Horizon 2030. L’avenir d’une pandémie (1)
On commence à y voir un peu plus clair quant à la propriété prospective, pronostique de l’interminable pandémie Covid 19. Elle n’est pas pour l’essentiel une crise circonscrite au domaine sanitaire, aussi grave soit-elle à ce titre même, elle est un test à l’échelle globale, imposé aux différentes formes de gouvernement des vivants dans les sociétés du présent. Elle est un crash test non seulement pour les gouvernants et les gouvernements, mais surtout pour les types de régimes sous lesquels est placée aujourd’hui la relation entre gouvernants et gouvernés. Ce qui y est à mis à l’épreuve, c’est la gouvernementalité entendue comme l’ensemble des conditions sous lesquelles est placée cette relation.
Cet enjeu porte bien au-delà des performances qui auront été celles des différents gouvernements à l’épreuve de la pandémie, bien au-delà des questions de « gestion » de celle-ci, entendue comme crise dotée d’une formidable puissance d’ébranlement, ou bien encore de tout ce qui se subsume couramment sous le terme de gouvernance. Il s’agit d’évaluer, à l’épreuve de cet énorme accident, ce qu’il en est de la valeur des différents modes et formes de gouvernement des populations dans les sociétés contemporaines. Cette évaluation se doit d’être formulée sur un mode dynamique et c’est à ce titre qu’il s’agit de s’interroger sur ce que l’épisode (encore en cours) de la pandémie nous donne à voir ou nous laisse entrevoir de l’avenir plus ou moins rapproché de ces formes de gouvernement et des régimes de la vie politique (entendue dans son sens courant) qui s’y rattachent. C’est en ce sens que l’on parlera d’une qualité ou puissance prédictive ou pronostique de la pandémie. Il ne s’agit pas de faire de la politique fiction ou de tirer des plans sur la comète mais bien de réfléchir sur ce que cette épreuve dessine en pointillés pour la décennie à venir.
L’hypothèse qui soutient cet article est que la propriété de cet épisode est d’accélérer (voire de précipiter) et, corrélativement, de dévoiler un certain nombre de traits de ces évolutions ; de créer tout un champ de visibilité accrue de processus, mutations et changements de tableau en cours. En d’autres termes, lorsque la pandémie sera, pour l’essentiel, derrière nous (même si cette fin présente à plus d’un titre un caractère illusoire), nous y verrons beaucoup plus clair sur ce qui nous attend pour les décennies à venir ; du moins pour ce qui est des conditions générales dans lesquelles nous continuerons à être aux prises avec l’adversité – mais aussi à faire nos expériences avec la liberté (l’égalité, la communauté...) ; nous verrons beaucoup plus distinctement les plis, les lignes de pente, les topographies accidentées dans lesquelles nos énergies seront conduites à se déployer – et les obstacles qu’elles rencontreront sur leur chemin. Et il se pourrait bien que nous ayons alors à fournir un très gros effort d’imagination et à déployer une constante et vigoureuse énergie pour réformer notre entendement du présent, pour redéployer une ontologie de l’actuel qui se tienne à la hauteur, précisément, de ces nouvelles conditions.
On ne peut plus ignorer désormais que la pandémie est un phénomène « total », et pas seulement ni même essentiellement en tant qu’elle est globale, qu’elle s’est étendue sur tout le pourtour du globe comme jamais peut-être jusqu’ici un désastre sanitaire de type épidémique ne l’avait fait. Elle est « totale » en ce sens que de puissantes chaînes associatives s’établissent entre la prolifération de ce virus en particulier et une multitude d’autres facteurs : le réchauffement climatique, le délitement des régimes démocratiques, la nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine, l’effondrement du mythe de la croissance, le sous-emploi structurel, la dépression des systèmes éducatifs dans les pays du Nord global, les migrations, la déshérence de l’Etat-nation, la dite montée des populismes alimentée par la perte de légitimité des élites gouvernantes, etc.
Si, comme le disait récemment un avisé [1] chroniqueur du Monde, la pandémie se présente aux yeux de tous ceux qu’elle affecte comme davantage qu’un fléau et une épreuve – une dystopie – c’est bien précisément qu’elle présente ce caractère total qui en fait, écrit-il, « non seulement le fait majeur de l’année qui s’achève, mais aussi l’événement qui a le plus marqué la marche du monde depuis la fin de la deuxième guerre mondiale » [2].
Plutôt que des « leçons » qui se tireraient de l’épreuve de la pandémie envisagée comme examen de passage pour les gouvernants et les différents types de régimes politiques, nous serions enclins à parler d’incitations à nous projeter vers l’avenir en essayant d’imaginer des lignes de force(s) – celles, précisément qui se dégagent à la lumière de ce test. Le motif des « leçons » (très en vogue dans la pensée marxiste, notamment) a quelque chose non seulement d’un peu scolaire mais surtout de statique : comme si l’épreuve du présent gravait par avance des traits déterminés dans l’avenir. Les lignes de force au contraire dessinent des dynamiques et circonscrivent un champ de variabilité, elles incluent, davantage que les « ou bien »... « ou bien » qui abondent par exemple, dans la rhétorique prédictive enflammée d’un Trotsky (souvent pertinente, au reste), les bifurcations, les proliférations possibles dans le champ dont il s’agira de cerner les contours.
