue de celle de toute autre monade : son « département […] toutes les monades expriment obscurément le monde entier, même si ce n’est pas dans le même ordre. [13] »
« Chaque monade exprime pour son compte le monde entier, indépendamment des autres et sans influx, tandis que tout corps reçoit l’impression ou l’influx des autres, et c’est l’ensemble des corps, c’est l’univers matériel qui exprime le monde […] l’expression de l’âme va du tout au particulier, c’est à dire du monde entier à une zone privilégiée, tandis que l’expression de l’univers va de partie en partie, du proche au lointain, dans la mesure où un corps correspond à la zone privilégiée de l’âme, et subit de proche en proche l’impression de tous les autres. » [14]
« c’est dans la mesure où des rapports différentiels de plus en plus nombreux, et d’ordre de plus en plus profond, déterminent une zone d’expression claire, non seulement plus vaste, mais plus ferme, chacune des perceptions conscientes qui la composent étant associée à d’autres dans le processus infini de la détermination réciproque. » [15]
« C’est parce que ma notion individuelle inclut ce que je fais en ce moment, ce que je suis en train de faire, qu’elle inclut tout ce qui m’a poussé à le faire, et tout ce qui en découlera, à l’infini. Ce privilège du présent renvoie précisément à la fonction d’inhérence dans la monade : elle n’inclut pas un prédicat sans lui donner la valeur d’un verbe, c’est à dire l’unité d’un mouvement en train de se faire […] ce qu’elle fait, elle le fait toute entière, en quoi consiste sa liberté » [16]
Dans une telle perspective, pratiquement tous les motifs de lutter devrait être « bons » (au moins pour l’instant, et parce qu’aucun ne pourrait prétendre l’être absolument ou totalement : ce n’est pas l’objectif collectif recherché), à condition qu’ils soient des réactions de résistance éprouvées et vécues concrètement, authentiques en ce sens, mais surtout effectives ou efficaces, à « l’action » politique de Macron, de son gouvernement, et évidemment de leurs prédécesseurs…
Ils expriment, en effet, tous la même chose au moins sur un point, et ce point doit pouvoir apparaître suffisant à tous ceux qui sont prêt à sortir de chez eux, pendant des jours, des semaines voire des mois pour certains d’entre eux, et qui méritent notre admiration, précisément dans la mesure où ils seraient « ceux qui ne sont rien » pour Macron dont il pourrait sembler remarquable qu’il se serait mis à essayer de les « écouter » – sans certes vraiment le faire, mais les premières mesures qu’il décide de prendre en décembre étaient supposées y apporter une « réponse » – dont elle ne se donne en réalité pas les moyens à ce stade qui dure toujours. Cela alors même qu’il avait « très bien » su faire la sourde oreille aux grèves sans violence des chemineaux, des enseignants, des personnels soignants, on ne peut, répétons-le, tous les citer ni même les dénombrer parfaitement.
La possible grossièreté d’un message explicite – celle d’un slogan aussi abrupt que « Macron dégage ! » (etc...), n’exprime-t-il pas plus profondément de manière certes expéditive, la volonté d’en finir avec une certaine façon d’exercer le pouvoir politique qui ne représente pas le peuple, pas même surtout sa supposée « majorité », à savoir d’un changement, non pas tant à la tête de l’Etat que dans l’organisation même de celui-ci ? [17] C’est ce qui s’affirme sans doute à travers la demande répétée chaque semaine du RIC, c’est-à-dire d’un procédé qui puisse rendre possible et imposer, de nouvelles bases et avec de nouveaux moyens (technologiques et autres) la concertation du peuple dans son ensemble, en regard des décisions politiques, surtout lorsque celles-ci concernent en même temps l’ensemble du corps social.
Pour faire retour à Badiou, le RIC, il ne le mentionne même pas mais se contente d’affirmer (avec une certaine force, hélas...) que ces revendications ne le concernent pas. Que dire pour lui de la démocratie ? Sans doute un idéal naïvement rousseauiste dont une organisation « communiste » (maoïste ?) n’aurait effectivement que faire ?
Ce qui est sûr, c’est que pour la génération de ceux qui auront tenté d’organiser leur réflexion sur l’événement qu’aura été Mai 68, la multiplicité d’un mouvement, ses différentes facettes qui font qu’il n’est pas organisé de manière centrale, cette caractéristique est presque plus qu’une force, une nécessité.
