Grenouilles, grenouilles !

, par Jean-Marcel Bermude


« Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande »
D.A.F de Sade

Pour l’ermite de Pouldreuzic

Lorsque, sur le coup de minuit, le vacarme se faisait vraiment trop insupportable, je sortais sur le balcon et, plaçant mes deux mains en cornet autour de ma bouche, hurlais à pleins poumons, en direction de l’étang : « Grenouilles, grenouilles, montrez-nous vos couilles ! ». Le coassement s’interrompait aussitôt et un lent grouillement se faisait entendre du côté de la berge, tandis que les batraciens (mâles) sautillaient maladroitement sur l’herbe humide. Peu à peu, un alignement se produisait tandis que les malheureux amphibiens s’essayaient à exhiber leurs pitoyables attributs, luisant comme des filaments au clair de lune.
Je laissais passer de longues minutes, les mains posées à la balustrade du balcon, figé dans une hautaine posture de commandement. Puis enfin, apaisé, je lançais d’un ton de paterne bienveillance : « Bon, ça va – vous pouvez y aller... », consigne aussitôt suivie par une série de « plof-plof » grotesques, avant que ne se rétablît le grand silence de la nuit.
Je regagnais alors ma chambre et tentais de me rendormir, le plus souvent en vain. Il me fallait bien alors me résoudre à rallumer la lumière et à me replonger dans Zomia ou l’art de n’être pas gouverné jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Je me réveillais généralement aux alentours de midi, bien décidé à en finir une fois pour toutes avec cette calamité – les grenouilles. Mais, une occupation en entraînant une autre, ma résolution s’étiolait au fur et à mesure que passaient les heures et la nuit tombait sans que je n’aie rien entrepris en vue de régler le problème. Je me couchais généralement vers onze heures, sachant pertinemment que je serais tiré de mon premier sommeil (le plus réparateur) par l’épouvantable vacarme, à peine une heure plus tard.

Cela faisait des années que je subissais cette situation comme une fatalité, elle était devenue l’horizon indépassable de mon existence. Ma seule consolation était alors ce don étrange qui m’était échu de faire stopper net le concert de coassements en prononçant la formule magique surgie du tréfonds de mon inconscient : « Grenouilles, grenouilles, montrez-nous vos couilles ! » – ça marchait à tous les coups, c’était magique.

Quand je dis que toute mon existence avait fini par tourner autour de cette situation tant incommodante qu’insolite, je n’exagère pas. J’avais arrêté de travailler, évidemment, incapable, je l’ai dit, de me lever avant le milieu de la journée et devant me contenter de vivoter des minables arnaques que je montais sur internet durant les quelques heures de répit qui me demeuraient, en milieu d’après-midi. Ma vie affective était tombée à un niveau à peu près égal à zéro : il m’arrivait bien encore, mais de plus en plus rarement, de trouver l’énergie d’aller draguer quelque facile éphèbe dans un bar gay ou sur un site spécialisé – mais quant à le convaincre de passer une nuit entière sous mon toit ! Les choses se déroulaient selon un rite à peu près immuable, conduisant invariablement au désastre : à peine attiré dans ma chambre, après les quelques verres de whisky japonais et le petit tour de chauffe de rigueur dans mon salon écossais, à peine avais-je commencé à effeuiller le mignon que montait déjà la rumeur coassante, crescendo puis, rapidement, assourdissante, insupportable. Tandis que je me faisais maladroit, nerveux déconcentré, le garçon se rajustant, m’interrogeait : « C’est quoi, ce bordel ? ». Il me fallait alors me lancer dans les plus pénibles et débandantes des explications avant de l’entraîner inévitablement sur le balcon, tout à fait dégrisé, et prêt à relancer l’éternelle cérémonie : « Grenouilles, grenouilles, montrez-nous vos couilles ! »...
A ce tournant de la soirée, mes amants (ou presque...) du jour réagissaient de manière très variable : certains, impressionnés par la puissance de mon verbe (Verbe ?), s’essayaient immédiatement à tester leurs propres pouvoirs sur les batraciens et se mettaient à brailler sur tous les tons : « Grenouilles, grenouilles... » – bien en vain, jamais aucun d’entre eux ne fut en mesure de faire revenir l’ombre d’une reinette (mâle) sur la berge et moins encore d’y exhiber ce qui lui tient lieu d’organes génitaux. Ce pouvoir, manifestement, n’appartenait qu’à moi et je n’en étais pas peu fier – quand bien même j’en payais, en ces circonstances, le prix le plus élevé...
D’autres, plus impressionnables et terrifiés tant par le caractère insolite de l’incident que par la sombre majesté du décor nocturne et champêtre, prenaient tout simplement la fuite, non sans, à l’occasion, pousser, à la vue du spectacle s’offrant à leurs yeux, de ces petits cris épouvantés et propres, selon moi, à nuire gravement au crédit de la désormais très honorable espèce ou compagnie gay. Ils détalaient sans demander leur reste, abandonnant dans leur fuite honteuse, qui un paquet de préservatifs extra strong, qui un épais roman de Murakami, qui un parapluie pliant en forme de gode...