Il est vrai que lorsque dans un champ donné les tensions s’intensifient autour d’un affrontement en cours entre deux forces antagoniques, la situation générale tend à se simplifier et à se réduire à une alternative – la guerre de Chine (opposant la Chine aux Etats-Unis et à ses alliés) aura-t-elle lieu – au pas ? Mais la façon même dont la pandémie et son extension à l’échelle du globe ont bousculé toutes les prévisions et renvoyé les futurologues à leurs études montre bien que l’imprévu et l’imprévisible conservent toute leur place dans les configurations historiques présentes, en dépit des plis toujours plus distincts des affrontements qui se dessinent. Mais il ne s’agit pas que de cela : les foyers de crise susceptibles de se projeter à l’échelle globale étant innombrables, les variantes susceptibles de bouleverser les scénarios d’avenir les plus solides sont, de même, multiples – ce fut la pandémie, cela aurait pu aussi bien être, sous l’imprévisible Trump secondé par ses sinistres alliés au Moyen-Orient, un incident inopiné ou provocation soigneusement machinée qui débouche sur une conflagration régionale, voire davantage.
Pas de leçons du présent, donc, débouchant sur des scénarii d’anticipation, mais plutôt des hypothèses de travail fondées sur l’analyse du présent, tournée vers l’avenir, sur l’examen critique de données solidement enracinées dans l’expérience collective de la pandémie.
Le premier des constats qui s’imposent est notoire : des contrastes criants sautent aux yeux entre les situations aussi bien nationales que régionales lorsque l’on s’essaie à une approche géopolitique des bilans enregistrés par les gouvernements engagés dans la lutte contre la pandémie. Les pays d’Asie orientale, notamment, la Chine, Taïwan, le Vietnam, les Corées, le Japon, Singapour, font figure de modèles en comparaison de toute l’Europe occidentale, des Etats-Unis et de l’Amérique latine. Les différences en termes de bilans respectifs des pertes sont choquantes, tant sont grandes les disparités et variations d’échelle – 100 000 morts en Grande-Bretagne, 10 à Taïwan. Considérant que la première est en gros trois fois plus peuplée que la seconde, cela équivaut donc à un rapport de 30 à 100 000. Certes Taïwan est une île, ce qui facilite le contrôle de la propagation de l’épidémie – mais la Grande-Bretagne aussi...
Dans tous les cas, donc, ces écarts vertigineux (ils le demeurent même si l’on compare les performances de pays comme la Corée du Sud ou le Japon avec les pays européens) posent avec insistance la question de la relation qui s’établit entre la qualité – ou l’absence de celle-ci – du gouvernement des vivants dans tel ou tel pays ou région du monde et l’aptitude de ceux à qui revient la responsabilité de combattre la pandémie. La question qui, plus précisément, nous est posée dans ce contexte est celle de l’articulation entre la biopolitique entendue comme programme et horizon du gouvernement des populations et ce qui se présente comme le régime démocratique. En d’autres termes, c’est la valeur même du régime démocratique (valeur proclamée comme absolue et indiscutable par la doxa total-démocratique depuis la chute du régime soviétique) qui est remise en question par la médiocrité (pour ne pas dire davantage) des performances des régimes démocratiques occidentaux (le fer de lance de la croisade de l’impérialisme universaliste démocratique depuis les années 1990) face à ce défi biopolitique par excellence que représente la pandémie.
Dans les démocraties occidentales, depuis la Seconde guerre mondiale, il a toujours été implicitement admis que la qualité proprement démocratique de ces régimes et celle de la prise en charge des populations dans l’horizon d’une biopolitique toujours plus attentive et performante avaient partie liée. Etat de droit et Etat social étaient supposés y marcher d’un même pas. Des motifs comme celui de « l’égalité des chances », de la « santé pour tous » dans leur fonction légitimante même, avaient pour fonction précisément d’opérer le nouage entre l’un et l’autre.
La question est donc de savoir ce qui reste de la qualité et de la valeur du régime démocratique lorsqu’il échoue aussi massivement face à un test comme celui de la pandémie. Ceci, de surcroît, dans un contexte où, sur le versant de l’Etat de droit, les signes d’une dégradation rapide s’accumulent, avec la brutalisation de la production de l’ordre, la multiplication du recours à l’exception, la soumission croissante des élites gouvernantes aux diktats de l’économie néo-libérale. Bien sûr, dans les démocraties occidentales, les pouvoirs en place et, plus généralement, les élites ne ménageront aucun effort, dans les temps à venir, pour effacer les traces de leur faillite face à la pandémie, test en grandeur nature de la capacité de ces pouvoirs à assurer la pérennité d’une biopolitique de qualité dans ce contexte [3]. Mais qui sait lire et utiliser ses méninges sait à quoi s’en tenir sur le sujet et n’est pas nécessairement prêt à l’oublier : en 2020, la France a connu un excédent de mortalité de 9%, selon les chiffres enregistrés par l’INSEE, excédent imputable pour l’essentiel à la gabegie gouvernementale face au Covid 19. La France se dirige inéluctablement vers le cap fatidique des 100 000 morts, tout comme ses voisins proches, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne. En proportion de la population, la Belgique est en tête de ce bilan [4].