La question devient alors celle d’une coordination entre des groupes et mouvements qui n’ont, pour la plupart d’entre eux, pas de « centre », pas d’organe central qui prend des décisions que l’ensemble du groupe devrait par la suite appliquer rigoureusement. Autrement dit, cette question pourrait facilement devenir : comment rester libre dans un mouvement ou un groupe ? Comment faire partie d’un groupe, lui donner sa force, lui transmettre son énergie et sa vitalité, sans se soumettre aux ordres d’un organe central « du » mouvement ? Et inversement : comment un groupe peut intégrer les puissances d’agir individuelles pour devenir par lui-même une puissance d’agir supérieure, comment en prendre le plus possible, sans diminuer ses membres, sans leur enlever leur liberté, sans les réduire et se couper sa propre source vitale ? [18]
A ce genre de questions, il n’y a bien sûr pas tellement de réponse générale. Les possibilités qui sont celles que nous donne désormais internet font bien sûr partie de la réponse : reste à se donner les moyens de les utiliser efficacement (encore une chose que Badiou, qui aime pourtant à écrire des articles disponibles en ligne, paraît vouloir laisser impensé...) Cet aspect pourtant déterminant, celui d’une pensée de réseau, serait à construire de façon à ce que nos motifs différents pour lutter, organiser des actions collectives, a minima des manifestations, puisse se nourrir des initiatives qui ne viendraient pas d’elle, mais n’auraient besoin que d’entrer avec elle en convergence, de façon à réorganiser les processus de décisions politiques à différentes échelles : un réagencement de la structure du pouvoir politique. de façon à ce qu’un même « ennemi » – il ne s’agirait bien sûr d’aucune personne ou personnage déterminé, ni Macron, ni Castaner « en personne » (mais bien ce qu’ils sont malheureusement pour eux, voué à représenter dans les données qui sont celles de notre système politique actuel) et qui en tant que tels, ne font que cristalliser une colère bien plus profonde et ancienne que leur entrée dans le champ politique – mais d’une façon d’organiser le processus des décisions politiques à l’échelle de notre nation, qui serait à réformer le plus rapidement et le plus totalement possible : n’est-ce pas à une telle « révolution » que pouvait appeler notre actuel président actuel lors de sa campagne ? Peu importe puisque ce serait, au final, à lui de l’entendre, dans la mesure exacte où ce serait à lui d’en assumer la responsabilité quoi qu’il arrive : à lui, de se rendre compte et d’accepter cette « révolution démocratique » qui ferait de lui un « grand » président : à savoir celui d’une « grande » démocratie française qui aurait encore la liberté et la fierté d’affirmer sa singularité, sa nouveauté d’avec les systèmes de pouvoir qui sont ceux du reste du monde actuel, et pour pouvoir y donner l’impulsion d’un tel changement, comme l’Algérie le fait actuellement pour nous.
On peut le souhaiter, on peut le « demander », mais on peut aussi faire beaucoup mieux, et c’est ce qui se fait déjà, tous les samedi, tous les vendredi, tous les jours pour certains qui sont encore trop peu nombreux : faire pression, faire masse, le faire de multiples manières, pour exiger ensemble, peu importe nos origines et même nos motifs contemporains et leur différence pour l’exiger tels que l’exigent déjà les gilets jaunes, s’agencer au sens fort avec eux, avec ou sans gilets, mais de façon à former à nouveau ce corps immense qu’on a pu voir en plein hiver dans les rues de presque toutes nos villes. Le faire pacifiquement et massivement, « chacun pour soi tous ensemble » : que demander de plus ? Que tout le monde, tous ceux qui « chacun pour soi » veulent ce changement, viennent au même endroit (peu importerait même l’endroit en question du moment qu’on s’y retrouverait tous) à la même heure, chacun avec son idée, qu’il pourra partager avec d’autres qui n’ont pas exactement la même, pour qu’elles s’alimentent les unes les autres et entraînent cet élan positif qui serait à l’avantage de tous. Tisser nos propres liens sur ce terrain, trouver nos propres habitudes d’interagir de mieux en mieux collectivement, occuper de plus en plus d’espace, utiliser plus efficacement des durées de plus en plus longues.
Alors Badiou lui-même (tel que la fin de son article le laisse entrevoir) trouverait-il sans doute sa place et son rôle, dans cette perspective qui ne pourrait même plus ne pas être aussi la sienne.
Et c’est là, à cette place, dehors avec les autres, qu’on arrivera à résoudre le problème qu’il nous a posé : celui d’un mouvement pluriel, « transgenre » pouvait presque dire Rodrigues, qui doit gagner en efficacité, tout le temps qu’il dure et se poursuit idéalement (à la limite) sans fin, et pour cela, gagne en cohésion et en force, au sens le plus large possible de ces termes, et pratiquement à inventer pour agir ensemble et triompher.