J’ai plus d’une fois songé à déménager. Mais allez trouver, par les temps qui courent, une vraie maison de caractère avec colombages et terrasse courant tout autour de l’étage, entourée d’une vaste domaine arboré et donnant de plain-pied sur un étang cerclé d’une magnifique couronne de roseaux, agrémenté (last but not least) d’une étendue de centaines de nénuphars remplissant l’atmosphère, aux premières heures du printemps, de senteurs entêtantes... Le tout pour un loyer des plus modiques...

Demeure, bien sûr, l’épuisante plaie des grenouilles... Combien de fois n’ai-je pas été tenté de recourir aux grands moyens en vue de régler le problème une fois pour toutes – déversement dans l’étang d’un baril entier d’eau de javel, décharges électriques de haute intensité dans l’eau, appâts empoisonnés... sans avoir jamais le courage d’aller jusqu’au bout de mes résolutions.
Ce n’est pas tant, à vrai dire, mon indéfectible attachement à la cause animale qui m’en a dissuadé, ni l’image affreuse de ces centaines de corps inertes de grenouilles flottant à la surface de l’étang ; ni même la crainte de graves ennuis avec la Justice, la reinette étant depuis peu classée comme espèce protégée, au même titre d’ailleurs que la grenouille mouton, la grenouille rousse, la grenouille marsupiale, la grenouille mugissante, la grenouille de Darwin, la grenouille à queue des Rocheuses, la grenouille taureau, la grenouille tigre et, sauf erreur de ma part, la grenouille tomate... Non, plus j’y réfléchis et plus je dois bien m’avouer que ce qui me conduit à supporter d’un cœur finalement léger le tracas, que dis-je, le tourment, d’être arraché à mes doux rêves chaque nuit que Dieu fait, c’est l’ineffable jouissance que je tire, avec la même régularité exactement, à sortir en majesté, à demi-vêtu, hirsute, sur mon balcon et à lancer d’un ton de commandement souverain, le bras tendu vers mes bruyants sujets, l’injonction qui, dans l’instant, les réduit au silence et les contraint à s’exécuter : « Grenouilles, grenouilles, montrez-nous vos couilles ! » O plaisir insigne de se voir ainsi obéi au doigt et à l’œil ! En est-il d’autres qui s’y puissent mesurer ?! « Grenouilles, grenouilles... ! » – douce ivresse du pouvoir, délices de la sommation aussitôt suivie d’effet ! Insigne beauté de l’obéissance aveugle ! « Grenouilles, grenouilles... ! » – non, décidément, je ne m’en lasserai jamais... Vivement cette nuit, oui, qu’il vienne, qu’il vienne, le mitan de la nuit !