Mais ce que ces grandeurs absolues recèlent, c’est une fatale inflexion dont la pandémie a été à la fois l’accélérateur et le terrain d’expérimentation improvisé : celle qui conduit à un déplacement opéré dans le corps même du programme placé sous le signe du fameux « faire vivre, laisser mourir » tel qu’énoncé par Foucault. Dans sa formulation classique, ce programme impulsé notamment après la Seconde guerre mondiale par le développement de l’Etat social, se déploie dans un horizon inclusif et, jusqu’à un certain point, égalitaire. « Laisser mourir », dans ce contexte, ne veut pas dire « abandonner à la mort », mais, dans la prise en charge d’une population, tenir compte des phénomènes et contraintes biologiques, naturelles – on ne peut pas empêcher les vieillards de mourir à bout de forces, même si l’on ne ménagera pas les efforts pour prolonger leur existence autant que les ressources de la médecine et de l’Etat social le permettront.
Au temps du Covid 19, apparaît un nouveau geste, celui du partage terrible entre cette partie du vivant collectif que l’on s’efforcera de défendre contre l’épidémie par les moyens appropriés, et celle que l’on ne tentera pas de soigner, faute de moyens, de volonté ou de compétence permettant de le faire. Ce geste nouveau, c’est celui de l’abandon, et il est terrible dans la mesure où il brouille la frontière séparant la biopolitique dans son acception positive et la thanatopolitique : l’abandon, dans ce contexte, d’une partie de la population exposée au feu de l’ennemi viral, c’est davantage que l’effet d’une biopolitique de mauvaise qualité, c’est la montée d’une thanatopolitique light et surtout inavouable – et pas moins sinistre pour autant.
C’est un geste prospectif et prédictif qui se projette vers l’avenir et véhicule un message à peine enveloppé, adressé par les gouvernants aux gouvernés : nous n’avons plus les moyens, nous ne sommes plus dans les dispositions dans lesquelles nous assurions le care, sinon pour tous, du moins d’une manière aussi extensive que possible. Par conséquent, dans d’autres situations où nous aurons à faire face à des épreuves et des dangers majeurs, nous pratiquerons parmi les vivants des opérations de tri de même espèce que celles que nous avons pratiquées en abandonnant une partie de la population âgée à son sort dans la première phase de la pandémie [5]. Mais il ne s’agit pas ici que de circonstances exceptionnelles : en proclamant la péremption du droit d’asile à l’échelle européenne, est actualisée très explicitement cette réduction de la voilure de la biopolitique positive – qu’il soit bien entendu que dans cet avenir proche où les courants migratoires Nord-Sud (et, si une nouvelle crise surgit au Proche-Orient, Est-Ouest aussi) sont appelés à s’intensifier, les dirigeants dits « communautaires », par antiphrase, fermeront durablement et inexorablement les portes de l’Europe à cette nouvelle plèbe mondiale.
Un survol géopolitique, même rapide, de la prise en charge de la pandémie à l’échelle mondiale permet d’entrevoir la grande complexité de la relation qui s’établit entre la forme politique du gouvernement des vivants, le régime, son appareil symbolique, et les performances ou contre-performances enregistrées dans la lutte contre la pandémie. Une chose est sûre : la démocratie libérale n’a pas, c’est bien le moins que l’on puisse dire, trouvé dans cette épreuve l’occasion de démontrer sa supériorité sur les régimes relevant d’une autre matrice, quels qu’ils soient. Certaines démocraties libérales s’en sont bien tirées, mais elles sont minoritaires et il n’est pas sûr que ce soit le « facteur » démocratique qui ait été, en l’occurrence, le facteur décisif – plus déterminant, aura été, éventuellement, un facteur géographique (une île) ou culturel (un pays de tradition confucéenne plutôt que libérale anglo-saxonne, par exemple).
Il faut donc tenter de repérer d’autres lignes de partage. Certains observateurs ont avancé qu’à l’épreuve de la pandémie, l’Asie orientale, globalement et indépendamment de la nature des régimes en place, s’en tire infiniment mieux que l’Europe ou l’Amérique. C’est une ligne de fracture sur l’origine ou la généalogie de laquelle on peut s’interroger. Pour le reste, il n’est pas vrai que, comme on l’a entendu parfois, les régimes autoritaires, comme tels, s’en tirent mieux que les démocraties – Duterte, Bolsonaro, Poutine, Erdogan enregistrent de bien pauvres performances tandis que la Chine continentale est parvenue à juguler l’épidémie en quelques mois. C’est donc bien que la catégorie même d’autoritaire est, ici comme dans d’autres contextes, un flatus vocis avant tout.
Ce qu’on pourrait en revanche noter avec intérêt, c’est que dans l’ensemble, les pays dont les régimes sont issus d’une révolution récente (le XXe siècle) ou sont dirigés par des partis qui se disent communistes, enregistrent dans la lutte contre la pandémie de bonnes, voire d’impressionnantes performances : pour des raisons idéologiques, Cuba est invisible sur les écrans radars des médias occidentaux, et le Vietnam (100 millions d’habitants, 37 morts) à peine, quant à la Corée du Nord, le principe de la médiacratie occidentale est de ne pas croire un mot de ce que publie le régime – mais enfin, si l’épidémie y avait produit une hécatombe, cela passerait difficilement inaperçu. La remarquable performance de la Chine est, elle, constamment décriée au profit d’accusation ineptes et complotistes concernant les origines du virus « chinois » et les circuits de sa diffusion. Reste que le contraste est saisissant entre des pays dont les régimes se situent, toutes choses égales par ailleurs, dans la continuité d’une rupture et d’une fondation révolutionnaire et le cas de la Russie, par exemple, où une restauration et une contre-révolution en bonne et due forme, si l’on peut dire, ont eu lieu.
Il ne s’agit pas du tout de suggérer par-là que ces régimes post-révolutionnaires, éclairés par la théorie marxiste-léniniste, auraient puisé dans cet héritage les recettes miracles qui leur aurait permis de tordre le cou à la pandémie. Bien davantage, la clé de ce phénomène semble se situer du côté de la spécificité de la relation entre gouvernants et gouvernés dans ces pays. Ce que montrent bien ces exemples, c’est qu’il ne suffit pas qu’un gouvernement soit « autoritaire » et qu’il s’entende à intimider la population pour qu’il déploie une stratégie de guerre efficace contre le virus. Encore faut-il que ce dit autoritarisme soit, d’une part, suffisamment éclairé et compétent pour qu’il ne confonde pas la lutte contre le virus avec la répression, avec la lutte contre la population ; et, d’autre part, que cette dernière suive – donne son assentiment à l’ensemble des mesures d’exception adoptées par les autorités politiques, administratives, sanitaires et médicales dans le contexte de cet affrontement avec la pandémie. La verticalité de la relation entre gouvernants et gouvernés (et moins encore la brutalité du pouvoir) n’expliquent pas tout – demeure encore et toujours la question de la légitimité de l’autorité en place et de la façon dont celle-ci ouvre la voie à l’acceptation de mesures rigoureuses voire draconiennes. Ce n’est pas le talon de fer du PCC ou du PCV sur la nuque des gens qui a fait que ça a marché en Chine et au Vietnam, c’est bien avant tout parce que la population s’est pliée au régime d’exception (et, un pas plus loin, l’a en quelque sorte fait sien), que la pandémie n’est pas devenue incontrôlable comme dans nos démocraties.
Cette donnée même n’est nullement incompatible avec le fait que, sur d’autres questions, comme celles des libertés publiques dans des domaines déliés des enjeux biopolitiques, les dispositions de la population à l’endroit des gouvernants puissent être infiniment plus critiques. Il n’est pas incompatible non plus avec, par exemple, la persistance à Wuhan et sans doute plus largement en Chine, d’un véritable culte civique et populaire voué à la mémoire du médecin lanceur d’alerte Li Wenliang que les autorités locales sanctionnèrent pour la simple raison qu’il avait pris sur lui de lancer l’alerte alors qu’elles persistaient dans le déni de la flambée de l’épidémie – et qui, peu après, mourut du Covid 19. Mais ce qui ici fait toute la différence, en termes de gouvernementalité, avec d’autres situations et notamment celles qui ont prévalu et continuent de prévaloir avec toujours plus d’insistance dans les démocraties occidentales, c’est ceci : dans ces pays asiatiques et « socialistes », les populations n’ont pas rechigné devant la mise en œuvre d’un état d’exception sanitaire, ceci pas seulement parce que les formes disciplinaires de la vie collective y sont plus rigides que dans les démocraties occidentales (une question de « culture politique » pour le dire en termes convenus), mais aussi parce qu’elles y ont identifié un élément rationnel et salutaire.
Les populations de ces pays ont validé par leurs conduites l’état d’exception sanitaire, elles ne s’y sont pas pliées comme elles le font souvent, bon gré mal gré, et en tentant de contourner les interdits et les injonctions, comme lorsqu’elles se voient privées de l’accès à tel média étranger, livre ou film interdit, etc. Dans les conditions de la pandémie, le « collectivisme », souvent décrié en Occident comme fabrique de troupeaux humains, a permis que les populations réagissent au défi lancé par le virus comme collectivités plutôt que comme société en miettes. Cette expérience expose en pleine lumière la faiblesse extrême de l’approche néo-orwellienne de ces sociétés qui prospère aujourd’hui en Occident où, par contraste, la confusion perpétuelle entre chacun-pour-soi (et sauve-qui-peut) individualiste et défense des libertés a constamment sapé toute stratégie cohérente d’affrontement de l’épidémie. La notion de « liberté individuelle », par exemple, est particulièrement mal venue comme argument d’opposition à des mesures de restriction des déplacements, de fermeture de lieu, etc. En effet, cette logique fait de chacun une pure et simple monade, fermée sur elle-même – ignorant ainsi la responsabilité que chacun a à l’égard des autres. Des manifestants anti-masque, en Allemagne, ont même défendu un « droit à être contaminé » – ignorant du coup le « droit » qui devrait lui être symétrique, celui de ne pas être contaminé, de ne pas être mis en danger par certains comportements [6].
Mais il ne s’agit pas seulement de cette sorte de « revanche » inattendue que les régimes « socialistes » réputés disciplinaires et autoritaires et décriés comme appartenant à une époque révolue prennent sur les démocraties individualistes – à l’épreuve de la pandémie. D’une façon générale (et c’est ici que s’éclaire le contraste entre Europe et Asie orientale), les pays où la guerre au virus a pu être conduite avec efficacité sont ceux où la relation entre l’autorité publique et politique et les gouvernés n’est pas dégradée au point que la population n’accorde qu’un très faible crédit à des dispositions adoptées par les gouvernants au nom du bien commun et de l’intérêt public – et prenant la forme d’injonctions, de mesures contraignantes.
Dans les démocraties occidentales, le motif de l’obéissance est totalement discrédité dans la sphère des relations entre gouvernants et gouvernés ; ceci pour la bonne et simple raison que les gens ne pensent plus, dans leur ensemble, que les gouvernants soient suffisamment « sages » et rationnels pour agir effectivement dans le sens de l’intérêt commun et donc pour qu’on doive leur accorder un crédit quelconque, tout particulièrement lorsqu’ils adoptent des mesures contraignantes.
L’obéissance n’est vue que sur son versant négatif, du côté des restrictions de la liberté d’agir de l’individu, de la soumission, de la bêtise des disciplines – ce qui est souvent vrai, lorsque l’on a à faire à ces néo-Républicains pathétiques qui rêvent de restaurer l’Ecole-caserne – entre autres. Mais face à un phénomène comme la pandémie, c’est l’autre côté de la médaille qui se découvre : quand le lien entre confiance et obéissance est défait, dans le contexte général des relations entre gouvernants et gouvernés, cela donne ces scènes qu’on dirait tout droit sorties de La traversée de Paris [7] : celles où l’on voit des bistrotiers « rebelles » et âpres au gain tenir table ouverte midi et soir, à l’abri derrière les rideaux de fer baissés, au mépris des mesures sanitaires en vigueur... Et quand l’autorité publique menace de sévir, la sanction envisagée contre les contrevenants consiste à leur... supprimer l’allocation de solidarité versée au petit commerce pénalisé par la crise sanitaire !
Kant a dit de belles choses sur la relation qui s’établit, dans une société ayant rompu les amarres avec les formes de subalternité en vigueur sous l’Ancien Régime : raisonnez tant que vous voulez, faites tout l’usage public de votre raison qu’il vous conviendra, mais obéissez quand il le faut, faute de quoi il ne saurait être de société civile placée sous le signe de l’état de majorité. Dans un tel contexte, l’obéissance est le consentement rationnel accordé par des gouvernés à des décisions et des directives prises et émises par des gouvernés dont ils reconnaissent non seulement l’autorité mais aussi la qualité d’agents rationnels face aux défis du présent. Dans les pays où la pandémie a été stoppée, on ne dira pas que les gouvernés étaient appelés à reconnaître cette qualité en général et pour les temps et les temps aux gouvernants mais dans cette séquence et face au défi que représente la pandémie. L’obéissance consiste ici pour les sujets humains, à l’échelle individuelle et collective, à être suffisamment convaincus du bien-fondé des mesures d’exception adoptées par les gouvernants pour qu’ils ne se contentent pas de s’y plier mais se les approprient et s’en fassent eux-mêmes les agents. C’est la raison pour laquelle, à Taïwan, les infracteurs aux quarantaines sont non seulement frappés par les autorités de lourdes amendes, même pour des infractions bénignes, mais ne sont pas du tout perçus, par les gens ordinaires, des rebelles courageux mais comme de dangereux irresponsables. Un problème, disons, dans un langage un peu convenu, de niveau de conscience sanitaire, à l’échelle d’une population.
Rien de plus funeste que cette sorte de cercle vicieux qui s’est formé, dans des pays comme la France, à la faveur de l’incurie manifestée par les gouvernants dans la lutte contre la pandémie, entre des contre-conduites face aux dispositifs destinés à endiguer celle-ci, des demi-mesures brouillonnes, certes, pour la plupart, (mais quand même moins désastreuses que pas de mesures du tout), et la lutte sociale en général, ou la colère de ceux d’en bas contre les élites de pouvoir. A la faveur de la confusion produite par les incohérences de la stratégie sanitaire gouvernementale, bien des gens en sont venus à considérer qu’il leur fallait résister aux mesures destinées à endiguer l’épidémie, incluant les dispositifs d’exception qui en sont la trame inévitable au même titre exactement que, disons, les Gilets jaunes résistaient à l’augmentation du prix des carburants, et les salariés à la prétendue « réforme des retraites ».
Confusion totalement désastreuse, dans la mesure même où entrer dans ces contre-conduites consistant à résister aux dispositifs d’exception sanitaire, même approximatifs (le couvre-feu, le bannissement de certains types de rassemblements de sociabilité ou convivalité, pour ne pas parler des tests et de la vaccination), cela revient distinctement à apporter sa contribution active à l’installation de la pandémie dans la durée – or, celle-ci ne contribue pas seulement à affaiblir les performances économiques, elle tue, notamment les plus fragiles, elle produit de la dépression en masse, elle met à mal le lien social, elle détruit, avec l’emploi, le terreau de la vie commune. Le slogan opportuniste et capitulard « Apprendre à vivre avec le virus » est nihiliste, il signe un pacte avec la mort, car il repose sur l’acceptation de l’abandon des plus exposés à la mort. Ceux-celles qui sont prêts à « échanger » un desserrement des contraintes sanitaires qui leur permettrait, enfin, de retrouver les terrasses des bistrots et les petites teufs du samedi soir contre un supplément de mortalité durable parmi les catégories les plus âgées et les plus fragiles de la population ont perdu leur humanité à l’épreuve de la pandémie. On peine à imaginer ce qu’il en serait à l’épreuve d’une calamité plus dévastatrice encore.
On a vu prospérer en Europe occidentale, tout particulièrement en France, un pitoyable subjectivisme de la pandémie – les gens « n’en peuvent plus » de la pandémie, ce qui conduit certains d’entre eux, notamment parmi les plus jeunes, ceux qui disposent d’une puissance vitale encore inentamée, à adopter des conduites magiques : « ras-le-bol de la pandémie » – et donc faisons comme si elle n’était pas là, comme si les consignes et les dispositifs sanitaires n’avaient été inventés par ceux qui nous gouvernent que pour nous empêcher de vivre, soyons résolument rebelles à l’ordre et aux disciplines sanitaires !
Ce n’est pas pour rien que ce révisionnisme sanitaire, plus ou moins épidermique ou théorisé (quand il est relayé par le discours conspirationniste) prolifère résolument sur un mode transversal – de l’ultra-gauche à l’ultra-droite. Il prospère tout simplement, en l’absence d’un peuple, la notion de peuple étant entendue ici tout simplement comme celle d’une entité humaine capable de faire face collectivement, à une épreuve – de se tenir, collectivement, à la hauteur de celle-ci – de former une communauté de l’épreuve. Ce qui fait que certains pays ont su repousser la pandémie ou la contenir, ce n’est pas seulement que la société y était moins rétive aux disciplines que dans les démocraties occidentales ; c’est aussi que s’y est formé quelque chose comme un peuple de l’épidémie animé d’une volonté commune de ne pas se laisser déborder et infecter durablement par le fléau.
La pandémie est, dans les démocraties occidentales, une épreuve de vérité en ce qu’elle y expose en pleine lumière le manque de/du peuple. Il n’y a plus, sous ces latitudes, que de la population et qui, face au danger vital, réagit en ordre dispersé. C’est exactement une démocratie à la Platon, avec tous les travers incriminés par celui-ci : chacun vaque à ses occupations, se prend pour le centre du monde, varie dans ses conduites au fil de ses humeurs. La démocratie du moi-moi-moi.
Face à une menace vitale, cette espèce de démocratie-là est frappée d’impuissance, saisie par le désarroi et elle s’enfonce dans la dépression collective parce qu’elle se fonde sur une approche déficiente (Nietzsche dirait décadente) de la liberté – une notion rabougrie de la liberté, une toute petite liberté individualiste, égotique et immunitaire.
Dans une configuration comme celle de la pandémie (mais, plus généralement, d’une épreuve majeure à laquelle se trouve exposée une collectivité humaine), l’idée selon laquelle le motif de la liberté se déclinerait plus que jamais à l’échelle individuelle (la vache sacrée des « libertés individuelles ») est tout à la fois une aberration philosophique, morale et politique, et, pour ce qui concerne ses effets pratiques, sur le terrain, une posture nihiliste. A cette approche individualiste et isoliste de la liberté (qui, ce n’est pas tout à fait un hasard, n’ose plus guère que se décliner ici que débitée en tranches fines – « les libertés »), il convient d’opposer cette notion de la liberté redéployée et réagencée qui s’attache à la vie de la collectivité – ce qui suppose que celle-ci se manifeste à l’état pratique, soit éprouvée comme portée par un destin commun ; et donc, dans une perspective dynamique, celle d’une communauté capable, face à l’épreuve, de se projeter vers son avenir, envers et contre tout, par opposition à ce présentisme tétanisé qui est le lot de tous ceux qui s’attachent à effacer compulsivement l’épidémie sur l’ardoise magique du présent. Nul besoin de faire entendre les accents d’une philosophie de l’Histoire-majuscule à la Hegel ou à la Fichte pour placer, dans ce contexte, l’accent sur la nécessité de faire revenir la notion de peuple dans l’analyse des défis agencés autour de la lutte contre la pandémie.
Le stade terminal de l’égotisme « libertarien » qui ne tolère pas que la circulation du virus nous interdise de vaquer à nos occupations ordinaires et porte atteinte à notre « liberté d’entreprendre » – c’est ce que l’on a vu prospérer dans toutes ces parties des Etats-Unis qui en sont le ventre (et le cerveau) mou, voué au suprémacisme blanc et au culte des armes – un « même pas peur ! » (comme si le virus se chassait à coups de gunshots) dont le trop prévisible débouché a été l’hécatombe virale à laquelle on a assisté au cours de la dernière année de l’ère trumpienne. En France, sans être allé jusqu’à ces excès, on a vu et on voit toujours plus prospérer tout un discours gâteux des « libertés » qui, au fond, relève de la même matrice que celle qui a nourri le naufrage sanitaire aux Etats-Unis. Plus la pandémie s’installe dans la durée et plus on assiste à la prolifération de toute sortes de micro-fascismes anti-sanitaires, comme au Danemark avec ces hordes noires (Men in Black, le noir, ici, comme couleur du fascisme [8]) qui défient la police dans les rues des grandes villes du pays. « La liberté » devient le fétiche de toute une poussière d’humanité en proie, face à la pandémie, au nihilisme antisanitaire, au complotisme, au négationnisme. En France, sans oser se lancer ouvertement dans une agitation de ce type, les suppôts de Marine et tout ce qui grouille dans le marigot de l’extrême et l’ultra droite(s) soutient cette agitation en sous-main. Là aussi, il se pourrait bien que ces proliférations micro-fascistes attisées par le contexte pandémique soient dotées d’une « qualité » prédictive – qu’elles dessinent, avec d’autres intensités mortifères (le fascisme policier, le tour carcéral de la nouvelle police des mœurs, le délire islamophobique, l’obscurantisme « républicain »...), les lignes de force d’un fascisme qui vient.
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Dans les démocraties modernes, le peuple supposé souverain est, au demeurant et d’une manière tant soit peu paradoxale, accoutumé à ce que les vraies questions de souveraineté ne se tiennent pas à sa portée et soient remises entre les mains de l’Etat et des élites gouvernantes. Il n’est pas bien difficile d’en faire la démonstration : de Gaulle ne s’est pas particulièrement soucié de l’assentiment populaire pour faire de la France une puissance militaire nucléaire ; il en fut de même pour le développement d’un réseau dense de centrales nucléaires, des interventions militaires et autres micro-guerres dans laquelle les gouvernants successifs de la Ve République se sont trouvés engagés jusqu’à l’opération Barkane dans le Sahel, telle qu’elle s’achemine vers sa fin calamiteuse aujourd’hui même ; ceci sans oublier l’adoption de la Constitution européenne qui donna lieu à une mascarade de consultation (en deux temps) du peuple supposé souverain, assez mémorable.
L’existence de ce domaine réservé de la souveraineté étatique résolument placé au- dessus des (ou, si l’on préfère, immunisé contre les) procédures démocratiques en vigueur dans d’autres domaines (notamment le renouvellement des élites de gouvernement) ne choque pas particulièrement les gens ordinaires, tant elle fait partie du paysage dans les démocraties modernes. Le statut de puissance nucléaire de la France n’a jamais été l’enjeu de débats ou de contestations vifs et massifs, pas davantage, d’ailleurs, que le fait accompli, infiniment douteux du point de vue du droit international, qui a abouti à l’établissement de la souveraineté française sur l’île de Mayotte, dans l’Océan indien.
Il serait peut-être temps de réfléchir à ce partage, à la lumière de la pandémie : un partage structurel entre ce qui est soumis au régime de l’assentiment populaire et ce qui y est soustrait, et que le régime démocratique moderne a établi sur un mode ambigu dans ses fondements même, avec cette notion d’un domaine réservé de la souveraineté, ceci toujours au nom d’intérêts déclarés comme vitaux, de menaces perçues comme vitales. Ce partage entre ce qui est soumis à la délibération et au suffrage populaire et ce qui y est soustrait est bien inscrit dans les gènes des systèmes démocratiques modernes, ce qui souligne le caractère de fiction requise et utile de la notion même de souveraineté populaire.
A l’évidence, et c’est sur le chemin de ce constat que nous met la pandémie, nous vivons désormais dans un monde peuplé de menaces vitales d’un type tout différent de celles qui ont pu être énoncées et rendues opératoires aux XIXème et XXème siècle, dans une époque où, pour le dire vite, prévalait la figure de l’Etat-nation et où l’inconditionnel énoncé par les élites gouvernantes et promu par la puissance étatique faisait constamment référence à l’intégrité (la défense) de la nation. L’inconditionnel, c’est ce qui s’énonce et s’impose dans l’horizon de la promotion des intérêts vitaux et de la défense face aux menaces vitales. Ce qui est constamment soustrait au consentement populaire, c’est ce qui fait référence à l’inconditionnel et il y a toujours une ligne d’horizon de l’inconditionnel dans la vie des pouvoirs modernes, démocraties comprises, donc.
Ce qui, à l’âge de la souveraineté indexée sur le destin des Etats-nations, s’inscrit sur cette ligne d’horizon, c’est l’existence supposée d’un ou de plusieurs ennemis représentant une menace vitale pour la collectivité et l’Etat. C’est encore sous le régime de cet argument que se place la décision gaullienne de doter la France de l’arme nucléaire afin d’assurer envers et contre tout son indépendance et garantir sa souveraineté dans un monde alors dominé par l’affrontement des deux superpuissances.
Il ne s’agit pas de dire que cette figure est désormais historiquement révolue, elle ne l’est sans doute pas, du fait notamment du développement inégal des histoires particulières se développant sous le signe de l’Etat-nation ; mais disons qu’elle n’est plus à proprement parler épocale, qu’elle n’est plus ce qui définit l’époque, comme elle l’était encore, pour un de Gaulle, au temps de la Guerre froide [9]. Ce qui fait époque, désormais (et c’est ici que la pandémie Covid 19 est elle-même epoch-making), c’est le caractère vital des menaces environnementales – le réchauffement climatique et toutes les conséquences induites, les megafires, les pandémies d’un type nouveau, les migrations nord-sud, etc. Cette figure métamorphosée d’une « guerre » aux fronts multiples, contre un ennemi sans visage [10].
Il faut s’arrêter ici sur la relation qui s’établit entre ce qui définit les conditions d’une époque et la façon dont, de celle-ci, émanent des « directives », soustraites aux procédures de la délibération enchaînant sur la prise de décision collective et supposément populaire. A l’âge des Etats-nations, on ne consulte pas les citoyens avant d’entrer en guerre contre un voisin-ennemi, entre autres choses. Il existe toute une part des décisions qui située en dehors (ou hors d’atteinte de) la sphère démocratique, celle dans laquelle s’exerce sans médiations la souveraineté de l’Etat. Il ne s’agit pas de dire que ce partage n’est pas litigieux, il l’est assurément – on peut, en août 1914, ne pas répondre à l’ordre de mobilisation générale, passer en Suisse ou en Espagne plutôt que partir sur le front, une infime minorité l’a fait.
On peut considérer le choix opéré par de Gaulle de faire de la France une puissance nucléaire comme une aberration politique, certains l’ont dit, on peut continuer à le penser aujourd’hui, plus que jamais, à l’encontre de ceux pour qui la force de frappe française est devenue une sorte de fait de nature. Mais l’existence toujours possible de ce litige autour des décisions soustraites aux procédures démocratiques n’enlève rien au fait que cette sphère existe, a toujours existé dans les sociétés modernes – sous la forme de la persistance de tout un domaine de l’inconditionnel ou du catégorique – au sens où les choix, décisions, commandements qui en découlent ou s’y rapportent requièrent de la part des acteurs sociaux entendus ici comme sujets de l’Etat une obéissance inconditionnelle et catégorique.
L’inconditionnel et le catégorique, en ce sens, c’est ce dont on peut à la rigueur discuter (pas toujours) mais sur quoi, en tant que citoyen ou sujet social, on n’a pas de prise réelle, on ne peut ni l’infléchir ni le changer ; ceci pas seulement parce que ce serait le domaine régalien de l’Etat, mais surtout dans la mesure où cela découlerait du propre de l’époque, de ce qui en énonce le principe et la singularité – à l’âge des Etats-nations, donc, ce serait, selon les élites de pouvoir, le fait qu’on a des ennemis qui sont d’autres Etats-nations et qui représentent pour nous une menace vitale d’intensité variable. L’inconditionnel et le catégorique (avec, derrière ces deux termes, l’impératif) font référence à ce qui est perçu, à tort ou à raison, comme le trait le plus substantiel de l’époque. Sur ce point, bien sûr, les gouvernants, en tant qu’ils sont dans cette position ambiguë, double, qui fait d’eux à la fois les tributaires des procédures démocratiques (ils peuvent perdre les élections, ne pas être reconduits) et les agents de l’inconditionnel, branchés sur le noyau dur de la souveraineté soustrait aux procédures démocratiques, les élites gouvernantes peuvent errer, circonstantiellement ou durablement [11].
On peut penser raisonnablement que la grande idée gaullienne consistant à faire reposer l’indépendance et le maintien du statut de grande puissance de la France sur la force de frappe est un fantasme passéiste, une idée d’homme du XIXème siècle grandi dans le tourbillon de l’affrontement des Etats-nations. La force de frappe, à l’usage, est plutôt ce boulet que l’ex-puissance impériale et coloniale traîne derrière elle, ceci sans que son statut de membre du club nucléaire mondial ne ralentisse le moins du monde son déclin au rang d’une puissance secondaire.
En tant donc qu’ils sont les agents de l’inconditionnel dans l’époque de la souveraineté des Etats-nations, les gouvernants des démocraties sont tout sauf immunisés contre la critique. La façon dont ils ont mis en musique le motif de la souveraineté elle-même immunisée contre les procédures démocratiques, tout au long du XXème siècle, a de façon répétée, conduit à des désastres. On pourrait dire ici que les dirigeants des pays fascistes ou totalitaires ne font qu’hypertrophier la sphère de l’inconditionnel, sans que cela constitue une rupture distincte avec le régime sous lequel celui-ci est placé dans les démocraties libérales – le nationalisme que ces régimes chauffent à blanc et qui est le terreau de la généralisation de l’Etat d’exception, est une version « totale », terminale, saturée de ces nationalismes qui ont prospéré sous les régimes démocratiques.
Nous ne sommes pas très portés, en général, à reconnaître l’existence d’une sphère de l’inconditionnel et à nous interroger sur celle-ci ; c’est que celle-ci s’est trouvée au XXème siècle davantage associée à une Histoire ou une historicité en forme de sabbat des sorcières qu’à la figure du progrès de la civilisation humaine – un héritage peu compatible avec la vision d’un présent placé avant tout sous le signe du paradigme démocratique. Mais ce n’est certainement pas là une raison suffisante pour que nous écartions ce motif d’un revers de main : au contraire, alors que le changement d’époque s’impose de manière toujours plus évidente, la question de l’inconditionnel et du catégorique vient, avec lui, frapper à notre porte à coups redoublés.
Et puis, l’inconditionnel ne vient jamais seul : il est, par définition, ce qui brosse à contrepoil les sensibilités « démocratiques » dans leur version la plus courante, pour ne pas dire la plus courte, en faisant revenir au premier plan, comme on le voit à l’épreuve de la pandémie, la question de l’obéissance non pas aveugle mais éclairée ; mais, aussi bien, l’idée, disons, du dogme : dans toute époque, il est des vérités et des principes inscrits sur la ligne d’horizon des conditions vitales (et des menaces qui en sont le revers) qui, à défaut d’être, à proprement parler, indiscutables (on peut discuter et bavarder de tout...) doivent ou devraient, dans les domaines pratiques, être placés sous le signe de l’inconditionnel et du catégorique – on ne va pas organiser des référendums autour de la question de savoir si la réduction de la circulation automobile dans les grandes villes est une condition non négociable pour que l’air y redevienne respirable – le premier acte de la pandémie nous a, en France et ailleurs, définitivement instruits sur ce point. On voit bien à cet exemple, comme on le verrait sur bien d’autres, que lorsqu’on touche aux conditions d’époque, la parlote ou la parlerie démocratique s’apparente à ce qu’en dit Platon – une rumeur incompatible avec le bon gouvernement.
à suivre...